Ça ne s’invente pas (car c’est déjà inventé)

Erin McKean suit de très près l’évolution de la langue anglaise. Elle a exposé ses positions lexicographiques dans le cadre d’une conférence présentée par TED; l’Oreille tendue en a parlé ici. Elle dirige un dictionnaire en ligne, Wordnik. Et elle publie des livres.

Aftercrimes, Geoslavery, and Thermogeddon (2011) recense et définit quelques dizaines de néologismes (en anglais), beaucoup venus du monde des sciences. Des exemples ?

«Displace fallacy» : l’idée fausse selon laquelle une nouvelle technologie (le livrel) remplace les anciennes (le livre).

«E-mail apnea» : le fait de ne (presque) plus respirer (temporairement) quand on est absorbé par ses courriels. (On doit l’expression à Linda Stone.)

«Thanatourism» : forme de tourisme à destination de lieux associés à la souffrance et à la mort, particulièrement à la mort violente.

C’est réjouissant d’inventivité.

 

[Complément du 22 octobre 2011]

On peut facilement imaginer le plaisir qu’aurait Erin McKean devant tel mot-valise d’un tweet publié hier par @dancohen, qui l’emprunte lui-même à @ncschistory : «“Scannabago” [Scan / Numérisation + Winnebago / Autocaravane] = mobile scanning unit to digitize local materials.»

 

[Complément du 30 janvier 2012]

Au lieu de thanatourism, on peut aussi dire dark tourism. L’expression est chez Julien Blanc-Gras dans Touriste (2011, p. 43). On y découvre également le tourisme chez les pauvres, le poorism (p. 115).

 

[Complément du 26 juin 2012]

La Libre Belgique, elle, parle de nécrotourisme.

 

[Complément du 31 juillet 2013]

Une catastrophe ferroviaire fait 45 morts à Lac Mégantic. Quelques semaines plus tard, @rdimatin parle du «tourisme de catastrophe» qui se pratique dans cette petite ville du Québec.

 

[Complément du 31 décembre 2015]

Dans la neuvième livraison de l’émission The New Yorker Radio Hour, datée du 18 décembre 2015, David Remnick évoque le «crisis tourism».

 

Références

Blanc-Gras, Julien, Touriste, Vauvert, Au diable vauvert, 2011, 259 p.

McKean, Erin, Aftercrimes, Geoslavery, and Thermogeddon. Thought-Provoking Words from a Lexicographer’s Notebook, New York, TED Conferences, LLC, 2011. Édition numérique.

C’est mathématique

Chloé Delaume, la Cri du sablier, éd. de 2003, couverture

On peut choisir un facteur de deux : «La peur en soi n’est rien, dit-il, c’est la peur d’avoir peur qu’il faut éviter. C’est cette peur au carré […] qui vous anéantirait» (Jean Echenoz, cité dans le Petit Robert, édition numérique de 2010).

On peut choisir un facteur de trois : «Poche au cube» (la Presse, 5 avril 2007, cahier Arts et spectacles, p. 9).

On peut faire encore plus fort : «On me traita bestiole sibylle au polygone» (le Cri du sablier, p. 12).

Des chiffres et des lettres, bref.

 

Référence

Delaume, Chloé, le Cri du sablier, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 3914, 2003, 126 p. Édition originale : 2001.

Chronique de saison

Il commence à faire frisquet de ce côté de l’Atlantique. La preuve ? Le tweet suivant, de Mahigan Lepage, le 16 septembre : «allumer le calorifère (oui, le calorifère) pour la 1ère fois de la saison, entendre crépiter la poussière, sentir griller les mouches mortes».

«Calorifère», donc. En l’occurrence : au Québec, un radiateur, qu’il soit électrique ou à eau chaude. Selon le Petit Robert (édition numérique de 2010), le mot est «vieux» pour désigner un «Appareil de chauffage». On ne dit rien de son usage régional.

On ne dit rien non plus de son usage chez Simenon dans l’Affaire Saint-Fiacre : «Il ne gaspillait pas les bûches, mais se contentait d’un réchaud à pétrole, qu’il plaçait tout près de lui, pour suppléer au calorifère… disait Maurice de Saint-Fiacre» (p. 103-104).

Le mot est utilisé depuis longtemps en Amérique septentrionale. Deux exemples des années 1920.

Le premier vient des 2000 mots bilingues par l’image de notre ami l’abbé Blanchard. La légende de l’illustration numéro 13 de la page 23 est la suivante : «Calorifère, serpentin. Coil, radiator

 

Abbé Étienne Blanchard, 2000 mots bilingues par l’image, éd. de 1920, p. 23, «Serrurerie, quincaillerie, etc.»

Le second est tiré de la Beauté du verbe (Entretiens sur la langue française au Canada) d’Alfred DeCelles fils. Il s’agit alors d’expliquer une apocope mâtinée de prononciation anglaise : «Caille ou coil (calorifère). Souventes fois on intercale ce mot dans des phrases de ce genre : “Faut qu’j’aille voir à ma caille, voir si ya d’lair dedans !”» (p. 31). Le mot serait féminin; l’Oreille tendue s’étonne un brin, qui ne connaît «caille» et «calorifère» qu’au masculin.

C’est ça ou une petite laine.

P.-S. — On trouve aussi le mot dans Filles du calvaire (2011) d’Annie Rioux : «Ça fait trop longtemps, c’était à la période glaciaire où on apprenait encore à nous réchauffer les mains sur les calorifères de nos rêves.»

 

[Complément du 22 mars 2012]

En janvier 1938, rapporte l’ouvrage le Diable en ville (2012, p. 105 n. 70), le Monument-National de Montréal présente un spectacle signé Henry Deyglun. Son titre ? Il fait froid, Qu’alors y faire !

 

[Complément du 27 juin 2014]

Le Devoir du jour offre un rare exemple d’emploi adjectival : «calorifère titre de l’album du groupe ad hoc Black Dub» (p. B4).

 

[Complément du 6 août 2018]

Fidèle à ses habitudes, Jules Verne voir plus grand que tout le monde : «Ce Gulf-Stream est un vaste calorifère qui permet aux côtes d’Europe de se parer d’une éternelle verdure» (Vingt mille lieues sous les mers, p. 399).

 

[Complément du 3 février 2021]

Selon un outil très précieux (À la recherche du temps perdu – Texte intégral), Marcel Proust utilise sept fois calorifère dans la Recherche, trois fois sous la forme calorifère à eau.

 

[Complément du 15 mai 2022]

Nouvel exemple adjectival, mais romanesque celui-là, chez Alex Viens : «L’enfant rejoint prudemment son père. Il écrase sa cigarette avant de cueillir sa fille avec ses mains calorifères» (les Pénitences, p. 127).

 

Références

Blanchard, abbé Étienne, 2000 mots bilingues par l’image, Montréal, L’Imprimerie des marchands limitée, 1920, 112 p. Ill.

DeCelles fils, Alfred, la Beauté du verbe (Entretiens sur la langue française au Canada), Ottawa, Imprimerie Beauregard, 1927, 58 p.

Lacasse, Germain, Johanne Massé et Bethsabée Poirier, le Diable en ville. Alexandre Silvio et l’émergence de la modernité populaire au Québec, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2012, 299 p. Ill.

Rioux, Annie, Filles du calvaire, Saint-Cyr sur Loire, publie.net, coll. «Décentrements», 2011. Édition numérique.

Simenon, Georges, l’Affaire Saint-Fiacre, Paris, Librairie générale française, coll. «Le Livre de poche», 14293, 2003, 186 p. Édition originale : 1932.

Verne, Jules, Vingt mille lieues sous les mers, Paris, J. Hetzel et cie, 1871, 436 p. Illustré de 111 dessins par de Neuville.

Viens, Alex, les Pénitences. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2022, 128 p.

Neuvième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Pléonasme

Définition

«Répétition non nécessaire d’un élément de sens déjà contenu dans les mots précédents, soit intentionnellement, pour renforcer l’expression (“Je l’ai vu, de mes yeux vu !”), soit par inadvertance ou ignorance. Dans le second cas, le pléonasme est considéré comme une faute à proscrire; la tradition classique française lui a d’ailleurs fait une chasse parfois forcenée» (Dictionnaire des termes littéraires, p. 369).

Exemples

Presse. «Télérama signale cette semaine l’édition d’un Micro-guide, document édité par Radio France à l’usage de ses journalistes et destiné à signaler les “euphémismes, approximations, lieux communs, fautes de français, mauvaises liaisons, pléonasmes, facilités de langage” dont ils émaillent leurs interventions. Les quatre auteurs, nous dit-on, “ont fait du tri sélectif dans le grand flux de l’expression orale”. Apparemment, Télérama, pour sa part, ne traque pas encore le pléonasme» (Notules, n° 294, 11 février 2007).

Radio. «Thúy, Janovjak et leur correspondance épistolaire» (site de Radio-Canada, 7 septembre 2011).

«Thúy, Janovjak et leur correspondance épistolaire», site de Radio-Canada, 7 septembre 2011

 

Risques liés à son utilisation

«J’ai vu que l’orateur allait être froid et ennuyeux, qu’il parlerait par catachrèse, sans métaphore et avec pléonasme, que son texte était mal pris et son épigraphe impropre, que chaque membre serait uniforme, sans grâce et dénué de ce sel et de ces nuances si nécessaires à l’âme du discours et si recommandées par Cicéron; que d’ailleurs la matière, assez sèche par elle-même, était totalement étrangère à mon existence et au genre d’art que je cultive. Moyennant quoi, j’ai congédié l’orateur» (Sade, lettre à sa femme, 17 septembre 1780, p. 176).

 

[Complément du 19 décembre 2015]

L’adjectif construit à partir de pléonasme est pléonastique. Exemple, chez Jean-Philippe Toussaint, dans Football (2015) : «J’ai connu des stades combles et des cafés déserts. J’ai vu des matchs dans des bouis-bouis à nouilles aux murs décorés de photos pléonastiques des plats qu’on mange […]» (p. 65).

 

[Complément du 17 novembre 2018]

Description d’une bagarre de rue dans Tout savoir sur Juliette (2018), le roman que vient de publier Érik Vigneault : «deux habitués de la rixe (j’ai d’abord écrit rixe publique avant de constater après avoir vérifié qu’il se fût agi d’un pléonasme, les pléonasmes sont partout, ils se reproduisent comme des lapins comme les clichés)» (p. 131-132). Sous rixe, le Petit Robert (édition numérique de 2014) corrobore : «Querelle violente accompagnée de coups, parfois avec des armes blanches, dans un lieu public.»

 

[Complément du 15 décembre 2020]

Soit la phrase suivante, tirée d’un quotidien montréalais : «Et Malka a poursuivi dans une défense passionnée de “ces fameuses valeurs républicaines ébranlées” (ses mots), au premier rang desquelles figure la liberté d’expression.»

Les guillemets servant à indiquer que l’on rapporte des paroles, pourquoi indiquer qu’il s’agit de «ses mots» ? Cela est clair. Faudrait-il parler de pléonasme typographique ?

 

Références

Didion, Philippe, Notules dominicales de culture domestique, Saint-Cyr sur Loire, publie.net, coll. «Temps réel», 2008, 355 p. Édition numérique.

Sade, Lettres à sa femme, Arles, Actes Sud, coll. «Babel», série «Les épistolaires», 249, 1997, 459 p. Choix, préface et notes de Marc Buffat.

Toussaint, Jean-Philippe, Football, Paris, Éditions de Minuit, 2015, 122 p.

Van Gorp, Hendrik, Dirk Delabastita, Lieven D’hulst, Rita Ghesquiere, Rainier Grutman et Georges Legros, Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Honoré Champion, coll. «Dictionnaires & références», 6, 2001, 533 p.

Vigneault, Érik, Tout savoir sur Juliette. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2018, 177 p.