Les zeugmes du dimanche matin et de Jo Nesbø

Jo Nesbø, le Bonhomme de neige, 2008, couverture

«Harry s’installa au volant, dans le garage de l’Institut d’anatomie. Ferma la portière et les yeux, et essaya de penser de façon claire» (p. 530).

«Harry raccrocha et donna un tour de clé de contact tout en appelant Magnus Skarre de l’autre main. Skarre et le moteur répondirent presque simultanément» (p. 532).

Jo Nesbø, le Bonhomme de neige. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, traduction d’Alex Fouillet, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 575, 2008, 583 p. Édition originale : 2007.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Citation «sportive» du jour

Jo Nesbø, le Bonhomme de neige, 2008, couverture

«Il aimait bien le curling. L’aspect méditatif que procure la vision de la course lente de la pierre qui se meut dans un univers en apparence privé de frictions, comme l’un des vaisseaux spatiaux de l’Odyssée de Kubrick, accompagnée non pas de Johann Strauss, mais du grondement doux de la pierre et du grincement frénétique des balais.»

Jo Nesbø, le Bonhomme de neige. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, traduction d’Alex Fouillet, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 575, 2008, 583 p., p. 216. Édition originale : 2007.

Le cri de la chair au féminin (et en Norvège, peut-être)

Jo Nesbø, le Sauveur, 2012, couverture

L’Oreille tendue, c’est là son moindre défaut, aime mettre de côté tweets et citations : ça peut toujours servir.

Le 10 janvier 2011, pour prendre un exemple (pas tout à fait) au hasard, elle recopia ceci, de @SidoineB_ : «Dans les S.A.S. (Gérard de Villiers), en certaines circonstances, toutes les femmes “feulent” (années 70, le vocabulaire a peut-être changé).»

Feuler. Le Petit Robert (édition numérique de 2010) ne relève pas de sens semblable, qui se contente de «Crier (tigre)» et «Grogner (chat)», et renvoie à rauquer. (Feulement n’est pas plus connoté : «Cri du tigre (=> rauquement); bruit de gorge que fait entendre le chat en colère.»)

Les narrateurs du romancier norvégien Jo Nesbø (du moins en traduction) n’ont pas ces pudeurs.

«“Tu vas pouvoir t’en aller, feula-t-elle. Mais d’abord, tu vas me sauter. C’est compris ?”» (le Bonhomme de neige, p. 15).

«“Oh, allez !” feula-t-elle avec colère en enserrant son membre» (le Sauveur, p. 119).

Feuler, donc.

P.-S. — Sauf erreur, dans l’amour, il n’y a que la femme qui feule.

 

Références

Nesbø, Jo, le Bonhomme de neige. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, traduction d’Alex Fouillet, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 575, 2008, 583 p. Édition originale : 2007.

Nesbø, Jo, le Sauveur. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, traduction d’Alex Fouillet, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 552, 2012, 669 p. Édition originale : 2005.

Interrogations (pertinentes ?) du jeudi matin

L’Oreille tendue est ce matin d’humeur tatillonne.

Saisissant, en quelque sorte, son Petit Robert (édition numérique de 2010), elle trouve trois sens à l’adjectif pertinent.

Elle laisse de côté le premier, qui relève du droit, et le troisième, qui est affaire de linguistique, pour ne retenir que le deuxième — pas le second : «Cour. Qui convient exactement à l’objet dont il s’agit (=> approprié, vx congru, convenable). Une réflexion, une remarque pertinente. • Par ext. Qui dénote du bon sens, de la compétence. => judicieux. Une analyse, une étude pertinente.» Elle constate que les quatre exemples ne portent que sur le travail de l’esprit : réflexion, remarque, analyse, étude.

Elle s’interroge donc quand elle entend dire d’une personne qu’elle serait «pertinente».

«Hommage à Claude Meunier. Absurde et pertinent» (la Presse, 17-18 juillet 2010, p. A1).

«L’excellent et pertinent Louis-Gilles Francoeur vp du BAPE= une maudite bonne nouvelle! Bravo! #polQC» (@MFBazzo).

Encore plus quand il est question d’une chose.

«le plus pertinent disque de Jim Corcoran depuis la Tête en gigue» (le Devoir, 23 février 2005, p. C8).

«Pratique, amusante et encore pertinente» (le Devoir, 12 novembre 2012, p. B5, au sujet de la voiture Scion XB).

L’Oreille espère bien sûr que ces interrogations sont pertinentes.

 

[Complément du 26 décembre 2012]

L’adverbe pertinemment ne semble pas d’un usage plus aisé : «Il l’avait baisée à couilles rabattues, pertinemment et de tout son cœur […]» (l’Homme chauve-souris, p. 295). On voit à peu près pour «à couilles rabattues» et pour «de tout son cœur». Mais «pertinemment» ?

 

Référence

Nesbø, Jo, l’Homme chauve-souris. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 366, 2012, 473 p. Traduction d’Élisabeth Tangen et Alex Fouillet. Édition originale : 1997.

Les aléas de la communication

Georges Simenon, le Chat, 1967, couverture

«Vous jouez tous les deux au chat et à la souris…»

L’Oreille tendue aime les curiosités épistolaires au point de leur avoir consacré un livre. Elle vient d’en découvrir une, sous la plume de Simenon. Elle se trouve dans le Chat (1967), un des romans particulièrement noirs de l’auteur, au même titre, par exemple, que le Bourgmestre de Furnes (1939).

Émile Bouin, 73 ans, et Marguerite Doise, 71, se sont épousés, l’un et l’autre en secondes noces. Ce n’était pas une bonne idée. La situation n’était pas rose au départ, mais elle dégénère d’un coup, quand Émile découvre Joseph, son chat, empoisonné. Il n’en démordra pas : c’est elle qui l’a tué.

De ce jour, et pendant quelques années (p. 429), mari et femme, ce «vieux couple défraîchi» (p. 483), ne se parleront plus. Pour communiquer, ils s’écriront des «billets» sur des bouts de papier. Ils se les lanceront, ils les déposeront bien en vue pour que l’autre les trouve, rarement ils se les passeront de la main à la main. Le premier («Le jeu venait de commencer») est de Marguerite : «J’ai bien réfléchi. Comme catholique, il m’est interdit d’envisager le divorce. Dieu nous a faits mari et femme et nous devons vivre sous le même toit. Rien ne m’oblige cependant à vous adresser la parole et je vous prie instamment de vous abstenir, de votre côté. Marguerite Bouin» (p. 484). Par la suite, les échanges seront bien plus brefs. Émile, plusieurs fois (p. 429), se contentera de deux mots : «Le chat

Elle a une jolie calligraphie; lui n’hésite pas à employer des «caractères bâtonnets» (p. 536). Elle dépose ses messages avec une «moue méprisante» (p. 500), tandis que lui les roule en boule avant de les lancer avec adresse «dans son giron» (p. 429, 440 et 476). Elle n’est pas regardante sur le choix du papier (p. 440); lui garde dans sa poche «un petit carnet qui jouait un rôle important dans la vie de la maison» (p. 428).

«Ni l’un ni l’autre n’avait le droit de désarmer. C’était devenu leur vie. Il leur était aussi naturel, aussi nécessaire, de s’envoyer des billets venimeux, qu’à d’autres d’échanger des politesses ou des baisers» (p. 534). La vie de couple est une guerre («désarmer»), mais qui ne saurait se passer de mots. Émile et Marguerite ont beau croire qu’ils ne s’écrivent pas des lettres (p. 514), que pourraient-ils faire d’autre ?

 

[Complément du 2 juillet 2016]

La même technique peut être utilisée avant le mariage. C’est ainsi, rapporte Richard Ben Cramer dans Qu’est-ce que tu penses de Ted Williams maintenant ? (2015), que le joueur de baseball Ted Williams communiqua pour la première fois avec celle qui allait devenir une de ses épouses, la troisième, Dolores Wettach. Cela se passe en l’air. «Il la repéra dans un avion, de l’autre côté du couloir sur un vol long-courrier. Il revenait de Nouvelle-Zélande, où il avait pêché. Dolores, elle, avait fait un shooting en Australie pour Vogue. Il lui écrit un petit mot : “Qui êtes-vous ?” puis en fit une boulette qu’il lui lança. Elle lui jeta un regard avant de lui en lancer une à son tour : “Et vous, qui êtes-vous ?”» (p. 82) Elle n’avait pas reconnu un des plus grands frappeurs de tous les temps. Ils s’épousèrent néanmoins. Cela ne dura pas.

 

[Complément du 9 mars 2017]

Dans la nouvelle «Les deltaplanes» de William S. Messier (2017), Caro a recours au même mode de communication. Incipit : «Il arrive de temps à autre que Caro me lance un mot» (p. 51). Il faut entendre lancer au sens sportif du terme (le recueil de Messier s’appelle le Basketball et ses fondamentaux). En effet :

Il arrive donc qu’au lieu de son «ça va ?» quotidien, Caro m’envoie un mot par-dessus le panneau mitoyen. Elle plie le papier en triangle et le lance soigneusement dans les airs. […] Je lui renvoie son morceau de papier après y avoir inscrit ma réponse. Je l’entends gribouiller. Au son de la mine de son crayon grattant le bureau à travers le papier, je devine qu’elle est nerveuse. «Pause cigarette. Viens me rejoindre dans 5» (p. 51-52).

Le rendez-vous est pris. Il aura lieu. La communication aura été efficace.

 

[Complément du 29 mars 2020]

Ce qui précède a paru sous forme d’article : Melançon, Benoît, «Le cabinet des curiosités épistolaires», Épistolaire. Revue de l’AIRE (Association interdisciplinaire de recherche sur l’épistolaire, Paris), 45, 2019, p. 323-324.

 

Références

Cramer, Richard Ben, Qu’est-ce que tu penses de Ted Williams maintenant ?, Paris, Éditions du sous-sol, coll. «Desports», 2015, 92 p. Ill. Traduction d’Ina Kang. Édition originale : 1986.

Melançon, Benoît, Écrire au pape et au Père Noël. Cabinet de curiosités épistolaires, Montréal, Del Busso éditeur, 2011, 165 p.

Messier, William S., le Basketball et ses fondamentaux. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 12, 2017, 239 p.

Simenon, Georges, le Bourgmestre de Furnes, Bruxelles et Paris, Éditions Labor et Fernand Nathan, coll. «Espace Nord», 1, 1983, 203 p. Ill. Préface de Jean-Claude Pirotte. Lecture de Jacques Dubois. Édition originale : 1939.

Simenon, Georges, le Chat, dans Œuvre romanesque, Paris, Libre expression et Presses de la Cité, coll. «Tout Simenon», 13, 1990, p. 425-540. Édition originale : 1967.

Écrire au pape et au Père Noël, 2011, couverture