Vingt et unième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Prétérition

Définition

«Feindre de ne pas vouloir dire ce que néanmoins on dit très clairement, et souvent même avec force» (Gradus, éd. de 1980, p. 359).

Exemple

«Je ne sais quelle gêne m’empêche de dire que ça fait partie de notre culture, de nos valeurs (prétérition)» (Terre des cons, p. 71).

Synonyme

Prétermission

Remarque

Selon Bernard Dupriez, la prétérition est un «procédé paradoxal» : on dit tout en disant qu’on ne va pas dire (Gradus, éd. de 1980, p. 359). L’exemple de Terre des cons est paradoxal au carré : on dit (entre parenthèses) qu’on a dit tout en disant qu’on n’allait pas dire.

 

[Complément du 20 novembre 2012]

P.-S. — La mémoire est la faculté qui oublie. C’est le deuxième texte que l’Oreille tendue consacre à la prétérition.

 

[Complément du 16 octobre 2015]

Vu aujourd’hui sur Twitter :

Exemple de prétérition dans un tweet de Marc Cassivi, 2015

 

[Complément du 21 mars 2017]

Le président des États-Unis, Donald Trump, est un champion de la prétérition si l’on en croit @Harpers.

Série de prétéritions de Donald Trump, dans Harpers

 

Références

Dupriez, Bernard, Gradus. Les procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, Union générale d’éditions, coll. «10/18», 1370, 1980, 541 p.

Nicol, Patrick, Terre des cons. Roman, Montréal, La mèche, 2012, 97 p.

Les zeugmes du dimanche matin et de Jean Echenoz

Jean Echenoz, 14, 2012, couverture

«Ses projets : profiter du plein soleil d’août, prendre un peu d’exercice et l’air de la campagne, sans doute lire allongé dans l’herbe puisqu’il a fixé sur son engin, sous un sandow, un volume trop massif pour son porte-bagages en fil de fer» (p. 7).

«Charles n’avait pas l’air d’avoir plus envie de parler que dans le train ni que d’habitude […]» (p. 32).

«Une fois sorti de son coma puis de ce qui tenait lieu de bloc opératoire, les yeux ouverts mais fixés sur nulle part, il lui a juste semblé sans trop savoir pourquoi, vu ces rires, qu’il devait y avoir lieu de se réjouir» (p. 84-85).

Jean Echenoz, 14. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2012, 123 p.

 

[Complément du 5 décembre 2014]

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 5 décembre 2014.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

De l’animal au végétal

Jean Echenoz, 14, 2012, couverture

On sait que les chiens parlent chez Jean Echenoz.

Malheureusement pour eux, les palmiers ne peuvent pas les entendre : «[Blanche] a aussi évité, mais avec moins de précautions, la silhouette du jardinier boiteux, voûté, aussi sourd que le palmier, et qui arrose une plate-bande : elle s’est bornée à réduire le crissement du gravier jusqu’au portail en fer forgé» (p. 25-26).

 

[Complément du 5 décembre 2014]

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 5 décembre 2014.

 

Référence

Echenoz, Jean, 14. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2012, 123 p.

Le passe-partout

Alain Farah, Matamore no 29. Mœurs de province, 2008, couverture

C’est un mot universel.

On peut l’utiliser comme patronyme : «Mon poids est proportionnel, Chose !»; «Les nerfs, Chose !»; «Écoutez, Monsieur Chose»; «Ben voyons donc, Chose» (la Presse, 27 septembre 2000).

Bien qu’il n’y en ait pas de fausses, il y en a de vraies : «Le Bloc veut parler des vraies choses» (la Presse, 4 avril 2003). «On parle-tu des vraies choses ?» (la Presse, 26 novembre 2003); «Parlons des vraies choses, M. Bolduc» (la Presse, 30 septembre 2010, p. A10); «Sauf que, parfois, pour se dire les vraies choses, on a besoin d’une table avec vue imprenable sur la ville, un service impeccable et une carte raffinée» (Matamore no 29, p. 139). On aura compris que c’est la même affaire que les vraies affaires.

Comme le faisait remarquer à l’Oreille tendue une de ses antennes québecquoises, le mot entre aussi dans la composition de «superlatifs euphémiques» (ce n’est pas rien, c’est quelque chose).

On peut encore l’employer pour parler des choses de la chair, par exemple pour décrire des comportements sadomasochistes : «Après le souper, les deux ont fait des choses, puis l’homme lui a demandé d’aller prendre une douche, ce qu’elle a fait» (la Presse, 25 octobre 2012).

La popularité du mot n’est pas que québécoise. Même Jean Echenoz y a recours — mais comme seul lui peut le faire : «Laquelle [Juliette] avait trois mois, on était au début du printemps, Blanche voyait à présent bourgeonner les choses dans les arbres, quoique toujours sans le moindre oiseau, par la fenêtre sous laquelle était stationné le landau» (14, p. 69).

Que ferait-on sans chose ?

 

Références

Echenoz, Jean, 14. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2012, 123 p.

Farah, Alain, Matamore no 29. Mœurs de province, Montréal, Le Quartanier, 2008, 208 p.

Les aléas de la communication

Georges Simenon, le Chat, 1967, couverture

«Vous jouez tous les deux au chat et à la souris…»

L’Oreille tendue aime les curiosités épistolaires au point de leur avoir consacré un livre. Elle vient d’en découvrir une, sous la plume de Simenon. Elle se trouve dans le Chat (1967), un des romans particulièrement noirs de l’auteur, au même titre, par exemple, que le Bourgmestre de Furnes (1939).

Émile Bouin, 73 ans, et Marguerite Doise, 71, se sont épousés, l’un et l’autre en secondes noces. Ce n’était pas une bonne idée. La situation n’était pas rose au départ, mais elle dégénère d’un coup, quand Émile découvre Joseph, son chat, empoisonné. Il n’en démordra pas : c’est elle qui l’a tué.

De ce jour, et pendant quelques années (p. 429), mari et femme, ce «vieux couple défraîchi» (p. 483), ne se parleront plus. Pour communiquer, ils s’écriront des «billets» sur des bouts de papier. Ils se les lanceront, ils les déposeront bien en vue pour que l’autre les trouve, rarement ils se les passeront de la main à la main. Le premier («Le jeu venait de commencer») est de Marguerite : «J’ai bien réfléchi. Comme catholique, il m’est interdit d’envisager le divorce. Dieu nous a faits mari et femme et nous devons vivre sous le même toit. Rien ne m’oblige cependant à vous adresser la parole et je vous prie instamment de vous abstenir, de votre côté. Marguerite Bouin» (p. 484). Par la suite, les échanges seront bien plus brefs. Émile, plusieurs fois (p. 429), se contentera de deux mots : «Le chat

Elle a une jolie calligraphie; lui n’hésite pas à employer des «caractères bâtonnets» (p. 536). Elle dépose ses messages avec une «moue méprisante» (p. 500), tandis que lui les roule en boule avant de les lancer avec adresse «dans son giron» (p. 429, 440 et 476). Elle n’est pas regardante sur le choix du papier (p. 440); lui garde dans sa poche «un petit carnet qui jouait un rôle important dans la vie de la maison» (p. 428).

«Ni l’un ni l’autre n’avait le droit de désarmer. C’était devenu leur vie. Il leur était aussi naturel, aussi nécessaire, de s’envoyer des billets venimeux, qu’à d’autres d’échanger des politesses ou des baisers» (p. 534). La vie de couple est une guerre («désarmer»), mais qui ne saurait se passer de mots. Émile et Marguerite ont beau croire qu’ils ne s’écrivent pas des lettres (p. 514), que pourraient-ils faire d’autre ?

 

[Complément du 2 juillet 2016]

La même technique peut être utilisée avant le mariage. C’est ainsi, rapporte Richard Ben Cramer dans Qu’est-ce que tu penses de Ted Williams maintenant ? (2015), que le joueur de baseball Ted Williams communiqua pour la première fois avec celle qui allait devenir une de ses épouses, la troisième, Dolores Wettach. Cela se passe en l’air. «Il la repéra dans un avion, de l’autre côté du couloir sur un vol long-courrier. Il revenait de Nouvelle-Zélande, où il avait pêché. Dolores, elle, avait fait un shooting en Australie pour Vogue. Il lui écrit un petit mot : “Qui êtes-vous ?” puis en fit une boulette qu’il lui lança. Elle lui jeta un regard avant de lui en lancer une à son tour : “Et vous, qui êtes-vous ?”» (p. 82) Elle n’avait pas reconnu un des plus grands frappeurs de tous les temps. Ils s’épousèrent néanmoins. Cela ne dura pas.

 

[Complément du 9 mars 2017]

Dans la nouvelle «Les deltaplanes» de William S. Messier (2017), Caro a recours au même mode de communication. Incipit : «Il arrive de temps à autre que Caro me lance un mot» (p. 51). Il faut entendre lancer au sens sportif du terme (le recueil de Messier s’appelle le Basketball et ses fondamentaux). En effet :

Il arrive donc qu’au lieu de son «ça va ?» quotidien, Caro m’envoie un mot par-dessus le panneau mitoyen. Elle plie le papier en triangle et le lance soigneusement dans les airs. […] Je lui renvoie son morceau de papier après y avoir inscrit ma réponse. Je l’entends gribouiller. Au son de la mine de son crayon grattant le bureau à travers le papier, je devine qu’elle est nerveuse. «Pause cigarette. Viens me rejoindre dans 5» (p. 51-52).

Le rendez-vous est pris. Il aura lieu. La communication aura été efficace.

 

[Complément du 29 mars 2020]

Ce qui précède a paru sous forme d’article : Melançon, Benoît, «Le cabinet des curiosités épistolaires», Épistolaire. Revue de l’AIRE (Association interdisciplinaire de recherche sur l’épistolaire, Paris), 45, 2019, p. 323-324. [HTML] [PDF]

 

[Complément du 26 novembre 2024]

L’inspiration du roman le Chat était autobiographique, ainsi qu’on le découvre en lisant Lettre à ma mère (1974) de Simenon :

Le père André et toi n’avez pas tardé à vous méfier l’un de l’autre. Il t’accusait d’avoir hâte qu’il meure pour toucher seule sa pension. Dieu sait s’il ne t’a pas accusée aussi d’avoir hâté la mort de sa première femme.

Dans la maison de la rue de l’Enseignement, où il n’y avait plus de locataires, vous restiez seuls, face à face, deux étrangers, sinon deux ennemis. Personne n’a enregistré les phrases que vous avez échangées. Elles devaient être terribles et exprimer une haine profonde puisque, un jour, vous avez décidé de ne plus vous parler mais de vous servir de billets griffonnés quand il était nécessaire que vous communiquiez.

Quand je parle de haine, je n’exagère pas. Je n’étais pas là, certes. Mais quand un homme et une femme qui vivent ensemble, unis par le mariage, en viennent à chacun préparer leur cuisine, à avoir leur propre garde-manger fermé à clef, à attendre que la cuisine soit vide pour manger à leur tour, comment expliquer ça ?

L’un et l’autre, vous aviez peur d’être empoisonnés. C’était devenu une idée fixe, peut-être maladive ? (éd. de 2009, p. 1474)

 

Références

Cramer, Richard Ben, Qu’est-ce que tu penses de Ted Williams maintenant ?, Paris, Éditions du sous-sol, coll. «Desports», 2015, 92 p. Ill. Traduction d’Ina Kang. Édition originale : 1986.

Melançon, Benoît, Écrire au pape et au Père Noël. Cabinet de curiosités épistolaires, Montréal, Del Busso éditeur, 2011, 165 p.

Messier, William S., le Basketball et ses fondamentaux. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 12, 2017, 239 p.

Simenon, Georges, le Bourgmestre de Furnes, Bruxelles et Paris, Éditions Labor et Fernand Nathan, coll. «Espace Nord», 1, 1983, 203 p. Ill. Préface de Jean-Claude Pirotte. Lecture de Jacques Dubois. Édition originale : 1939.

Simenon, Georges, le Chat, dans Œuvre romanesque, Paris, Libre expression et Presses de la Cité, coll. «Tout Simenon», 13, 1990, p. 425-540. Édition originale : 1967.

Simenon, Appendice. Lettre à ma mère, dans Pedigree et autres romans, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 553, 2009, p. 1439-1486 et 1674-1679. Édition établie par Jacques Dubois et Benoît Denis. Édition originale : 1974.

Écrire au pape et au Père Noël, 2011, couverture