«[Je] sortais avec un nœud dans la gorge et une pile de vaisselle sale […]».
Marie-Pascale Huglo, Peaux, Québec, L’instant même, 2002, 143 p., p. 119.
(Une définition du zeugme ? Par là.)
« Nous n’avons pas besoin de parler français, nous avons besoin du français pour parler » (André Belleau).
Il est jadis arrivé à un étudiant de l’Oreille tendue, au moment de soutenir sa thèse de doctorat, de se faire reprocher d’avoir utilisé — en toute connaissance de cause, pourtant — l’expression «“has been” de la sociabilité». Il n’aurait pas fallu parler ainsi de la décadence de Paris.
Cet étudiant, qui n’en est plus un, se consolera peut-être en lisant ceci, sous la plume du Pierre Michon des Onze : au moment de la Révolution française, le peintre David, «s’il avait évincé, emprisonné et exilé tous ses rivaux directs, ceux de sa génération, les quarantenaires, il avait gardé les vieilles mains des hasbeens, Fragonard, Greuze, Corentin» (p. 88).
Il faut croire que le contexte fait tout.
[Complément du 24 octobre 2010]
Lise Bissonnette, ex-directrice du Devoir et ex-présidente-directrice générale de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, a récemment prononcé un discours sur l’utilisation journalistique des réseaux sociaux. Elle a fait des vagues. Comment l’a-t-on appelée ? «Has been Lise.» Voir le récit d’Antoine Robitaille (le Devoir, 24-25 avril 2010, p. C2).
Référence
Michon, Pierre, les Onze, Lagrasse, Verdier, 2009, 136 p.
Un lecteur hexagonal ne tiquera pas en lisant la phrase suivante, tirée de la Télévision (1997) de l’excellent Jean-Philippe Toussaint : «Il n’y avait qu’un employé sur le quai absolument désert, qui regagna lentement sa cabine, son drapeau rouge et son talkie-walkie à la main» (p. 193).
L’Oreille tendue, elle, en bonne oreille québécoise nourrie d’anglais, s’étonne : elle aurait écrit walkie-talkie. (Aucun des dictionnaires anglo-saxons consultés ne connaît le talkie-walkie; ils ne connaissent que l’autre forme.)
Le passage d’un univers linguistique à l’autre est parfois renversant.
Référence
Toussaint, Jean-Philippe, la Télévision. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1997, 269 p.
Les jurons constituent une grande part du patrimoine linguistique québécois.
Certains romanciers rappellent qu’il s’agit d’un héritage à transmettre; c’est le cas de François Blais.
Les auteures de l’inénarrable ouvrage le Parler québécois pour les nuls (2009), dont l’Oreille tendue parlait hier, ont un chapitre intitulé «Jurons québécois» (chapitre 15, p. 213-216). On y apprend notamment qu’il faut distinguer le sacre (le juron) «comme substantif» (le petit crisse), «comme adjectif qualificatif» (une crisse de grosse montagne), «comme adverbe d’intensité» (crisse que t’es fin) et «comme verbe» (j’ai crissé ma job là). Cette partition se tient. (Sur le strict plan des catégories grammaticales, il y a du travail à faire.) En revanche, la nomenclature fait place à des termes inconnus des sacreurs impénitents (l’Oreille, par exemple). «Colaye» ? «Câlache» ? «Criffe» ? «Estin» ? «Sacrafayeïce» ? «Cibon» ? «Ciboulon» ? L’Oreille est sceptique.
Elle aurait peut-être intérêt à consulter Artiom Koulakov, ce linguiste russe que présentait le Devoir de la fin de semaine dernière («Juré sacré, kamarad !», 10-11 avril 2010, p. D5). Selon ce professeur de l’Université d’État de Saratov, «avec un nombre limité de gros mots, “les Québécois ont créé un nombre infini de sacres”. Voilà de quoi être fier.» Infini ? Vraiment ?
Quoi qu’il en soit, comme le signalait Jean Dion sur son blogue, le Québec vient de perdre, en la personne du syndicaliste Michel Chartrand, un de ses plus fidèles praticiens du sacre (crisse, câlisse, hostie, calvaire, estie, etc.).
Heureusement, la relève est là.
Références
Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.
Gazaille, Marie-Pierre et Marie-Lou Guévin, le Parler québécois pour les nuls, Paris, Éditions First, 2009, xiv/221 p. Préface de Yannick Resch.
Sabourin, Marc-André, «Juré sacré, kamarad ! Quand un linguiste russe s’entiche du juron québécois», le Devoir, 10-11 avril 2010, p. D5.