Jean Echenoz

Jean Echenoz, Courir, 2008, couverture

Il y a plusieurs raisons d’aimer Jean Echenoz.

Il y a son art de la narration légèrement instable. Relisez par exemple la scène du radiotélégraphiste dans Un an (1997, p. 29-30).

Il y a sa maîtrise de la variation, toujours dans le même roman : «flottait une puissante odeur de chien bien qu’il n’y eût pas de chien» (p. 64); «Régnaient de suffocantes odeurs d’essence et de chien, mais cette fois avec un chien» (p. 66); «flottait une odeur de grésil et de cendre mais pas de chien bien qu’il y en eût un» (p. 68).

Il y a, évidemment, son emploi du conditionnel. Comment ne pas admirer quelqu’un qui intitule une conférence, en 1995, «Des temps grammaticaux envisagés comme une boîte de vitesses» ?

Il y a son soin pour les questions de ponctuation, «seule divergence esthétique» entre lui et son éditeur (Jérôme Lindon, 2001, p. 51).

Il y a la précision de ses descriptions, parfois très délicatement délirantes, et sa jubilation onomastique.

Et il y a ses choix lexicaux. Vous utilisez une calculette ? Tel personnage de l’Équipée malaise la «clavecine» (1986, p. 34). Passé l’heure d’affluence, une brasserie devenait calme, puisque «le tohu-bohu se décaféinait» (p. 200). Vos épaules se haussent ? Elles devraient «montgolfier» (Lac, 1989, p. 155). «Intimes» existe; «extimes» aussi, donc (le Méridien de Greenwich, 1979, p. 217). Comment décrire une construction éloignée mais britannique ? Son style serait «anglo-antipodal» (les Grandes Blondes, 1995, p. 109).

On ne saurait mieux dire.

Les livres de Jean Echenoz sont publiés aux Éditions de Minuit. Plus récent titre paru : Courir (2008).

 

[Complément du 9 juin 2016]

Le lien menant à la conférence de 1995 évoquée ci-dessus est mort (Dieu ait son âme). On trouve cependant des propos proches dans une entrevue donnée par Echenoz à Pierre-Marc de Biasi : «J’ai le sentiment que chaque temps grammatical a sa propre vitesse, et qu’au fond le système des temps grammaticaux fonctionne un peu comme une boîte de vitesse pour une automobile — les temps des verbes jouent un rôle déterminant dans les procédures d’accélération, de ralentissement, de reprise. Il y a des pentes narratives qu’on ne peut monter qu’en première, et des sections où on peut filer en cinquième, comme sur l’autoroute. Et puis il y a la marche arrière…» («Jean Echenoz : “Flaubert m’inspire une affection absolue”», le Magazine littéraire, septembre 2001, p. 53).

Trouvaille

William S. Messier, Townships, 2009, couverture

Le lecteur de Townships. Récits d’origine de William S. Messier (2009) ne peut qu’être frappé par la dimension états-unienne de ce recueil de nouvelles : décor, musique, sport, langue. Beaucoup de mots anglais (tearjerkers) y sont en italiques. La plus grande création linguistique de Messier, elle, n’est pas mise en relief : «vomir jusqu’à se fouler une amygdale» (p. 46). Elle mérite pourtant d’être soulignée.

 

[Complément du 13 mai 2015]

C’est confirmé. Il se passe des choses violentes dans la bouche des personnages de Messier. Autre exemple, tiré de Dixie, paru en 2013 : «Ses cordes vocales lui fouettent les dents, tellement elle hurle […]» (p. 137).

 

[Complément du 1er décembre 2021]

Selon Maxime Raymond Bock, on peut aussi «se disloquer l’épiglotte» (Morel, p. 127). Qu’est-ce qui fait le plus mal ?

 

[Complément du 23 août 2022]

En matière de tall tale anatomique, le romancier Christophe Bernard, dans la Bête creuse (2017), ne donne pas sa place : «Il scribouillait dans son cahier, à peu près certain qu’un morceau de son palais s’était détaché tellement il avait soif» (p. 134); «Steeve a gueulé à s’en rouvrir la fontanelle» (p. 160); «Un cri à te décrasser un tuberculeux qui fume un paquet et demi par jour» (p. 244).

 

[Complément du 26 décembre 2022]

Tousser peut aussi être dangereux, foi de Fabien Cloutier dans l’Allégorie du tiroir à ustensiles :

Mon frère a eu une grosse grippe d’homme
des sécrétions épaisses et jaunâtres
les yeux collés dans l’pus
y s’est fêlé le sternum en toussant (p. 38)

 

[Complément du 17 octobre 2024]

Oculairement ? «Elle nous oblige à laisser la porte ouverte, on roule tellement des yeux qu’on se voit un bout du cerveau» (les Sentiers de neige, p. 192).

 

Références

Bernard, Christophe, la Bête creuse. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 14, 2017, 716 p.

Cloutier, Fabien, l’Allégorie du tiroir à ustensiles. Chroniques et monologues pour se replonger dans les années 2018-2022, Montréal, Lux éditeur, 2022, 224 p. Dessins de Samuel Cantin.

Lambert, Kev, les Sentiers de neige. Conte d’hiver, Montréal, Héliotrope, 2024, 412 p.

Messier, William S., Townships. Récits d’origine, Montréal, Marchands de feuilles, 2009, 111 p.

Messier, William S., Dixie. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2013, 157 p. Ill.

Raymond Bock, Maxime, Morel. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2021, 325 p.

En direct de la cour d’école 002

C’est full de diff, avoue !

Au primaire — pour l’instant, mais ça pourrait essaimer —, on emploie désormais le verbe avoue — et non avoue que — à des fins d’insistance et de connivence.

Insistance : qui dit avoue marque le coup. Traduction libre : Allez, reconnais-le, allez !

Connivence : qui dit avoue crée du lien. Bis : On le sait bien, toi et moi !

La langue cimente la communauté, par l’aveu (exigé), et au-delà de lui.

 

[Complément du 3 février 2014]

Dans certains cas, avoue, précédé du pronom de la première personne du singulier, peut signifier oui. Exemple :

— C’est bon, non ?
— J’avoue.

(Merci à @PimpetteDunoyer.)

 

[Complément du 10 août 2020]

Vu sur Twitter : «La locution interjective “j’avoue !” a fait son apparition dans l’édition 2021 du Petit Robert ! Vous pouvez la retrouver à l’entrée du verbe “avouer”.»

«J’avoue» entre au dictionnaire.

[Complément du 7 février 2021]

L’expression est peut-être moins récente qu’il n’y paraît. On la trouve dans un roman de 1970 de Jacques Ferron, l’Amélanchier : «Tu étais bien débarrassée, avoue» (éd. de 1977, p. 88).

 

Référence

Ferron, Jacques, l’Amélanchier. Récit, Montréal, VLB éditeur, 1977, 149 p.

Le rap du pas rap’

François Hébert, Poèmes de cirque et circonstance, 2009, couverture

Dans le recueil Poèmes de cirque et circonstance de François Hébert (p. 58-59), les poèmes «Contre Verlaine» et «Pour Verlaine» se font face. Parmi les arguments du premier, ceci : «le trope trop au trot comment dirais-je / le trope pas rapport».

Pas rapport ? À quoi ? À qui ?

L’expression vient de la langue des jeunes, pour lesquels ne pas avoir rapport est le signe absolu que l’on n’est pas, que l’on n’est plus, en phase. (Souvent, on se contente de pas rap’, comme dans T’as pas rap’.)

Le poète, lui, en fait du rap.

 

[Complément du 7 octobre 2021]

Allons plus loin : «À la place, tu pars sur une autre chose qui a zéro rapport» (Mille secrets mille dangers, p. 55).

 

Références

Farah, Alain, Mille secrets mille dangers. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 161, 2021, 497 p.

Hébert, François, Poèmes de cirque et circonstance, Montréal, L’Hexagone, coll. «L’appel des mots», 2009, 89 p.

En direct de la cour d’école 001

Les journalistes franco-québécois n’hésitent guère à employer le mot full (beaucoup, très). Ils le mettent parfois en italiques, histoire de le garder un peu à distance, mais, autrement, cela fait partie de leur vocabulaire. Ils montrent par là qu’ils sont sensibles à ce qu’ils imaginent être la langue des jeunes.

Un éditorial du Devoir sur la persévérance scolaire s’intitule «L’école full poche» (9 juin 2009, p. A6). Pour celui sur la non-persévérance écologique montréalaise, la Presse a choisi «Un plan full Kyoto» (19 mai 2007, cahier Plus, p. 7). Plus tôt, on y recommandait de «Vivre full éthique» (17 février 2005, p. 1).

De source sûre, l’Oreille tendue sait cependant que l’usage, dans les cours d’école, a changé : full de est devenu courant. On peut dire aussi bien full cool que full de cool, full mal que full de mal, full diff que full de diff (difficile).

Les linguistes du futur expliqueront peut-être cette construction par l’influence du modèle «full + nom» : T’as full de choses; Y a full de personnes; J’ai full de devoirs.

Quoi qu’il en soit, et en attendant, le fossé linguistique entre les générations se creuse sous nos yeux.

 

[Complément du 15 novembre 2012]

Il serait même possible — ô paradoxe des paradoxes ! — de dire, par exemple d’un frigidaire, qu’il est full vide, voire full de vide. L’Oreille tendue tient cette information d’une source sûre : les hautes sphères de l’Office québécois de la la langue française. Elle ne s’en étonne pas moins.

 

[Complément du 8 février 2015]

Version euphonique et féminine :

Bibliothèque de Cartierville, 7 février 2015

 

[Complément du 16 octobre 2024]

Histoire de respecter la prononciation, Kev Lambert, dans les Sentiers de neige (2024), écrit «foule de cash» (p. 60).

 

Référence

Lambert, Kev, les Sentiers de neige. Conte d’hiver, Montréal, Héliotrope, 2024, 412 p.