Pauvres Anglo-Saxons

Le débat fait rage, par exemple dans les pages du New York Times : faut-il remplacer le mot nigger par autre chose dans les nouvelles éditions des Adventures of Huckleberry Finn de Mark Twain ? C’est ce que propose de faire la maison NewSouth Books, qui préfère slave à nigger. Certains ont les oreilles plus sensibles que d’autres.

On n’ose pas imaginer leur réaction devant un titre comme celui du premier roman de Mauricio Segura, Côte-des-Nègres (1998).

(En anglais, Côte-des-Nègres vient de paraître sous le titre Black Alley, mais ce n’est pas pour cause de pudibonderie. Il s’agit plutôt de la difficulté à rendre en anglais le jeu de mots sur Côte-des-Neiges, cette artère montréalaise qui traverse le quartier, du même nom, où se déroule le roman de Segura.)

Les experts

Qu’ont en commun Benoît Brunet, Mario Tremblay et Joël Bouchard ? Ce sont d’anciens joueurs de hockey reconvertis dans le commentaire sportif.

Au Québec, on dit parfois que ce sont des joueurnalistes. En France, on les appelle consultants. Ce n’est guère mieux dans un cas que dans l’autre.

Les joueurnalistes ne sont pas journalistes (ils ne font aucun travail journalistique) et tous ceux qu’on nomme joueurnalistes ne sont pas d’anciens joueurs (pensons aux ex-entraîneurs Michel Bergeron et Jacques Demers ou à l’ex-arbitre Ron Fournier).

Les consultants, eux, ont mauvaise réputation partout dans le monde. On les considère assez généralement comme des créatures improductives.

On devrait pouvoir trouver mieux.

 

[Complément du 15 février 2017]

Dans la Presse+ du jour, le journaliste Patrick Lagacé, à la suite du congédiement de Michel Therrien par les Canadiens de Montréal — c’est du hockey —, propose un terme spécifique pour les entraîneurs recyclés : «À moins qu’il ne redevienne coachnaliste à RDS, comme il l’était avant de revenir diriger le CH.» C’est noté.

 

[Complément du 19 décembre 2017]

L’Oreille tendue ne connaissait que la graphie joueurnaliste. En lisant «2018 avant 2018» de Jean-Philippe Martel dans la plus récente livraison du magazine Lettres québécoises (168, hiver 2017), elle découvre que l’ancien joueur de foot Patrick Leduc serait joueurnalyste (p. 70). Une recherche rapide sur Google semble indiquer que Leduc, qui se définit lui-même par ce terme, est (presque) le seul à ainsi faire entrer l’analyste dans le joueur.

 

[Complément du 1er novembre 2020]

Exemple romanesque, chez Hugo Beauchemin-Lachapelle (2020) : «Et soudain, une phrase tombe de la bouche d’un des joueurnalistes. Elle est aussitôt retransmise à plus d’un million de téléspectateurs» (p. 32).

 

Référence

Beauchemin-Lachapelle, Hugo, la Surface de jeu. Roman, Montréal, La Mèche, 2020, 276 p.

La société des livres

Sophie Divry, la Cote 400, 2010

(Nous sommes près de la Cote 400, chez Sophie Divry.)

Elle est bibliothécaire, en province, responsable de la géographie (alors qu’elle aspire à l’histoire). Au matin, avant l’ouverture, elle tombe sur un lecteur qui vient de passer la nuit enfermé dans son sous-sol, celui de la bibliothèque. Elle monologue, devant lui, sur sa vie, son amour inavoué pour le jeune Martin et sa nuque, sa conception de la bibliothèque, des livres et des lecteurs. Elle compare les mérites de Maupassant et de Balzac, au bénéfice du premier; elle chante les louanges de Gabriel Naudé et d’Eugène Morel, ces phares de la bibliothéconomie; elle s’identifie à Simone de Beauvoir contre Sartre, un «vrai satapre, un alcoolique» (p. 62). Elle est obsédée par l’ordre social et bibliothécaire (elle n’est pas du genre à oser se permettre une fantaisie, sauf, précisément, ce monologue), ce qui ne va pas sans lui causer des difficultés avec les autres bibliothécaires. Il lui arrive — on ne s’y attend pas — d’utiliser des mots réputés propres au Québec, «niaiseux» (p. 39) et «blonde» (p. 63). Elle a aussi l’oreille fine, notamment en matière de clichés.

Les discours politiques en regorgent.

Mais qu’est-ce que vous croyez, je les connais vos arguments, monsieur le ministre : faire de la médiathèque un lieu de plaisir et de convivialité au cœur même de la ville. Rendre moins intimidante l’entrée dans la bibliothèque. Allier plaisirs et culture pour que la culture devienne un plaisir et gnagnagna (p. 40-41).

Au «gnagnagna» près, presque tous les mots de cette citation pourraient être mis entre guillemets; ils viennent d’ailleurs, des discours tout faits.

Mais il n’y a que la politique dont on entend le ronron :

Des fois les lecteurs nous trouvent rudes avec eux. Il faut nous comprendre : qui voudrait venir s’enfermer sous des néons blafards entre des murs en placo, à l’heure où le soleil pointe gaiement ses timides premiers rayons de chaleur et que l’herbe verdoie sous le vent au temps de l’agnelage, hein, je vous le demande ? (p. 44)

Cet «agnelage» a la même fonction que le «gnagnagna» : souligner combien est forte la tendance du langage à se figer. Heureusement qu’il y a des gens — bibliothécaires, auteurs — pour résister.

 

Référence

Divry, Sophie, la Cote 400. Roman, Montréal, Les Allusifs, 2010, 64 p.

Citation de saison

Jean Echenoz, Des éclairs, 2010, couverture

«La rue, ce soir-là : encadrés de salutistes en uniforme et de pères Noël de tous formats qui agitent des cloches, des orphéons maltraitent des hymnes déjà tristes, des chorales entonnent des cantiques absurdes au coin des avenues enguirlandées d’horreurs polychromes, sillonnées d’attelages à grelots, leurs trottoirs débordant d’une foule nerveuse et chapeautée, joues violacées et présents emballés sous tous les bras. Gregor doit se frayer un chemin nerveux parmi les hommes prématurément saouls, les femmes tançant de frénétiques marmailles, les landaus, les charrettes à bras et les fauteuils roulants.»

Jean Echenoz, Des éclairs. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2010, 174 p., p. 132.

Subtil distinguo

Soit la phrase suivante : «Arrêtez de […] dire [aux garçons] qu’ils sont moins bons que les filles, et donnez-leur une bine affectueuse de ma part si vous en voyez un passer» (la Presse, 13 décembre 2010, p. A5).

Qu’est-ce que cette bine ?

Il ne s’agit pas de la fève des fèves au lard, ou beans, d’où bines. Pourquoi donnerait-on à qui que ce soit une fève, fût-elle aux lards, «affectueuse» ? (On sert les fèves au lard, comme il se doit, dans une binerie, même si ce n’est pas la seule chose qu’on y sert.)

Il ne s’agit pas non plus de l’abus d’alcool, celui qui rend rond comme une bine, même s’il est vrai que ledit abus peut rendre affectueux. (Ici, la bine est synonyme de Polonais.)

Il ne s’agit toujours pas de la bine qui marine dans son jus. Qui a les yeux dans la graisse de bines ne les a pas en face des trous. Cela peut être causé par la consommation d’alcool, mais pas seulement.

Il ne s’agit enfin pas du visage : cette bine-là est fille de binette.

La bine dont parle le journal est plutôt un coup de poing donné avec le majeur replié et placé en éperon, souvent sur l’épaule. Elle peut faire très mal, sauf, bien sûr, si elle est «affectueuse».

On ne confondra pas ces variétés de bines.

N.B.—On voit aussi binne(s).

 

[Complément du 17 septembre 2014]

Le Petit Robert (édition numérique de 2014) connaît les verbes débiner («Décrier, dénigrer») et se débiner («Se sauver, s’enfuir, partir»; quitter, diraient certains). Il ne connaît cependant pas être débiné. Son sens ? Ne pas bien aller, être triste, pâtir, avoir le moral dans les talons. (Merci à @bibliomancienne pour le rappel à l’ordre.)

 

[Complément du 18 décembre 2020]

Exemple romanesque : «Fontaine envoya une bine à Drouin» (Esprit de corps, p. 189).

 

Référence

Vaillancourt, Jean-François, Esprit de corps. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 149, 2020, 302 p.