Juron ressuscité ?

Il y a deux ans, l’Oreille tendue l’évoquait parmi les «versions édulcorées» des jurons québécois, les «sacres», mais sans trop croire à sa permanence. Y avait-il encore quelqu’un pour utiliser le mot «torpinouche» ?

Il semble que oui. «Torpinouche, un accident !» peut-on lire en titre dans la Presse du 2 avril (cahier Affaires, p. 9).

Ce «juron inoffensif», dixit Léandre Bergeron (1981, p. 159), survivra donc ailleurs que dans l’œuvre d’Albert Chartier.

Albert Chartier, «Délassements nocturnes», le Bulletin des agriculteurs, novembre 1955

«Délassements nocturnes», le Bulletin des agriculteurs, novembre 1955.

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise précédé de la Charte de la langue québécoise. Supplément 1981, Montréal, VLB éditeur, 1981, 168 p.

Chartier, Albert, Onésime. Les aventures d’un Québécois typique, Montréal, L’Aurore, coll. «Les p’tits comiks», 1, 1974, [s.p.] Ill. Présentation de l’auteur.

L’orthographe de la CEIC

L’Oreille tendue ne saurait être partout; voilà pourquoi elle a des taupes. S’agissant de la Commission (québécoise) d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction — la Commission Charbonneau, du nom de la juge qui la préside —, là où règne le «croustillant», son informatrice est @NieDesrochers (merci).

En matière de jurons, celle-ci lui rapportait hier deux décisions orthographiques, dont l’une bien étonnante, dans le cadre de la transcription des débats télévisés de la commission.

La première : «“Tabarnak” ou “tabarnaque”, la #ceic opte pour la 2e orthographe.» C’est une décision qui, à l’écrit, se défend, mais elle n’est pas d’un très grand poids, dans la mesure où, à l’oral, nak et naque, c’est kif-kif. Nac aurait d’ailleurs tout aussi bien fait l’affaire. Chacun pourra continuer à dire selon son cœur.

La seconde : «Ah ? “Siboire” ? #ceic.» Cela attriste. La culture religieuse et la culture littéraire exigent, à l’écrit, «ciboire», et rien d’autre. À l’oral, c’est autrement complexe.

Les contribuables sont en droit de se demander si toutes les décisions de la CEIC sont, et seront, également fondées.

P.-S. — @curler101 voyait, dans ce «siboire», «le vin qui coulait à volonté» chez les témoins, d’où «six boires». On aimerait le croire.

Transcription d’écoute électronique (CEIC)

Merci à @PaulJournet

Sacres gelés (Hommage à Rabelais)

Jo Nesbø, le Sauveur, 2012, couverture

«Il était appuyé au chambranle, les bras croisés, et regardait les gars porter des sacs-poubelle noirs depuis le camion jusque dans l’entrepôt du magasin. Les types soufflaient des phylactères blancs qu’ils remplissaient de jurons en dialectes et langues divers.»

Jo Nesbø, le Sauveur. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 552, 2012, 669 p., p. 75. Traduction d’Alex Fouillet. Édition originale : 2005.

 

[Complément du 5 avril 2023]

Pourquoi cette allusion à Rabelais ? En 1552, dans son Quart livre, il intitule le chapitre LVI «Comment, entre les parolles gelées, Pantagruel trouva des motz de gueule». On y lit ceci : «Le pillot feist responce : “Seigneur, de rien ne vous effrayez. Icy est le confin de la mer glaciale, sus laquelle feut, au commencement de l’hyver dernier passé, grosse et felonne bataille, entre les Arismapiens et les Nephelibates. Lors gelerent en l’air les parolles et crys des homes et femmes, les chaplis des masses, les hurtys des harnoys, des bardes, les hannissements des chevaulx et tout aultre effroy de combat. À ceste heure la rigueur de l’hyver passée, advenente la serenité et temperie du bon temps, elles fondent et sont ouyes”» (p. 206). (Mieux vaut tard que jamais.)

 

Référence

Rabelais, François, le Quart Livre, dans Œuvres complètes. Tome II, Paris, Garnier, 1962, p. 1-260. Introduction, notes, bibliographie et relevé de variantes de Pierre Jourda. Édition originale : 1552.

Les gros mots dans le poste

Il arrive souvent à l’Oreille tendue d’être décalée télévisuellement. Elle est ainsi en train de regarder la quatrième saison de la série télévisée Damages, alors que la diffusion de la cinquième vient de commencer.

Dès les premiers épisodes de cette quatrième saison, l’Oreille a été frappée par ce qui lui semblait l’apparition de gros mots dans les dialogues, seuls (s*it, *uck, asshol*, Je*us, cock*ucker) ou en combinaison (m*therfucker, Jesu* Christ).

Elle s’est même demandée à haute voix, en présence de ses habituelles sources conjugales, si un changement de chaîne n’était pas la source de cette transformation linguistique.

Or, dixit Wikipédia, la série est en effet passée, après la troisième saison, de FX Network à DirecTV.

C’est bien la preuve qu’il est toujours utile de tendre l’oreille; on peut apprendre des choses (de peu de poids, il est vrai).

P.-S. — À DirecTV, on accepte volontiers les gros mots et la nudité (surtout féminine).

Sacrer dans le poste

Le «câlice» de Megan (et de Mad Men)

Sur Twitter, le 25 mars, jour de diffusion du premier épisode de la cinquième saison de la série Mad Men, @richardhetu écrivait ceci : «La femme de Don Draper (J. Paré) vient de dire câlice. Une première à la télé américaine. #MadMen.» Le lendemain, même information, avec un commentaire («Misère») et la photo ci-dessous, chez @PasqualeHJ.

Jessica Paré, qui joue Megan Calvet, la nouvelle Mrs Don Draper, vient de Montréal. Qu’elle utilise câlice est facile à justifier. (Vu son nom de famille, elle aurait aussi pu se servir de calvette, forme euphémisée de calvaire.)

Est-ce la première fois que la télévision états-unienne fait entendre ce genre de langage ? Que nenni.

Dans le treizième épisode de la sixième saison des Sopranos, «Soprano Home Movies» (2007), Tony Soprano fait affaire avec deux Québécois francophones. L’un dit à l’autre : «Astie, j’ai oublié !».

La culture québécoise s’exporte au sud de la frontière.

P.-S. — Il y a aussi un «Saclebleu», pour «Sacrebleu», dans «Cold Cuts» (cinquième saison, neuvième épisode, 2004). La traduction française, visible sur YouTube, a remplacé ce juron par «Tabernâcle». La prononciation du personnage de Tony Soprano n’est au point ni dans l’original ni dans la traduction.

P.-P.-S. — L’Oreille a déjà dit un mot de Mad Men et des Sopranos. Le contexte n’était pas tout à fait le même.

 

[Complément du 27 mars 2012]

On peut (ré)entendre ce «câlice» bien senti ici.

 

[Complément du 28 mars 2012]

Pour une réflexion plus générale sur le rapport aux jurons de ceux qui apprennent le français familier parlé au Québec, voir le blogue d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin, En tous cas.

 

[Complément du 31 mars 2012]

Dans la Presse d’aujourd’hui, sous le titre «L’homo tabarnacus», Patrick Lagacé consacre un article aux sacres québécois (p. A10). On y entend l’Oreille.