Lu dans le cahier des sports de la Presse du 20 novembre : «les Argos [c’est l’équipe de football canadien qui représente Toronto] se sont lancés dans une guerre des mots, et avec les deux pieds» (p. 7). Est-ce cela, comme on dit au pays de George Bush, se mettre le pied dans la bouche ?
Leçon d’histoire
Le Québec n’a pas de bataille de Marignan, de prise de la Bastille, de guerre de 1870. Il a sa Révolution tranquille.
On la trouve évidemment dans les manuels d’histoire comme dans les débats publics. En 2010, on la commémore : dans les journaux, à Bibliothèque et Archives nationales du Québec, sur les ondes.
Révolution tranquille est aussi devenue une expression figée.
Dans le Devoir d’hier, page B4 : «Toyota Prius rechargeable : la révolution tranquille.» Le même journal, la même édition, la page d’à côté : «Transport collectif et biogaz. Manquerons-nous l’autre révolution tranquille ?»
Un autre signe de la popularité de l’expression ? On s’amuse dorénavant à jouer avec elle. Cela donne, par exemple, la «Révolution tranquillisante» (la Presse, 13 avril 2010).
Elle a de beaux jours devant elle.
Note explicative plus longue que le billet qu’elle complète.
Révolution tranquille ? Au sens strict, il s’agit de la courte période (1960-1966) pendant laquelle le gouvernement québécois, alors dirigé par le premier ministre Jean Lesage, aurait spectaculairement rompu avec la Grande Noirceur incarnée par un de ses prédécesseurs, Maurice Duplessis. Dans les faits, elle est devenue la pierre d’assise du discours identitaire des Québécois francophones depuis cinquante ans. Il y aurait un avant et après, même quand on essaie, ainsi que le fait Michel Beaulieu en 1978, de proposer une lecture historique nuancée : «L’année 1960 a été marquée au Québec de deux événements d’une importance capitale : cette année-là, en effet, a vu le début de la Révolution tranquille (mais je ne suis pas de ceux qui condamnent irrémédiablement Maurice Duplessis aux poubelles de l’Histoire) et la retraite de Maurice Richard» (p. 34). Où le hockey rejoint la politique.
[Complément du 3 avril 2016]
Dans la Presse+ du jour, sous le titre «Les révolutions tranquilles», Jean-Philippe Warren démontre que l’expression Révolution tranquille n’est pas propre au Québec.
[Complément du 22 décembre 2016]
Sur la place de la Révolution tranquille dans l’historiographie québécoise, l’Oreille tendue recommande la lecture de Marie-Andrée Bergeron et Vincent Lambert, «Au-delà des faits : la Grande Noirceur et la Révolution tranquille en tant que mythistoires. Entretien avec Alexandre Turgeon», article électronique, HistoireEngagée, 21 septembre 2016. http://histoireengagee.ca/?p=5807
[Complément du 26 septembre 2017]
Depuis quelque temps, François Legault, le chef de la Coalition Avenir Québec, appelle ses troupes à se lancer dans une «nouvelle Révolution tranquille». Dans le Journal de Montréal du jour, l’ami Antoine Robitaille lui rappelle à juste titre qu’il faut manier avec prudence les mythes historiques.
[Complément du 29 avril 2020]
La planète traverse une pandémie. Que sera le monde d’après ?
Certains, sur Internet ou dans la presse, appellent à une nouvelle Révolution tranquille.
[Complément du 23 février 2023]
Le succès de la formule ne se dément pas.
On rêve de faire comme la première.
«La Révolution tranquille du soccer» (la Presse+, 23 février 2023).
«Pour une Révolution tranquille climatique» (la Presse+, 1er mai 2022).
«Une révolution tranquille alimentaire au Québec» (le Devoir, 12-13 mars 2022).
«La Révolution tranquille du sport québécois» (la Presse+, 19 mai 2021).
«Une “révolution tranquille” à la polonaise ?» (le Devoir, 3-4 avril 2021).
«La révolution tranquille de Valérie Plante» (la Presse+, 3 novembre 2018).
«Révolution tranquille à Pyongyang» (la Presse+, 3 février 2018).
«La révolution tranquille de l’industrie du placement» (la Presse+, 21 juin 2017).
Il en faudrait une nouvelle.
«Jérôme 50. La nouvelle Révolution tranquille» (la Presse+, 10 octobre 2018).
«Une nouvelle Révolution tranquille ?» (la Presse, 22 septembre 2012).
«À quand la prochaine Révolution tranquille ?» (le Devoir, 31 décembre 2009).
«La prochaine Révolution tranquille» (le Devoir, 23 novembre 2006).
Plus précisément encore, certains appellent de leurs vœux une deuxième, une seconde ou une troisième Révolution tranquille.
«L’État québécois, en mieux. Dans son livre à paraître, Martine Ouellet propose une deuxième révolution tranquille» (le Devoir, 18-19 avril 2015).
Gil Courtemanche, la Seconde Révolution tranquille. Démocratiser la démocratie, Montréal, Boréal, 2003, 176 p.
«Paul Gérin-Lajoie […] rêve d’une deuxième Révolution tranquille» (le Devoir, 21-22 septembre 2013).
«Le Québec est-il mûr pour une seconde “Révolution tranquille” ?» (le Devoir, 5-6 novembre 2011).
«Vers une troisième Révolution tranquille ?» (le Devoir, 16 novembre 2011).
Les détournements ne se comptent plus.
«La banalisation tranquille» (le Devoir, 2 septembre 2021).
Tremblay, Rodrigue, la Régression tranquille du Québec. 1980-2018, Montréal, Fides, 2018, 344 p.
Fortin, Steve E. (édit.), Démantèlement tranquille. Le Québec à la croisée des chemins, Montréal, Québec Amérique, 2018, 208 p.
Ianik Marcil, «La privatisation tranquille», dans Ianik Marcil (édit.), 11 brefs essais contre l’austérité. Pour stopper le saccage planifié de l’État, Montréal, Somme toute, 2015, p. 7-21.
Stéphane Courtois, Repenser l’avenir du Québec. Vers une sécession tranquille ?, Montréal, Liber, 2014, 564 p.
«L’illusion tranquille ou la souveraineté perdue de vue» (le Devoir, 9 janvier 2012).
«L’illusion tranquille : l’efficience des PPP» (le Devoir, 10 août 2009).
«Jean-Marie Roy 1925-2011 — L’architecte de la modernisation tranquille» (le Devoir, 9 novembre 2011).
Oui, en effet : nous avons la Révolution tranquille en héritage (sous la direction de Guy Berthiaume et Claude Corbo, Montréal, Boréal, 2011, 304 p.).
Références
Beaulieu, Michel, «Guy Lafleur pense et compte», la Nouvelle Barre du jour, 62, janvier 1978, p. 30-40.
Bergeron, Marie-Andrée et Vincent Lambert, «Au-delà des faits : la Grande Noirceur et la Révolution tranquille en tant que mythistoires. Entretien avec Alexandre Turgeon», article électronique, HistoireEngagée, 21 septembre 2016. http://histoireengagee.ca/?p=5807
A volonté
Bons mangeurs et bons buveurs, les Québécois aiment aussi économiser. Ils apprécient les buffets à volonté et les bars ouverts, là où l’on s’empiffre et s’imbibe pour un prix unique réputé modique.
Bar ouvert est d’ailleurs devenu synonyme de générosité indue, souvent gouvernementale, dans bien d’autres domaines que la restauration.
«Avis aux propriétaires immobiliers et à ceux qui envisagent de devenir propriétaire : le bar ouvert hypothécaire tire à sa fin» (la Presse, 3 mars 2010, cahier Affaires, p. A1).
«Le Trésor n’est pas un “bar ouvert”. Jean Lapierre affirme qu’Ottawa n’offrira pas la lune à Bombardier» (le Devoir, 9 novembre 2004).
«Patrimoine : “Pas de bar ouvert”, dit Christine St-Pierre» (le Devoir, 19 février 2008, p. B8).
«Le CPQ espère que Québec ne deviendra pas un “bar ouvert”» (le Devoir, 22 décembre 2008, p. A2).
Les Québécois aiment aussi le festival : il y en a des centaines dans la Belle Province.
Julie Snyder, la dulcinée de PKP, a opéré la semaine dernière une fusion inattendue de ces trois expressions populaires, en parlant de «festival du buffet ouvert des injures» («Procès en diffamation intenté par Pierre Karl Péladeau contre Sylvain Lafrance. Julie Snyder défend son amoureux», la Presse, 13 novembre 2010, p. A14).
Ça fait beaucoup.
Le guide alimentaire canadien, bis
En première page du journal la Presse les 6-7 novembre : «Quand les restaurants mangent leurs bas.» Voilà qui devrait étonner.
S’il est vrai que l’on nous recommande souvent de manger régulièrement des fibres, ce titre peut paraître aller un tantinet trop loin. N’est-ce pas exagérer le souci de son transit intestinal ? Est-ce pour cela que le magazine Québec science a déjà parlé du Québécois comme d’un «mangeur distinct» (été 2009) ?
On aurait tort de le penser : au Québec, manger ses bas n’a rien à voir avec l’alimentation. L’expression désigne plutôt un échec complet, ou du moins un échec appréhendé : voilà ce qu’il nous reste quand tout a échoué. Celui qui mange ses bas doit ravaler son honneur. Désespéré, il est à la dernière extrémité.
L’Oreille tendue se demande — mais sans impatience excessive — d’où pareille expression peut bien venir.
P.-S. — Manger ses bas peut aussi signifier être nerveux. «J’ai pensé à Denys Arcand, qui devait être en train de manger ses bas […]» (la Presse, 26 mai 2003). Ce n’est pas l’usage le plus courant.
Une tabarnac de maestria
L’Oreille tendue a déjà eu l’occasion de causer jurons, notamment ici, et d’avouer sa longue relation affectueuse avec le mot tabarnac. Elle ne peut donc que s’incliner devant la maestria dont fait preuve Julien Poulin, l’interprète du personne d’Elvis Gratton, quand il se plie aux demandes du réalisateur Pierre Falardeau.
Cela, en effet, mérite applaudissements.
[Complément du 27 janvier 2019]
En version hexagonale, avec putain, cela donnerait ceci :
Source : Clémentine Latron, blogue Dessine-moi un expat, Courrier international, 12 octobre 2018