«De l’existence de Mathieu Bock-Côté,
personne ne peut plus douter.»
En mai 2018, Mark Fortier se donne comme objectif de lire «religieusement» (p. 157) tout ce que publiera l’omnicommentateur Mathieu Bock-Côté pendant l’année à venir. De deux choses l’une : en cours de route, il va caler — on le comprendrait — ou il va se désintéresser de son objet. Peu importe : on a aujourd’hui le plaisir de lire le récit de cette année, Mélancolies identitaires. Une année à lire Mathieu Bock-Côté. On y trouve évidemment des réflexions sur «le hibou de Lorraine» (p. 150), mais aussi des propos plus généraux sur la société québécoise.
Qui est MBC pour Fortier ? Un sociologue sans sociologie empirique — «partout il se gargarise des vertus de la nation, mais il ne dit pas un mot du pays réel» (p. 164) —, généralement insensible aux déterminismes économiques. Un «chroniqueur du bon vieux temps» (p. 151) à la recherche d’une figure de chef (p. 149-150) pour montrer le chemin à suivre à la nation — chez MBC, la nation est une valeur (positive) avant d’être une réalité sociologique. Un ferrailleur qui est à son mieux quand il s’invente des ennemis, ces «tortionnaires du bon sens» qu’il aime tant pourfendre (p. 30). Le portrait se fait par touches : «donnez à MBC la famille et la nation, il vous bâtira une civilisation» (p. 23); l’«esprit public […] ne peut pas permettre que l’on asservisse le sens à la quête désespérée de l’effet» (p. 65); «sa méthode […] consiste à penser contre, à confondre la dénonciation d’une imperfection avec la découverte d’une vérité» (p. 125); «les excès de la bonté seront toujours moins à craindre que ceux du ressentiment» (p. 129).
Mark Fortier n’est manifestement pas du même bord politique que MBC. Ce qui donne sa force et son intérêt à son travail d’analyse est qu’il ne cède pourtant jamais à la hargne devant le conservatisme. On pourrait dire de lui ce qu’il dit de sa «muse» (p. 168) quand il parle de sa «soucieuse bonhomie» (p. 17) : chez MBC, le souci domine (c’est un euphémisme); chez Fortier, la bonhomie. Si l’essayiste observe le «bourdon rhéteur d’Amérique» (p. 111), c’est le plus souvent avec bienveillance et une bonne dose d’étonnement. Quand Fortier évoque sa vie montréalaise et la transformation démographique de son milieu, il est assez clair qu’il ne parvient tout simplement pas à comprendre la vision du monde apocalyptique de MBC, notamment en matière d’immigration (p. 121 et suiv., par exemple). Il y a plus d’incompréhension chez lui que de détestation.
Assez souvent — on l’a dit —, l’auteur paraît se désintéresser de son objet. Cela donne de longs développements sur la conception du nationalisme en Allemagne, sur la Première Guerre mondiale, sur les centres commerciaux, sur Pierre Vallières. Le lecteur pourra parfois avoir l’impression de complètement perdre MBC de vue, mais ce n’est pas tout à fait le cas. Le passage sur l’Allemagne oblige à une mise en question du nationalisme; celui sur la guerre, avec ses beaux portraits familiaux (p. 90-91), permet de réfléchir à la place de l’expérience concrète dans le rapport de chacun au monde qui l’entoure; le centre commercial honni par Mark Fortier (p. 112) est une des manifestations particulièrement parlantes du capitalisme contemporain; avec Pierre Vallières, c’est la question du rapport à la tradition qui est repensée (p. 144). De semblables liens ne sont jamais assénés par Fortier; l’essayiste fait confiance à ses lecteurs. MBC a fait des études de sociologie et on le présente souvent comme sociologue; Fortier l’est bien plus que lui.
Mélancolies identitaires aurait pu être un livre nourri de rancœur. Ce n’est pas le cas. Voilà une des raisons pourquoi il faut le lire.
Référence
Fortier, Mark, Mélancolies identitaires. Une année à lire Mathieu Bock-Côté, Montréal, Lux éditeur, coll. «Lettres libres», 2019, 168 p.