De Gordie Howe

Le 9 : Bobby Hull, Gordie Howe, Maurice Richard

«Gordie Howe est l’idole des amateurs
L’idole des connaisseurs
Oui l’idole des spectateurs
Vous avez le choix de tous les joueurs
Si vous prenez Gordie vous prenez le meilleur»
(Les Baladins, «Gordie Howe», 1960)

Le sportif aime comparer : les joueurs d’aujourd’hui entre eux, les joueurs d’aujourd’hui avec ceux du passé, les joueurs d’un sport avec ceux d’un autre. Qui est le plus grand parmi ses contemporains ? Qui est le plus grand de tous les temps ?

L’ex-joueur de hockey Gordie Howe, qui vient d’être frappé par un accident vasculaire cérébral à 86 ans, a donc été, comme les autres, l’objet de parallèles.

Dans l’histoire de son sport, il occupe une place de choix, que personne ne lui conteste. Avec une poignée de joueurs (Bobby Orr, Wayne Gretzky, Mario Lemieux), il fait partie des plus grands : tous les palmarès l’attestent.

Avec ses contemporains, une comparaison s’est rapidement imposée : de lui ou de Maurice Richard, le célèbre joueur des Canadiens de Montréal, qui était le meilleur ? Howe est né en 1928, Richard en 1921. Tous les deux ailiers droits, ils portaient le même numéro (le 9). Ni l’un ni l’autre ne reculait quand on le provoquait. Ils ont eu plus d’un surnom, dont «Monsieur Hockey».

En 1961, dans son livre Rocket Richard, Andy O’Brien rassemble les deux joueurs sous l’étiquette «the Majestic Duo» (chapitre 16). Louis Chantigny, en 1974, opposait un Howe classique «dans toute l’acception du terme» à un Richard romantique (p. 17). Vingt-six ans plus tard, l’artiste Michael Davey a fait de cette comparaison les deux faces d’une même rondelle (de granit; voir ici) : d’un côté, un œil du numéro 9 de Montréal, de l’autre, le coude du numéro 9 de Detroit (surnommé «Mister Elbows», Howe savait se servir de ses coudes pour parvenir à ses fins). Dans le roman le Cœur de la baleine bleue (1970), un personnage, Noël, interroge son voisin, Bill, un hockeyeur en convalescence : «Gordie Howe, il est meilleur que Maurice Richard ?» (p. 90) Réponse diplomatique : «Richard était plus spectaculaire. Gordie Howe est plus complet. Les deux plus grands joueurs au monde» (p. 91).

Pourtant, Richard est un mythe, et non Howe. Pourquoi ?

Cela peut s’expliquer pour des raisons circonstancielles. Le hockey est le sport national des Canadiens, mais Howe n’a jamais joué pour une équipe canadienne (on l’associe le plus souvent aux Red Wings de Detroit, même s’il a joué pour plusieurs autres équipes). Dans le livre After the Applause (1989), il revient sans cesse sur des questions d’argent, ce qui n’est pas bien vu dans le monde du sport. Sa longévité — sa carrière professionnelle couvre six (!) décennies — est diversement interprétée. Pour certains, elle révèle des qualités athlétiques hors du commun. Pour d’autres, elle est le signe d’une incapacité à comprendre quand était venu le temps de se retirer : voilà un vieil homme qui ne veut pas reconnaître qu’il vieillit.

Plus profondément, deux facteurs doivent être retenus pour expliquer pourquoi, malgré ses indéniables prouesses hockeyistiques, Howe n’a pas le statut symbolique de Richard.

D’une part, «l’Artaban de ce beau coin de pays qu’est Floral en Saskatchewan» (Richard Garneau, 1993, p. 134) n’a pas été l’objet d’autant de représentations culturelles que son éternel rival. Il a eu droit à des statues (à Detroit et à Saskatoon), à des chansons en français (Les Baladins, «Gordie Howe», 1960) et en anglais (The Pursuit of Happiness, «Gretzky Rocks», 1995; Barenaked Ladies, «7 8 9», 2008), à des textes littéraires (François Gravel, le Match des étoiles, 1996), à des (auto)biographies (1989, 1994), mais rien qui ressemble à la masse et à la qualité des signes culturels mettant en scène le Rocket. Il existe même des textes cruels sur Howe, par exemple son portrait en 1980 par Mordecai Richler; sur Richard, c’est rarissime.

D’autre part, pour des raisons évidentes, Howe n’a jamais être transformé, comme l’a sans cesse été Richard, en symbole nationaliste, en porte-étendard de son «peuple». Rien de tel, dans sa carrière, que l’émeute du 17 mars 1955 à Montréal, qui a consolidé le portrait de Richard en incarnation du bon francophone victime supposée des anglophones (adversaires, arbitres, administrateurs d’équipe, autorités de la Ligue nationale de hockey). Howe n’a jamais été élevé au rang d’icône politique. Sa dureté sur la glace, voire sa violence, ne peut pas être interprétée comme une réponse à une agression réputée «ethnique».

Cela ne revient pas à lui dénier son importance, mais à montrer que, sur le plan imaginaire, Gordie Howe n’est pas dans la même ligue que Maurice Richard.

 

Caricature parue dans The Hockey News le 24 février 1951, p. 5

Caricature parue dans The Hockey News le 24 février 1951, p. 5

 

[Complément du 7 décembre 2014]

En 2011, Robert Ullman et Jeffrey Brown ont publié un recueil de bandes dessinées sur le hockey. L’une est consacrée à Gordie Howe. Son titre ? «One Tough S.O.B.». S.O.B. ? Enfant de chienne, dirait-on au Québec (son of a bitch), et dur (tough). C’est bien sûr un compliment.

 

[Complément du 15 mai 2015]

Il a été question plusieurs fois de renommer «pont Maurice-Richard» un pont montréalais. Cela ne s’est pas fait. Gordie Howe, lui, aura le sien, entre Detroit et Windsor. Le gouvernement fédéral du Canada en a fait l’annonce hier.

 

[Complément du 10 juin 2016]

Gordie Howe est mort ce matin.

 

[Complément du 10 juin 2016]

L’Oreille tendue n’aurait jamais trouvé cela toute seule (merci Twitter) : il a déjà été question de Gordie Howe dans la série télévisée The Simpsons.

Gordie Howe dans The Simpsons

 

Références

Chantigny, Louis, «Maurice Richard et Gordie Howe», dans Mes grands joueurs de hockey, Montréal, Leméac, coll. «Éducation physique et loisirs», 8, 1974, p. 11-43.

Garneau, Richard, «Donny», dans Vie, rage… dangereux (Abjectus, diabolicus, ridiculus). Nouvelles, Montréal, Stanké, 1993, p. 123-149.

Gravel, François, le Match des étoiles, Montréal, Québec/Amérique jeunesse, coll. «Gulliver», 66, 1996, 93 p. Préface de Maurice Richard.

Howe, Colleen et Gordie, avec Charles Wilkins, After the Applause, Toronto, McLelland & Stewart, 1989, 232 p.

MacSkimming, Roy, Gordie. A Hockey Legend, Douglas & McIntyre, 1994, 220 p.

O’Brien, Andy, Rocket Richard, Toronto, The Ryerson Press, 1961, x/134 p. Ill. Traduction française de Guy et Pierre Fournier : Numéro 9, Saint-Laurent, Éditions Laurentia, 1962, 140 p. Ill.

Poulin, Jacques, le Cœur de la baleine bleue. Roman, Montréal, Éditions du jour, coll. «Les romanciers du jour», 66, 1970, 200 p.

Richler, Mordecai, «Howe Incredible», Inside Sports, 2, 8, 30 novembre 1980, p. 108-115. Repris dans David Gowdey (édit.), Riding on the Roar of the Crowd. A Hockey Anthology, Toronto, Macmillan, 1989, p. 264-267 et, sous le titre «Gordie», dans Mordecai Richler, Dispatches from the Sporting Life, Toronto, Alfred A. Knopf, 2002, p. 167-186.

Ullman, Robert et Jeffrey Brown, «Gordie Howe : One Tough S.O.B.», dans Old-Timey Hockey Tales, Volume One, Greenville, Richmond et Minneapolis, Wide Awake Press, 2011, s.p.

Le cothurne et le gouret

Pas plus tard que mardi, le chroniqueur théâtral du Devoir, Alexandre Cadieux, parlait théâtre et hockey.

Son point de départ ? Le rappel qu’avant la parution de l’excellent Numéro six d’Hervé Bouchard il y eut un spectacle théâtral, Hivers : passages du numéro six dans les mineures (Théâtre CRI, Jonquière, novembre 2013, mise en scène de Guylaine Rivard).

Cadieux profite de l’occasion pour évoquer d’autres spectacles ou textes de théâtre fondés sur le sport national canadien : Fridolinons 45 — on peut en lire un extrait ici —, la Ligue nationale d’improvisation, le Chemin du roy, Moi, dans les ruines rouges du siècle.

À son tour, l’Oreille tendue, incorrigible bibliographe, en profite pour mettre en ligne une courte bibliographie, évidemment perfectible, sur le sujet. Bref : suggestions bienvenues.

 

[Complément du 24 avril 2015]

Peut-on lire un match de hockey comme une pièce de théâtre ? Peut-on le rapporter à la dramaturgie québécoise récente ? Oui, deux fois oui. La preuve en a été faite à l’émission de radio La soirée est (encore) jeune de Radio-Canada le 18 avril 2015. On écoute ici.

 

Bibliographie. Version du 11 juin 2025

Textes de théâtre

Archambault, François, Quelque chose comme une grande famille, pièce inédite, 2018.

Barbeau, Jean, la Coupe Stainless, dans la Coupe Stainless. Solange, Montréal, Leméac, coll. «Répertoire québécois», 47-48, 1974, p. 7-89.

Bélanger, Yves, Game, Montréal, Dramaturges éditeurs, 1997, 94 p.

Brown, Kenneth, Life After Hockey, Toronto, Playwrights Union of Canada, 1985, 36 p. Texte polycopié.

Brown, Kenneth, «Alma’s Night Out», dans David Gowdey (édit.), Riding on the Roar of the Crowd. A Hockey Anthology, Toronto, Macmillan, 1989, p. 303-318.

Bumps, Bruises and Bedtime Stories, spectacle inédit, 2011.

Corbeil-Coleman, Charlotte, Sudden Death, pièce inédite, 2013.

Durham, James, The Big League, Winnipeg, Scirocco Drama, 2005, 63 p.

Gélinas, Gratien, les Fridolinades, Montréal, Typo, 2014, 405 p. Ill. Anthologie préparée par Anne-Marie Sicotte. Réédition : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides, 2018, 432 p. Extrait .

Germain, Jean-Claude, Un pays dont la devise est je m’oublie. Théâtre, Montréal, VLB éditeur, 1976, 138 p.

Girard, Matthieu, les Beignes, pièce inédite, 2014.

Highway, Tomson, Dry Lips Oughta Move to Kapuskasing, Saskatoon, Fifth House, 1989, 134 p. Traduction française : Dry Lips devrait déménager à Kapuskasing, Sudbury, Prise de parole, 2009, 197 p. Traduction de Jean-Marc Dalpé.

Kemeid, Olivier, Moi, dans les ruines rouges du siècle. Théâtre, Montréal, Leméac, coll. «Théâtre», 2013, 109 p. Idée originale : Sasha Samar et Olivier Kemeid.

Legault, Jean-Guy, Hockeytown, pièce inédite, 2011.

Léger, Catherine, Filles en liberté. Théâtre, Montréal, Leméac, coll. «Théâtre», 2017, 108 p.

Lepage, Robert, Courville, pièce inédite, 2021.

Loranger, Françoise et Claude Levac, le Chemin du roy. Comédie patriotique, Montréal, Leméac, coll. «Théâtre canadien», 13, 1969, 135 p. Ill.

MacLean, Mary Ellen, Frankie, pièce inédite, 2013.

McLellan Day, Kirstie, Playing with Fire. The Theo Fleury Story, pièce inédite, 2012. Compte rendu ici.

Melski, Michael, Hockey Mom, Hockey Dad : A Play in Two Acts, Wreck Cove, Cape Breton, Breton Books, 2001, 85 p.

Nilan, Chris, Knuckles — The Chris Nilan Story, spectacle inédit, 2025.

Olivier, Anne-Marie, Annette. Une fin du monde en une nanoseconde, Montréal, Dramaturges éditeurs, 2012, 53 p.

Salutin, Rick, avec la collaboration de Ken Dryden, les Canadiens, Vancouver, Talonbooks, 1977, 186 p. Ill. «Preface» de Ken Dryden. L’introduction de Rick Salutin a été reprise dans David Gowdey (édit.), Riding on the Roar of the Crowd. A Hockey Anthology, Toronto, Macmillan, 1989, p. 292-302.

Simard, André, la Soirée du fockey, dans la Soirée du fockey. Le temps d’une pêche. Le vieil homme et la mort, Montréal, Leméac, coll. «Répertoire québécois», 40, 1974, p. 9-60. Préface de Normand Chouinard.

Snow Angel, pièce inédite 2014.

Szilagyi, George, Hockey Stories for Boys, pièce inédite, 2005

Textes critiques

Andrews, Frazer, «Two Hundred Years for Fighting : “A History of Resistance” in Two Bilingual Hockey Plays», dans Jason Blake et Andrew C. Holman (édit.), The Same but Different. Hockey in Quebec, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2017, p. 169-184. (Sur Rick Salutin, et Françoise Loranger et Claude Levac)

Billingham, Susan, «The Configurations of Gender in Tomson Highway’s Dry Lips Oughta Move to Kapuskasing», Modern Drama, 46, 3, automne 2003, p. 358-380. https://doi.org/10.1353/mdr.2003.0031

Bodek, Cheryl, «The Dual Identity of Maurice Richard : The Creation of a Myth in Prose, Theater and Television», Bowling Green, Bowling Green State University, mémoire de maîtrise, 2000, v/83 p. (Sur Jean-Claude Germain)

Cadieux, Alexandre, «Théâtre. Citoyen en patins», le Devoir, 28 octobre 2014, p. B7.

Côté, Daniel, «Une pièce de théâtre devenue livre», le Quotidien, 24 octobre 2014. (Sur Hervé Bouchard)

Fitzsimmons Frey, Heather, «Deking Out Reality : The Challenges of Staging Hockey», Canadian Theatre Review, 169, hiver 2017, p. 52-58. https://doi.org/10.3138/ctr.169.010

Godin, Jean Cléo, «La ligue nationale d’improvisation : du “bon sport” au théâtre», Possibles, 5, 3-4, 1981, p. 235-245.

Godin, Jean Cléo, «Les enjeux du théâtre, du hockey, de la politique», Quaderni di Francofonia, 1, 1982, p. 37-47.

Godin, Jean Cléo et Laurent Mailhot, «De l’actualité de l’histoire (ou l’inverse)», dans Théâtre québécois II. Nouveaux auteurs, autres spectacles, Montréal, Hurtubise HMH, 1980, p. 31-43. (Sur Jean-Claude Germain)

Godin, Jean Cléo et Laurent Mailhot, «Sur le Chemin du Roy avec Hamlet, prince du Québec», dans Théâtre québécois II. Nouveaux auteurs, autres spectacles, Montréal, Hurtubise HMH, 1980, p. 57-75. (Sur Françoise Loranger et Claude Levac)

Herlan, James J., «The Montréal Canadiens : A Hockey Metaphor», Québec Studies, 1, 1, printemps 1983, p. 96-108. (Sur Rick Salutin) https://doi.org/10.3828/qs.1.1.96

Langston, Jessica, avec Mike Chaulk, «Revolution Night in Canada : Hockey and Theatre in Tomson Highway’s Dry Lips Oughta Move to Kapuskasing», TRIC / RTAC, 35, 2, 2014, p. 169-184. https://journals.lib.unb.ca/index.php/tric/article/view/21957/25458

Laroche, Maximilien, «Sport-spectacle», l’Action nationale, 60, 3, novembre 1970, p. 257-261.

Lavoie, Carlo, «Maurice Richard : du joueur à la figure», Recherches sémiotiques / Semiotic Inquiry, 22, 1-2-3, 2002, p. 211-227. (Sur Jean-Claude Germain)

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard. (Sur Jean-Claude Germain et Rick Salutin)

Miller, Mary Jane, «Two Versions of Rick Salutin’s Les Canadiens», Theatre History in Canada / Histoire du théâtre au Canada, 1, 1, printemps 1980, p. 57-69. http://journals.hil.unb.ca/index.php/TRIC/article/view/7542/8601

Rompré, Paul, Gaétan Saint-Pierre, collaboration de Marcel Chouinard, «Essai de sémiologie du hockey. À propos de l’idéologie sportive», Stratégie, 2, printemps-été 1972, p. 19-54.

Weiss, Jonathan M., «Toward a New Mythology», dans French-Canadian Theater, Boston, Twayne Publishers, coll. «Twayne’s World Author Series», 774, 1986, p. 94-128. (Sur Jean-Claude Germain)

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture

Une fusée en Tchécoslovaquie

Maurice Richard au volant d’une Skoda (1959)

Soit le texte suivant :

Un nouveau sociologue : Monsieur Hockey

Il a frémi sous l’adulation de Prague. Et quelle générosité ont ces Tchèques ! L’idole a changé de temple mais le peuple est toujours le même. Rêveur et confus devant tant d’admiration, (les épaules du héros ne sont qu’humaines) monsieur Hockey a fait une déclaration que seuls les démiurges peuvent se permettre. La certitude n’est-elle pas le propre des dieux ? C’est ainsi qu’il déclarait lors d’une interview à Radio-Canada : «Malgré le coût élevé des billets pour une joute, les fervents y ont assisté en masse. Il n’y a donc pas de pauvreté en Tchécoslovaquie. Tous travaillent et sont satisfaits de leur sort.» Pour en arriver à cette profonde observation, monsieur Hockey a vu des monuments, a signé des autographes, a prononcé une conférence. Et ce fut la naissance de notre sociologue national. Monsieur Hockey est ainsi devenu un autre pantin de la plus astucieuse des propagandes.

On ne sait pas de qui est ce texte, paru en mars-avril 1959 dans le deuxième numéro de la revue Liberté (p. 138). Il se trouve dans une chronique collective, «L’Œil de Bœuf», signée à cinq : André Belleau, Jean Filiatrault, Jacques Godbout, Fernand Ouellette et Jean-Guy Pilon. L’Oreille tendue est tombée dessus en peaufinant sa bibliographie des textes de Belleau.

L’amateur de sport aura reconnu ce «Monsieur Hockey» : il s’agit de Maurice Richard, le célèbre ailier droit des Canadiens de Montréal de 1942 à 1960. (L’Oreille a en beaucoup parlé; voir ici, par exemple.) Richard a eu plusieurs surnoms au fil des ans : «Bones», «La Comète», «The Brunet Bullit», «V5», «Sputnik Richard», «Monsieur Hockey» (donc) — mais surtout «Le Rocket». Pour Liberté, le surnom tient lieu de nom propre.

Maurice Richard séjourne en effet quelques jours en Tchécoslovaquie en mars 1959, une blessure à la cheville le tenant à l’écart du jeu. Il y est l’invité d’honneur du tournoi mondial de hockey amateur. Il ne lui suffit plus de s’en prendre aux gardiens adverses : «Le Rocket enfonce le rideau de fer et reçoit le plus bel hommage de sa carrière», affirme le numéro du magazine Parlons sport du 21 mars 1959. Lui que l’on ne voit jamais hors de l’Amérique du Nord, le voici soudain à Prague, sur une patinoire où il reçoit une ovation monstre (les «Raketa !» de la foule le font pleurer), à l’hôtel Palace donnant l’accolade au coureur de fond Emil Zátopek ou sur le pont Charles, assis, décontracté, sur le capot d’une Skoda qu’on vient de lui offrir. (Ce n’est pas vraiment la sienne; il ne recevra celle-là qu’à son retour à Montréal, par l’entremise du consulat tchèque. Conduire une Skoda à Montréal à la fin des années 1950 ? Voilà qui devait attirer les regards.) On peut croire que ce premier voyage a été un succès; Richard séjournera de nouveau en Tchécoslovaquie en 1960, pour les Spartakiades nationales de Prague.

L’auteur du texte paru dans Liberté sort ce voyage de son seul cadre sportif. D’une part, il le place sous le signe de la religion : «idole», «temple», «démiurges», «dieux», «fervents». De même, quarante plus tard, Roch Carrier écrira : «Un Canadien français catholique va visiter les communistes. […] Va-t-il, chez les athées, trouver une église encore ouverte pour assister à la messe ? […] Peut-être va-t-il convertir les communistes au hockey canadien-français catholique ?» (p. 254) Un collègue de l’Oreille à l’Université de Montréal, Olivier Bauer, sait quoi faire de cette liaison de la croyance et du sport. D’autre part, le chroniqueur anonyme de Liberté s’en prend à la faiblesse du jugement sociopolitique de «Monsieur Hockey», cet «autre pantin de la plus astucieuse des propagandes». Le joueur des Canadiens n’était pourtant pas seul à ne pas comprendre toutes les subtilités des peuples et de leur opium.

P.-S. — La citation de Parlons sport, comme plusieurs des informations rassemblées ci-dessus, est tirée de l’Idole d’un peuple de Jean-Marie Pellerin (1976, p. 444-450).

P.-P.-S. — Sur Zátopek, on lira évidemment le Courir de Jean Echenoz (2008).

 

Références

Belleau, André, Jean Filiatrault, Jacques Godbout, Fernand Ouellette et Jean-Guy Pilon, «L’Œil de Bœuf», Liberté, 2 (1, 2), mars-avril 1959, p. 137-142. https://id.erudit.org/iderudit/59633ac

Carrier, Roch, le Rocket, Montréal, Stanké, 2000, 271 p. Réédition : le Rocket. Biographie, Montréal, Éditions internationales Alain Stanké, coll. «10/10», 2009, 425 p. Version anglaise : Our Life with the Rocket. The Maurice Richard Story, Toronto, Penguin / Viking, 2001, viii/304 p. Traduction de Sheila Fischman.

Echenoz, Jean, Courir. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2008, 141 p.

Pellerin, Jean-Marie, l’Idole d’un peuple. Maurice Richard, Montréal, Éditions de l’Homme, 1976, 517 p. Ill.

Coudon(c) !

Réjean Ducharme, Dévadé, 1990, couverture

Pas plus tard que la semaine dernière, l’Oreille tendue twittait ceci : «Mon fils de 11 ans vient de dire “du coup”. Je pense à le déshériter.» Réponse, sibylline pour certains, de François Bon : «coudonc…».

Coudon(c), donc.

La graphie n’est pas fixée. Au «coudonc» de l’ami François ou de @Dutrizac répondent le «coup donc» de Sylvain Hotte (Attaquant de puissance, p. 218) et le «coudon» de Réjean Ducharme (Dévadé, p. 44) ou de Marc Beaudet et Luc Boily (Gangs de rue, p. 17).

@machinaecrire en propose l’origine suivante : «Principe d’économie : “Écoute donc” devient “‘cout’donc” devient “coudonc” devient “coudon”. Ah bin, coudon.» Il rejoint par là le Dictionnaire de la langue québécoise (1980) de Léandre Bergeron (p. 151), qui choisit la graphie coudon.

Quel est le sens de cette interjection ? Ce n’est pas plus simple. Voici au moins deux possibilités.

Elle marque l’exaspération : Où t’a mis l’aide maritale, coudon !?

Elle peut clore une discussion, faute d’argument à opposer à son interlocuteur : Il a marié sa sœur ?! Coudonc…

Il existe aussi un usage vaguement interrogatif.

Coudon(c), è don ben bruyante, ton aide maritale ?!

On l’aura compris : le c final ne se prononce habituellement pas.

 

[Complément du 27 octobre 2014]

Un linguiste était bien sûr déjà passé par là :

Laurendeau, Paul, «Description du marqueur d’opérations coudon dans le cadre d’une théorie énonciative», Revue québécoise de linguistique, 15, 1, 1985, p. 79-116. https://doi.org/10.7202/602550ar

Merci à Dominique Garand pour le lien.

 

[Complément du 2 novembre 2018]

L’Oreille ne connaissait pas la graphie ‘coudonc (avec apostrophe inversée initiale). Elle la découvre dans le plus récent recueil de «récits» de Michel Tremblay, Vingt-trois secrets bien gardés (p. 45, p. 70, p. 91).

 

[Complément du 26 mars 2019]

Dès 1937, la brochure le Bon Parler français déplorait la réduction de «Écoute donc» à «Coudon» (p. 10).

 

Références

Beaudet, Marc et Luc Boily, Gangs de rue. Les Rouges contre les Bleus, Brossard, Un monde différent, 2011, 49 p. Bande dessinée.

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Le Bon Parler français, La Mennais (Laprairie), Procure des Frères de l’Instruction chrétienne, 1937, 24 p.

Ducharme, Réjean, Dévadé. Roman, Paris et Montréal, Gallimard et Lacombe, 1990, 257 p.

Hotte, Sylvain, Attaquant de puissance, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 2, 2010, 219 p.

Tremblay, Michel, Vingt-trois secrets bien gardés. Récits, Montréal et Arles, Leméac et Actes Sud, 2018, 106 p.