Ne pas le devenir, si possible

Tee-shirt «Unreliable narrator»

La semaine dernière, l’Oreille tendue mangeait avec un ex-collègue et néanmoins ami. Celui-portait un t-shirt où on pouvait lire «Unreliable Narrator». Depuis, elle se demande si ce qu’il lui a raconté est vrai. Était-il de confiance («reliable») ?

Le narrateur du roman les Bottes suédoises, lui, paraît fiable. En revanche, il est constamment désagréable.

Parfois, c’est amusant.

Je me suis assis à l’endroit qu’elle m’avait indiqué et j’ai contemplé le portrait du couple royal. Le cadre était de travers. Je me suis levé et j’ai accentué un peu l’inclinaison (p. 217).

La plupart du temps, c’est plus grave : Fredrik Welin est plein de ressentiment, assez peu sensible à la souffrance des autres, pleutre, mesquin, manipulateur, menteur, cruel.

Welin a 70 ans et ne cesse de se plaindre des méfaits de la vieillesse. En lisant ce roman d’Henning Mankell, l’Oreille a tout de suite caractérisé le personnage en utilisant une figure venue de son familiolecte : c’est un vieux déplaisant.

Essayez de ne pas le devenir. De son côté, l’Oreille s’y applique.

P.-S.—Le marabout peut se corriger. C’est plus difficile pour le vieux déplaisant.

P.-P.-S.—Interrogation transatlantique : le vieux déplaisant québécois serait-il le laid p’tit vieux belge ?

 

[Complément du 31 juillet 2024]

Synonymes québécois : «vieux haïssable» (Twitter), «vieux malcommode» (l’Oreille).

Synonymes wallons : «vî strouk» («“vieille branche” (plutôt “vieux moignon” ou “vieille souche”)», Nicolas Ancion), «vîreûs» («grincheux, grognon», Michel Francard).

 

[Complément du 1er novembre 2024]

Chez Simenon, dans Malempin : «Est-ce que tante Élise, qui avait épousé son laid vieux Tesson pour…» (p. 328)

 

Références

Mankell, Henning, les Bottes suédoises. Roman, Paris, Seuil, coll. «Points», P4600, 2017, 363 p. Édition originale : 2015. Traduction d’Anna Gibson.

Simenon, Georges, Malempin. Roman, dans Pedigree et autres romans, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 553, 2009, p. 223-328 et 1526-1539, p. 262. Édition originale : 1940. Édition établie par Jacques Dubois et Benoît Denis.

L’oreille tendue de… Karin Smirnoff

Karin Smirnoff, Millénium 7. La fille dans les serres de l’aigle, 2023, couverture

«La porte du coffre émet un cliquetis. Svala reste immobile et tend l’oreille. La maison est toujours silencieuse. Tant pis si quelqu’un arrive. Après tout, elle n’est qu’une gamine de treize ans en pleine effraction. Au pire on l’enverra quelque part, ailleurs. Ce qui ne serait pas forcément une mauvaise chose.»

«Elle est sur le point de sortir de la pièce lorsqu’elle entend un bruit. Elle s’arrête et tend l’oreille. Merde. Ce sont des pas qui montent. Elle rebrousse chemin, retourne au plus vite à la ménagerie, referme la porte de la penderie, se glisse derrière les costumes et halète contre la manche d’une veste le temps que son pouls s’apaise.»

«Elle se cache derrière un tronc d’arbre et s’octroie quelques secondes pour souffler. Tend l’oreille, à l’affût de bruits de pas, mais la forêt est silencieuse.»

«Une porte claque. Puis une autre. Lukas s’agite dans son sommeil. Mikael tend l’oreille. Quand il n’y a plus un bruit dans la maison, il recouvre le petit et descend. Salo est assis seul en bout de table, tel un roi délaissé.»

«Lisbeth prend appui et force de tout son poids. Soudain, la porte cède dans un fracas qui se propage dans toute la zone. Elle se glisse rapidement à l’intérieur et referme derrière elle. Reste immobile et tend l’oreille.»

Karin Smirnoff, Millénium 7. La fille dans les serres de l’aigle, Arles, Actes Sud, coll. «Actes noirs», 2023, 432 p. Traduction de Hege Roel Rousson. Édition numérique.

Traces

Antoine Brea, l’Enfer de Dante mis en vulgaire parlure, 2021, couverture

L’Oreille tendue — c’est une de ses nombreuses batailles perdues d’avance — n’aime pas l’emploi du verbe quitter sans complément. C’est comme ça et ça dure depuis sa naissance en 2009.

Elle s’en plaignait déjà, par exemple, le 7 juillet 2009. François Bon lui avait alors signalé l’existence de «on trace», en France, dans un sens similaire.

Depuis, elle a repéré quelques occurrences de ce verbe.

«— Je croyais que tu avais tracé, dit Mikael.
— J’ai fait demi-tour à Uppsala» (Millénium 1, p. 497).

«Un expert trace à Samothrace […]» (Salut, mon pope !, p. 22).

Nouveau repérage dans le prodigieux Enfer de Dante mis en vulgaire parlure d’Antoine Brea :

«après nous ils vont tracer plus féroces
qu’un dogue ayant le garenne aux babines…» (p. 209)

La chasse continue.

 

[Complément du 24 septembre 2021]

L’Oreille, lisant le «Glossaire» du livre d’Antoine Brea, trouve cette définition de tracer : «Ne pas s’arrêter, marcher vite, filer» (p. 387).

 

Références

Brea, Antoine, l’Enfer de Dante mis en vulgaire parlure. Poème, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 160, 2021, 390 p.

Larsson, Stieg, les Hommes qui n’aimaient pas les femmes. Millénium 1, Arles, Actes Sud, coll. «Actes noirs», 2006, 574 p. Traduction de Lena Grumbach et Marc de Gouvenain. Édition originale : 2005.

San-Antonio, Salut, mon pope ! Roman spécial-police, Paris, Fleuve noir, coll. «S.A.», 25, 1974, 254 p. Édition originale : 1966.

Désaccord en genre et en nombre

Les parents du Québec ne s’en étonnent plus : tu y est un pronom de la deuxième personne du pluriel. Exemple : Les amis de la garderie, es-tu prêt ?

Les Suédois, pas moins troublés, abordent la question d’un point de vue différent. Selon le site Génét(h)ique (merci à @FabienTrecourt pour le lien), «une crèche municipale de Stockholm a décidé de bannir de son vocabulaire les pronoms “il” (han) et “elle(hon) et d’utiliser un pronom neutre, hen, lorsque le personnel éducatif s’adresse aux enfants».

Plus de pluriel, plus de singulier : c’est réglé.

 

[Complément du 16 octobre 2024]

Exemple romanesque, chez Kev Lambert, dans les Sentiers de neige (2024) :

Gaëtan trouve que les amis sont pas mal dissipés ce matin, l’esprit des fêtes s’est emparé de la classe avant la période libre de l’après-midi. Tu mets du temps à enlever tes pantalons de neige, à attacher tes espadrilles, à t’assoir à ta place. Tu parles trop fort. Gaëtan Guay se promène en parlant au «tu» et en distribuant des «chhuut» (p.18).

 

Référence

Lambert, Kev, les Sentiers de neige. Conte d’hiver, Montréal, Héliotrope, 2024, 412 p.

Amours contrariées

Per Olov Enquist, Une autre vie, 2010, couverture

Les raisons de lire Une autre vie (2008), l’autobiographie de Per Olov Enquist, ne manquent pas : la force des mots, l’importance du sport, l’art de la variation, l’absence d’apitoiement sur soi.

Sa lecture est malgré tout accompagnée de menus désagréments.

Tel un quelconque ministre du gouvernement fédéral canadien, un ancien premier ministre suédois aurait eu un «agenda» politique : «Olof Palme ravit leur agenda aux jeunes libéraux […]» (p. 171). Non, sauf s’il leur a vraiment fauché un «Carnet sur lequel on inscrit jour par jour ce qu’on doit faire, ses rendez-vous, ses dépenses, etc.» (le Petit Robert, édition numérique de 2010).

La comédienne danoise Johanne Luise Heiberg, comme n’importe quel chef d’État britannique, a raconté sa vie. Ses Mémoires auraient été «relues et écourtées par ses amis» (p. 358). Non : le mot est masculin. (Au moins, la majuscule initiale, elle, y est.)

Enquist tient un journal intime : «À cinq heures de l’après-midi, décide de quitter» (p. 434). Les Suédois partageraient-ils avec les Québécois la méconnaissance de certain verbe transitif ?

À ses heures, l’Oreille tendue fait dans l’édition. Elle est donc fort marrie de lire un ouvrage où les capitales ne sont pas accentuées et où les guillemets anglais (“ ”) sont préférés aux français (« »).

C’est tout. (Ça va mieux.)

 

Référence

Enquist, Per Olov, Une autre vie. Récit, Arles, Actes Sud, coll. «Lettres scandinaves», 2010, 475 p. Traduction de Lena Grumbach et Catherine Marcus. Édition originale : 2008.