Accouplements 169

Tintin aujourd’hui. Images et imaginaires, 2021, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Une fois de plus, l’Oreille tendue se met à une série télévisée longtemps après tout le monde, en l’occurrence Designated Survivor.

Hier, elle regardait «La mission», le cinquième épisode de la première saison. On y voit le président désigné des États-Unis, Tom Kirkman (Kiefer Sutherland), discuter avec un responsable de l’unité d’élite des Navy SEALs, au moment de planifier l’enlèvement d’un terroriste caché en Algérie. Kirkman lui demande comment leur mission doit se dérouler : «Amateurs talk tactics, sir. Professionals talk logistics.» Le succès militaire serait donc affaire de logistique. Ce responsable y est sensible, car il ne veut pas mettre la vie de ses hommes en danger.

Plus tôt dans la journée, l’Oreille avait reçu par la poste l’ouvrage collectif Tintin aujourd’hui. Images et imaginaires (2021). Tout à l’heure, en feuilletant la table des matières, elle tombe sur l’article de Pascal Robert, «Les Aventures de Tintin. Une affaire de logistique» (p. 67-85). Que peut-on y lire ? Souvent, chez Tintin, «il s’agit de rattraper quelque méchant, de rejoindre un ami en danger, etc. Le temps presse, et cela peut être une question de vie ou de mort» (p. 67).

Hergé / Sutherland : même combat.

P.-S.—Oui, l’Oreille est tintinologue à ses heures.

Le devoir d’intervenir

Michel Porret, Sur la ligne de mire, 2019, couverture

«Mettons vite à l’œuvre la vérité et la justice des Lumières.»

Michel Porret est professeur à l’Unité d’histoire moderne du Département d’histoire générale de l’Université de Genève. L’Oreille tendue a publié un de ses ouvrages, Sur la scène du crime, dans la collection «Socius» qu’elle dirige aux Presses de l’Université de Montréal et, ensemble, ils ont dirigé un ouvrage collectif, Pucks en stock. En outre, ils sont amis. Tenez-en compte, ou pas, en lisant ce qui suit.

Sur la ligne de mire. Le présent crénelé, qui vient de paraître, rassemble des textes publiés, sauf trois exceptions, sur le blogue de Michel Porret hébergé par le quotidien genevois le Temps depuis l’automne 2015. Sous un titre emprunté à René Char, il a repris en cinq sections ces «textes d’humeur» (p. 17), la plupart liés à l’actualité sociopolitique ou éditoriale, mais aussi parfois nés de la question d’un ami («La cité des imprimés», p. 117-120, sur les librairies de Genève) ou d’un personnage croisé sur son chemin («Monsieur Affligé», p. 159-161). À une autre époque, on aurait dit que ces textes ont un point commun : l’engagement. Le monde oblige l’intellectuel à intervenir et Michel Porret ne s’en prive pas.

«Les dispositifs de l’effroi» sont ceux du terrorisme, de sa transformation dans le temps et de sa banalisation. «Détresse en stock» rappelle combien les raisons sont nombreuses de s’inquiéter aujourd’hui, de la situation des réfugiés à celle des enfants, «ces otages du mal» (p. 67). C’est l’historien du crime que l’on entend dans «La passion de punir». Dans «Le monde qui vient», Porret s’interroge sur l’avenir proche des sociétés occidentales et notamment sur les techniques nouvelles (télésurveillance, téléphone portable, etc.). Enfin, malgré le ton généralement sombre de l’ensemble, il offre des sources de «Réconfort».

Michel Porret est un spécialiste des Lumières. C’est dans les textes de cette époque qu’il va chercher les outils pour lutter contre «la banalité du mal» (p. 43), le «populisme pénal» (p. 88, p. 109), le «désastre carcéral» en Europe (p. 108), la «démagogie sécuritaire» (p. 109), le «mythe du “risque zéro”» (p. 125), les «processus prédateurs et autoritaires de normalisation mondialiste et consumériste qui épuisent la terre» (p. 153). S’il évoque à l’occasion Voltaire, Montesquieu ou Swift, on le voit revenir souvent à Beccaria, ce réformateur du droit auquel il a consacré un livre en 2003. Quand il réfléchit à l’utopie et aux dystopies, c’est en s’appuyant continuellement sur les textes du XVIIIe siècle.

Mais il n’y a pas que l’Ancien Régime dans la vie. Michel Porret s’intéresse aussi bien au dépôt du brevet pour le fil barbelé (en 1874) qu’à l’apparition du mot robot (en 1920), au cinéma qu’à la bande dessinée. (Recommandation de lecture pour les tintinophiles : «Tintin au pays du tintamarre. Bruits et silences de la ligne claire» [1995].) Il appelle aussi à la résistance et défend la cause des sciences humaines dans l’Université contemporaine et au-delà :

Les sciences humaines éduquent les individus dont le monde de demain aura besoin. Elles forgent aussi nos rêves fraternels pour un monde meilleur. Les valeurs de l’humanisme critique, comme fondement de l’enseignement, sont les ingrédients du bien social et de la modernité démocratique. L’école et l’université en restent les pivots essentiels, n’en déplaise aux fanatiques obscurantistes. Unies, elles fabriquent les savoirs pour la défense même de la démocratie. En affaiblissant l’éducation publique, on désarme l’État démocratique, à l’instar de la guerre totale qui brise l’esprit par l’anéantissement des bibliothèques et l’asservissement des intellectuels (p. 176).

Entendu, l’ami.

P.-S.—On ne se refait pas : la plus récente contribution de Michel Porret à son blogue, datée du 16 juin, est intitulée «Bianca Castafiore en grève avec les femmes ?» Il y est question de Tintin et de la grève féministe suisse de l’avant-veille.

 

Références

Porret, Michel, «Tintin au pays du tintamarre. Bruits et silences de la ligne claire», Équinoxe. Revue romande de sciences humaines, 14, automne 1995, p. 187-204. Ill.

Porret, Michel, Beccaria. Le droit de punir, Paris, Michalon, coll. «Le bien commun», 2003, 125 p.

Porret, Michel, Sur la scène du crime. Pratique pénale, enquête et expertises judiciaires à Genève (XVIIIe-XIXe siècle), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Socius», 2008, 278 p. Ill.

Porret, Michel, Sur la ligne de mire. Le présent crénelé, Chêne-Bourg (Suisse), Georg, coll. «Achevé d’imprimer», 2019, 191 p.

Pucks en stock. Bande dessinée et sport, ouvrage collectif dirigé par Benoît Melançon et Michel Porret, Chêne-Bourg (Suisse), Georg, coll. «L’Équinoxe. Collection de sciences humaines», 2016, 270 p.

L’oreille de l’ex

L’Oreille tendue a parlé à quelques reprises de cette créature politique québécoise qu’est la belle-mère, l’ancien responsable, généralement un homme, incapable de se la fermer sur les affaires qui ne sont plus tout à fait les siennes. Surtout audible au Parti québécois, on l’entend maintenant dans d’autres formations, voire dans d’autres sphères sociales ou dans d’autres langues.

L’ancienne chef du PQ, Pauline Marois, a été la première femme à diriger la province, mais cela est du passé. Elle participe néanmoins ces jours-ci au congrès de son parti. Elle y a déclaré hier ne pas vouloir jouer le beau-père. On appréciera le passage d’un genre à l’autre. Cela s’appelle avoir l’oreille.

 

[Complément du 18 septembre 2017]

Sur Twitter, l’Oreille tendue a reçu deux commentaires (francophones) à la suite de la parution de ce texte. D’un collègue belge, @MichelFrancard : «Cet emploi de “belle-mère” est à ce point courant en Belgique que je le pensais appartenir au français général…» D’une lectrice, @kantutita : «Moi (francophone de Suisse) je découvre l’expression !!»

Helvético-québécisme du jour

Ceci, via l’ami @bauer_olivier :

Festival Pully-Lavaux, affiche, 2016De quoi s’agit-il ? Explication tirée du site de l’événement :

Fondé en 1996, le festival Pully-Lavaux à l’heure du Québec est la plus grande scène européenne de musique francophone d’Amérique du nord.

Cette 11e édition sera l’occasion de fêter un anniversaire plein de belles surprises. Avec l’appui de la commune de Pully, le festival agrandit ses infrastructures afin d’accueillir dans les meilleures conditions possibles le nombre de ses visiteurs qui est, à chaque nouvelle édition, en constante augmentation. Nombre d’artistes québécois confirmés, ainsi que d’autres qui seront la relève de demain, ont déjà assuré le festival de leur venue à l’occasion de ce 20e anniversaire.

Ça toffe !, donc : Ça dure ! ou Ça continue !, en passant par l’anglais tough.

L’Oreille tendue, spontanément, aurait écrit On toffe ! Il est vrai qu’elle n’est pas suisse.

L’Oreille tendue chez les Helvètes

L’Oreille tendue rentre d’un colloque, à Genève, sur Jean-Jacques Rousseau. Ci-dessous, notes dépareillées.

L’ami François Bon est frappé de l’utilisation endémique, en France, de voilà. La Suisse n’est pas moins touchée. (La remarque vaut autant pour pas de souci, opportunité, quelque part et morale citoyenne.)

Le français parlé sur les rives du lac Léman a ses particularités. Les mouettes y sont aquatiques, mais motorisées. Les cornets y sont en plastique. Bien sûr y tient lieu de oui.

Ça a beau être universitaire, mais ça ne sait pas la différence entre mettre à jour (actualiser) et mettre au jour (révéler). Et ça s’attarde à qui mieux mieux, même un instant.

Du groupie en sciences humaines : appeler Jean-Jacques Rousseau «Jean-Jacques». Personne ne dit pourtant «Denis» pour Diderot. Heureusement.

Au restaurant, on ne doit pas confondre le service (ce qui est remis au serveur pour son travail) et le pourboire (ce qui est remis au serveur pour son travail).

Quand, en colloque, l’Oreille entend parler d’«une personnalité remarquable mais trop peu étudiée», elle se dit toujours que ce silence de la critique est probablement justifié.

Mme X est «la future grande tante d’Alfred de Musset» ? Grand bien lui fasse.

Lui : «C’est une jeune femme, 20 ans peut-être.» Un autre : «Une retraitée d’environ 58 ans.» Ils parlent de la même personne. Il y en a un des deux que sa perspicacité honore.

Sur sa tombe, l’Oreille demande que soit gravé ceci : «Dans les colloques, il respectait scrupuleusement son temps de parole. R.I.P.»

Rassurez-la : dites à l’Oreille que ses présentations PowerPoint ne sont pas aussi nulles, car bavardes, que celles-là. Elle vous en implore.

Oxymores à éviter : «la convergence d’horizons antagonistes»; «une neutralité bienveillante».

Entre deux communications, il y a toujours la télé, et les joies de l’Euro(pe) : dans sa chambre d’hôtel, l’Oreille avait le même match de foot sur au moins huit chaînes. C’est pendant Suède-Angleterre qu’elle a découvert l’autogoal, soit le fait de marquer contre son propre camp (scorer dans son but). La télé n’est pas complètement inutile. (Le but suivant, comme il se doit, était «incroyable».)

«Vous tenez un blogue ? Vraiment ?» «Vous utilisez Twitter ? Pourquoi ?» L’avenir du numérique ne passe pas par le Siècle des lumières.

Les interlocuteurs de l’Oreille avaient presque tous suivi le «printemps érable» dans les médias européens, sans y comprendre grand-chose. Manifestement, ces derniers n’ont guère fait leur travail.

Les voyages, particulièrement en avion, ne font pas ressortir ce que l’humanité a de meilleur. (L’Oreille ne s’exclut pas de l’humanité.)

Du temps où il y descendait (Hergé, l’Affaire Tournesol, p. 17-19), Tryphon Tournesol devait-il parler anglais pour se faire comprendre des employés de l’Hôtel Cornavin, dont certains baragouinent à peine le français ?

Quoi qu’on puisse en penser, l’Oreille est casanière. Elle n’aime pas trop être dépaysée. La preuve.

P.-S. — Dans le même ordre d’idées, l’Oreille a déjà publié quelques «Scènes de la vie de colloque» (en PDF ici).

 

Référence

Melançon, Benoît, «Scènes de la vie de colloque (extraits)», le Pied (journal de l’Association des étudiants du Département des littérature de langue française de l’Université de Montréal), 4, 29 février 2008, p. 12-13. Repris dans la Vie et l’œuvre du professeur P. Sotie, Montréal, À l’enseigne de l’Oreille tendue, 2022, p. 43-48. https://doi.org/1866/13167