Épistolarité télévisuelle

La série télévisée Mad Men n’est pas que l’occasion de citer Voltaire ou de mettre un sacre québécois dans la bouche d’un personnage féminin. On y réfléchit aussi au statut de la communication, et notamment de la communication épistolaire, dans les années 1960.

Dans le neuvième épisode de la troisième saison, «Wee Small Hours», Betty Draper noue une liaison, qui ne sera pas qu’épistolaire, avec Henry Francis. Comment communiquent-ils ? Par lettre, Betty, sur son papier le plus officiel, et de sa plus belle main, demandant à Henry «Il y a quelqu’un d’autre qui lit votre courrier ?». Il lui répondra par une invite : «À partir de maintenant, moi seul.»

L’épisode suivant, «The Color Blue», porte sur la campagne publicitaire commandée à la firme Sterling Cooper par Western Union, le géant de la télégraphie. Les créatifs se demandent comment distinguer le télégramme du téléphone. De leurs échanges naîtra cette petite phrase : «You can’t frame a phone call» (Vous ne pouvez pas encadrer un coup de fil). Un télégramme, si, ou une lettre.

L’épistologue qui ne sommeille jamais en l’Oreille tendue ne peut que se réjouir de pareille attention apportée à la matérialité de la lettre.

Sacrer dans le poste

Le «câlice» de Megan (et de Mad Men)

Sur Twitter, le 25 mars, jour de diffusion du premier épisode de la cinquième saison de la série Mad Men, @richardhetu écrivait ceci : «La femme de Don Draper (J. Paré) vient de dire câlice. Une première à la télé américaine. #MadMen.» Le lendemain, même information, avec un commentaire («Misère») et la photo ci-dessous, chez @PasqualeHJ.

Jessica Paré, qui joue Megan Calvet, la nouvelle Mrs Don Draper, vient de Montréal. Qu’elle utilise câlice est facile à justifier. (Vu son nom de famille, elle aurait aussi pu se servir de calvette, forme euphémisée de calvaire.)

Est-ce la première fois que la télévision états-unienne fait entendre ce genre de langage ? Que nenni.

Dans le treizième épisode de la sixième saison des Sopranos, «Soprano Home Movies» (2007), Tony Soprano fait affaire avec deux Québécois francophones. L’un dit à l’autre : «Astie, j’ai oublié !».

La culture québécoise s’exporte au sud de la frontière.

P.-S. — Il y a aussi un «Saclebleu», pour «Sacrebleu», dans «Cold Cuts» (cinquième saison, neuvième épisode, 2004). La traduction française, visible sur YouTube, a remplacé ce juron par «Tabernâcle». La prononciation du personnage de Tony Soprano n’est au point ni dans l’original ni dans la traduction.

P.-P.-S. — L’Oreille a déjà dit un mot de Mad Men et des Sopranos. Le contexte n’était pas tout à fait le même.

 

[Complément du 27 mars 2012]

On peut (ré)entendre ce «câlice» bien senti ici.

 

[Complément du 28 mars 2012]

Pour une réflexion plus générale sur le rapport aux jurons de ceux qui apprennent le français familier parlé au Québec, voir le blogue d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin, En tous cas.

 

[Complément du 31 mars 2012]

Dans la Presse d’aujourd’hui, sous le titre «L’homo tabarnacus», Patrick Lagacé consacre un article aux sacres québécois (p. A10). On y entend l’Oreille.

La reine et la guidoune

Char allégorique, Fête de la Saint-Jean-Baptiste

Comme Quebecor avant elle (mais cela va peut-être changer), la chaîne de supermarchés Metro vient de tomber l’accent aigu.

Dans le cadre de son assemblée annuelle, le 31 janvier, cette disparition a été déplorée par l’inénarrable Yves Michaud, le fondateur du Mouvement d’éducation et de défense des actionnaires (le MÉDAC, avec accent) et l’arrière-belle-mère du Parti québécois (merci à @Lectodome pour ce surnom parfait).

Comment a-t-il formulé sa demande ? «Respectez donc sa majesté la langue française» (le Devoir, 1er février 2012 p. B2).

Réponse de Pierre H. Lessard, président du conseil d’administration de Metro : «À nos yeux, [Metro], ce n’est pas un mot français ni anglais, c’est une marque de commerce.»

Au lieu de dire n’importe quoi, il aurait pu citer André Belleau : «La vérité, c’est que les langues sont des guidounes et non des reines» (éd. de 1986, p. 118).

Le «Robin des banques» aurait peut-être été désarçonné.

P.-S. — L’Oreille tendue se cite. Elle a déjà utilisé, il y a jadis naguère, le titre de son texte d’aujourd’hui. C’était en 1991 et c’est ici.

 

[Complément du 25 mars 2019]

Reine et guidoune : la formule retentit dans l’espace public québécois ces jours-ci. L’Oreille l’a utilisée dans le documentaire I speak français diffusé la semaine dernière. La réalisatrice du film, Karina Marceau, l’a citée dans son blogue du Journal de Montréal le 21 mars. Sous la plume de Jenny Salgado, dans la Presse+ du 24, on lisait «Reine ou guidoune, shake it, mama, you doing good, entre ceux qui t’défendent et ceux qui à toi te livrent». On ne se plaindra pas de cette éphémère popularité.

 

Références

Belleau, André, «Langue et nationalisme», Liberté, 146 (25, 2), avril 1983, p. 2-9; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 88-92; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 115-123; repris, sous le titre «Langue et nationalisme», dans Francis Gingras (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2014 (troisième édition), p. 425-429; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 113-121. https://id.erudit.org/iderudit/30467ac

Melançon, Benoît, «Le statut de la langue populaire dans l’œuvre d’André Belleau ou La reine et la guidoune», Études françaises, 27, 1, printemps 1991, p. 121-132. https://doi.org/1866/28657

Autopromotion 011

«Légitime dépense», émission de télévision, publicité, 2011

Ce soir, le 19 septembre, à 19 h, sur les ondes de Télé-Québec, un segment de l’émission Légitime dépense portera sur le livre électronique («Livres numériques, guide d’achat»). L’Oreille tendue y cause.

L’émission sera rediffusée trois fois durant la semaine.

On peut la (re)voir ici.

Le Numéro 6 cultive-t-il son jardin ?

C’est entendu : le Prisonnier est une série «culte». Tournée en 1967 par la télévision britannique, elle fait partager quelques moments de la vie du Numéro 6 dans un mystérieux Village. Ce personnage, joué par Patrick McGoohan — qui est également un des concepteurs de la série —, y est enfermé après avoir voulu démissionner des services d’espionnage de Sa Majesté. On ne cesse, au long des 17 épisodes de la série, de l’interroger sur ses motivations : pourquoi a-t-il donc voulu s’en aller ? Lui refuse de se plier aux diktats de ses geôliers : «Je ne suis pas un numéro. Je suis un homme libre.»

Le Prisonnier fleure bon les sixties. On y met en scène l’individualisme bafoué, le pouvoir des images et de la croyance, la militarisation et le totalitarisme, la contre-culture et la révolution (à venir ou à empêcher), l’éducation et sa «subversion», le contrôle des esprits par la drogue. On y entend le «All You Need Is Love» des Beatles (à coté de l’Arlésienne de Bizet, il est vrai). Les vêtements, surtout ceux des vilains, sont bigarrés. Le réalisme n’est pas au rendez-vous, notamment dans les nombreuses bagarres (parodiques) auxquelles est mêlé le Numéro 6. Enfin, quiconque chercherait une explication claire à la situation de celui-ci ne la trouverait pas dans la série, ni même dans le dernier épisode, paradoxal à souhait.

Les exégètes ne manquent pourtant pas, dans des livres (The Official Prisoner Companion, 1988) ou sur le Web (ici et , par exemple). Ils ont repéré les allusions littéraires, ouvertes ou cryptées, à Cervantes, Shakespeare, Andersen ou Arthur Conan Doyle. Ils ont décrit les décors, essentiellement ceux du Village, même si tous les épisodes ne s’y déroulent pas. (Ce Village est en fait un hôtel du Pays de Galles, le Portmeirion, qui se faire gloire aujourd’hui d’avoir été le lieu principal du tournage.) Ils ont cherché, et expliqué, bien sûr, symboles sur symboles.

Le rapport de la série au XVIIIe siècle ne paraît cependant pas les avoir passionnés outre mesure. Pourtant, les Lumières y sont.

On trouve dans le Prisonnier des références explicites à la Révolution française, à la Bastille et à la guillotine (4e et 8e épisode), à Napoléon (6e, 8e et 15e épisode) et à Goethe (14e épisode : «Je vois que vous connaissez vos classiques», dit le Numéro 2 au Numéro 6). Les intérieurs fourmillent d’éléments de décor évoquant le XVIIIe siècle : objets, tableaux, costumes (3e, 5e, 8e et 9e épisode, parmi d’autres). Et il y a le jardin du Village et ses statues. Le Numéro 6 les découvre dès le premier épisode, où on les voit longuement, à partir de la vingt-septième minute, puis il les retrouve, plus brièvement, dans le 4e et le 9e. Une des statues ne peut qu’intriguer le dix-huitiémiste qui ne sommeille pas en l’Oreille tendue :

Statue de Voltaire ?

Que fait donc Voltaire — si c’est bien lui, mais ça en a tout l’air — dans ce jardin ? Ce ne serait pas sa seule présence : dans le 6e épisode, son nom est prononcé par un des chefs des tortionnaires, le Numéro 2, au moment où il fait visiter une bibliothèque au Numéro 6 : «Platon, Aristote, Voltaire, Rousseau, et les autres, ils sont tous là.» C’est un bien maigre point de départ, dans un monde où une chose peut toujours en cacher une autre.

P.-S. — La traduction française du Prisonnier est disponible gratuitement au Canada sur Tout.tv. Attention : risque aigu de dépendance.

 

[Complément du 27 septembre 2013]

Ce texte a été repris en revue : Melançon, Benoît, «Pot-pourri. Le Numéro 6 cultive-t-il son jardin ?», Cahiers Voltaire, 12, 2013, p. 303-304.

 

[Complément du 29 septembre 2022]

L’Oreille a aussi repris ce texte dans le livre qu’elle a fait paraître au début de 2020, Nos Lumières.

 

[Complément du 30 décembre 2022]

Il existe aussi une version de ce texte en ligne.

 

Référence

Melançon, Benoît, «Pot-pourri. Le Numéro 6 cultive-t-il son jardin ?», Cahiers Voltaire, 12, 2013, p. 303-304; repris, sous le titre «Le Numéro 6 cultive-t-il son jardin ?», dans Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, p. 78-79.