Classiques et traditionnels

Sébastien Le Fol (édit.), la Fabrique du chef-d’œuvre, 2022, couverture

L’Oreille tendue s’intéresse à la question des classiques (auteurs, œuvres). Elle fait régulièrement cours là-dessus et elle a publié un livre à ce sujet en 2020, Nos Lumières. Les classiques au jour le jour. Il allait donc de soi qu’elle lise la Fabrique du chef-d’œuvre. Comment naissent les classiques, le volume collectif dirigé par Sébastien Le Fol. (En quatrième de couverture, Le Fol est présenté comme «directeur de la rédaction de l’hebdomadaire Le Point». Il aurait aussi «publié en 2021 un essai remarqué»; on ne connaîtra cependant pas le titre de cet essai.)

Qu’en retenir ?

Que la France a toujours autant de mal avec les œuvres écrites par des femmes. Des vingt-trois textes retenus, un seul est rédigé par une femme, Mémoires d’Hadrien, de Marguerite Yourcenar. Ajoutons à cela des commentaires de beauf sur le mouvement #metoo (p. 269) ou sur les mots écrivaine ou autrice (p. 385) et une remarque sur «le goût des femmes» () de Julian Assange (p. 275). Euphémisme : en 2022, cela désole, même si ces attitudes existent depuis bien trop longtemps.

Que les collaborateurs de Sébastien Le Fol mettent les textes de fiction en prose au premier rang des œuvres classiques; il y a onze romans et un conte, pour deux pièces de théâtre et aucune œuvre poétique, sauf à faire entrer les Fables de La Fontaine dans cette catégorie. L’essai (cinq titres) et l’autobiographie (trois titres) sont mieux représentés que ces deux genres, encore qu’on puisse se demander ce que font dans un club aussi sélect la Physiologie du goût de Brillat-Savarin et les Mémoires de guerre du général de Gaulle.

Qu’on a beau moquer les chercheurs, les universitaires et les érudits — il faut «sortir la littérature de son enfermement universitaire» (p. 19) —, ce sont souvent eux qui rédigent les meilleurs textes : Antoine Compagnon sur Montaigne, Laurence Plazenet sur Pascal, Thierry Lentz sur Napoléon, Mathilde Brézet sur Proust, Marylin Maeso sur Camus.

Que les clichés ont la vie dure. Rabelais est «le père des lettres françaises» (p. 21). La Fontaine est le «fils chéri des Muses» (p. 55); d’ailleurs, «Il versifiait comme un rossignol chante» (p. 64). Avec Candide, Voltaire a écrit un «grand petit livre» (p. 129). «Figaro EST Beaumarchais» (p. 152), le dramaturge annonçant évidemment la Révolution. Balzac est le «forçat des lettres» (p. 248).

Qu’en choisissant de se concentrer sur la genèse des classiques, les auteurs ont le plus souvent tendance à mettre de l’avant des interprétations biographiques, voire psychologisantes, et à considérer les œuvres comme des textes coupés de leur postérité sur la longue durée. Les œuvres qui deviennent classiques ne le deviennent pourtant pas pour leurs seules qualités intrinsèques, quelles qu’elles soient. Elles ont besoin de toutes sortes de relais, notamment scolaires, qui ne sont jamais pris en compte de façon soutenue dans l’ouvrage. Les classiques ne sont pas des essences; ce sont des objets historiques.

Que les aperçus vraiment neufs sont rares et d’autant plus appréciés : Montaigne en blogueur (p. 48), Pascal en concepteur d’une «bombe à fragmentation», les Pensées (p. 104), Alexandre Dumas en «show runner» à la Netflix (p. 262).

Sébastien Le Fol, dans sa préface, annonce «un ouvrage ambitieux, et que nous espérons novateur» (p. 20). On repassera.

P.-S.—Un seul Québécois figure parmi les collaborateurs, Mathieu Bock-Côté. Il présente, de Jean-Jacques Rousseau, le Contrat social (1762). Son attitude n’étonnera personne — jusqu’à maintenant, on a mal lu Rousseau; ce sera différent ici —, pas plus que les thèmes choisis — la «modernité offensive» (p. 136), l’identité (p. 140), «l’ingénierie démocratique» et son rêve «d’imposer partout la même constitution» (p. 141), «l’homogénéisation politicojuridique de la planète» (p. 142), la «mystique collectiviste» (p. 145), le multiculturalisme (p. 146), les méfaits de la «philosophie politique contemporaine» (p. 147). En revanche, certaines phrases font tiquer. Le Contrat social aurait été «très peu commenté du vivant de Rousseau, à la différence de ses autres livres comme l’Émile ou les Confessions» (p. 134); les Confessions étant un livre posthume, il est difficile d’imaginer qu’il ait été commenté «du vivant de Rousseau». Quand l’auteur affirme que «la Révolution française sera même tentée de déterminer un nouveau calendrier» (p. 135), on pourrait avoir le réflexe de lui rappeler que la Révolution n’a pas été «tentée» par ce calendrier, mais qu’elle l’a bel et bien institué. Quand il évoque le «ton ampoulé des Lumières» (p. 136), on aimerait savoir à qui il pense : Diderot ? Voltaire ? Rousseau est en effet panthéonisé en 1794 (p. 144), mais Voltaire l’avait été dès 1791; qui sera, des deux, «le symbole de la nouvelle époque qui commence» (p. 144) ? Pourquoi favoriser le premier au détriment du second ? Ça fait désordre.

 

Références

Le Fol, Sébastien (édit.), la Fabrique du chef-d’œuvre. Comment naissent les classiques, Paris, Perrin, 2022, 419 p.

Melançon, Benoît, Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, 194 p.

Benoît Melançon, Nos Lumières, 2020, couverture

Hommage à Normand Chaurette

Normand Chaurette, Comment tuer Shakespeare, 2011, couverture

 

L’écrivain Normand Chaurette est mort cette semaine.

À une époque, l’Oreille tendue le croisait dans les corridors de ce qui s’appelait encore le Département d’études françaises de l’Université de Montréal.

Leurs chemins se sont de nouveau croisés au moment où le jury du prix de la revue Études françaises l’a sollicité pour un ouvrage encore à naître, Comment tuer Shakespeare.

Le livre a reçu plusieurs prix, dont le prix du Gouverneur général du Canada, catégorie études et essais de langue française. Le 28 novembre 2012, à Rideau Hall, c’est l’Oreille qui représentait les Presses de l’Université de Montréal et qui avait l’honneur de présenter le lauréat.

Les Presses de l’Université de Montréal sont fières d’avoir édité Normand Chaurette.

On connaissait déjà le dramaturge de Rêve d’une nuit d’hôpital ou de Ce qui meurt. On connaissait aussi le prosateur de Scène d’enfants ou du Poids des choses. On connaissait encore l’adaptateur de Schiller ou d’Ibsen. Avant aujourd’hui, ses œuvres avaient valu à Normand Chaurette trois prix du Gouverneur général du Canada et une reconnaissance internationale.

Comment tuer Shakespeare est un livre différent de ceux-là. Le jury du prix de la revue Études françaises l’a en effet commandé à Normand Chaurette, car ses membres savaient que celui-ci se passionnait depuis de nombreuses années pour la traduction dramatique, et particulièrement pour celle des œuvres de Shakespeare. Nous voulions, au sein de ce jury et aux Presses de l’Université de Montréal, lire un essai de Normand Chaurette sur cette expérience de la traduction par quelqu’un qui est lui-même dramaturge.

Nous avons été comblés au-delà de toutes nos attentes. Comment tuer Shakespeare est un essai au sens fort du terme. On y voit s’élaborer un vrai travail intellectuel et littéraire, on y suit un créateur dans les affres — le mot n’est pas trop fort — de la création, on y rencontre des personnages dont on ne sait trop s’ils sont réels ou imaginaires, on y découvre un nouveau Shakespeare — et un nouveau Chaurette.

Lui remettant le prix Spirale-Éva-Le-Grand, Gilbert David a résumé les choses d’un mot : «Chef-d’œuvre.»

Dix ans plus tard, il n’y a rien à changer à cet éloge.

 

Référence

Chaurette, Normand, Comment tuer Shakespeare, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2011, 220 p. Prix de la revue Études françaises.

La langue de puck en 1958

René de Chantal, «Défense et illustration de la langue française. Gouret ou hockey», le Droit, 1er mai 1958, titre

René de Chantal (1923-1998) a été professeur de littérature, administrateur universitaire, diplomate et chroniqueur de langue. En 1958, dans le Droit (Ottawa), il consacre trois textes à la langue de puck.

Dans sa première chronique, le 1er mai, il cite longuement une lettre du père X, «professeur de français dans un collège de la province de Québec», qui s’interroge sur les mots du sport en français, sur leur rapport à l’anglais, sur la façon de les construire. Comment faire pour que, «chez la jeunesse trépidante de vie», on accepte un lexique français fait «de termes exacts, précis, vifs pour répondre au besoin de l’action» ?

Dans sa réponse initiale, se reconnaissant «un peu profane en la matière», le chroniqueur reprend les propos du commentateur sportif Michel Normandin dans un texte de 1957 («Il est […] impérieux que nous soyons plus français que les Français […]»), lui-même citant Étienne Blanchard. Le texte s’achève une question : qui doit-on suivre, les professeurs, comme René de Chantal, ou les rédacteurs et commentateurs, comme Normandin ?

Le 8 mai, le professeur donne ses choix. Il apprécie «mise en échec» (pour «body-checking»), «se replier» et «repli» (pour «back-checking» — mais pas «replié», et plutôt que «retraite»), et «garder le but» (mais ni «gauler» ni «gauleur», mentionnés par le père X). Il ne connaît pas d’équivalent à «cross-checking» («arrêt croisé» est «peut-être la moins mauvaise» solution). Il propose «tir envolé» pour «slap shot», alors que son correspondant retenait «lancer frappé», voire, tout simplement, «frappé».

La troisième chronique est destinée à comparer le vocabulaire québécois et le vocabulaire français du hockey : défenses / arrières, bâton / crosse (canne, en Suisse), rondelle (disque, caoutchouc) / palet, mise au jeu / engagement (citation de Beaumarchais à l’appui), tricoter / dribbler, lancer / shooter, lancer / tir (ou shoot), retour / rebond, compter un but / marquer un but, couvrir un joueur / marquer un joueur, tour (ou truc) du chapeau / coup du chapeau, punition / pénalité, égaler / égaliser, semi-finales / demi-finales, période supplémentaire / prolongation. Pour la période, les choix ne manquent pas, d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique : engagement, strophe (!), stance (!!), tiers-temps, reprise. On dit aujourd’hui punition pour mauvaise conduite; René de Chantal trouvait que punition de méconduite rendait «admirablement» misconduct penalty.

René de Chantal s’appuie sur des travaux de linguistique ou de lexicographie (Georges et Robert Le Bidois, Ferdinand Brunot, Jacques Pignon, «qui fut mon professeur de vocabulaire en Sorbonne»), sur des dictionnaires (Robert, Larousse, Harrap, Quillet, Bénac), sur des vocabulaires français (le Rugby, l’Encyclopédie des sports modernes, le Hockey sur gazon, l’Art et la pratique du hockey [sur gazon]) et sur «le programme d’un match de hockey auquel [il a] assisté dernièrement au Palais des sports de Paris» ! Écrivant de Paris, il a même interrogé un «jeune joueur de hockey français» et «quelques Canadiens qui ont l’occasion de jouer au hockey ici».

Conclusion ?

Si les mêmes expressions ne coïncident pas toujours des deux côtés de l’Atlantique, le vocabulaire canadien-français est, règle générale, fort honnête […]. Il faudrait faire profiter les sportifs français de nos trouvailles. […] Si ce n’est déjà fait,  le Canadien qui rédigerait, dans une langue correcte, un petit ouvrage sur notre sport national, rendrait service, non seulement à ses compatriotes, mais aussi aux Français qui s’intéressent de plus en plus à ce magnifique sport.

Dont acte.

P.-S.—Il est même question du détail.

P.-P.-S.—René de Chantal a beau être «profane», le 15 mai, il évoque «le sensationnel Doug Harvey» et Maurice Richard.

 

Références

Chantal, René de, «Défense et illustration de la langue française. Gouret ou hockey», le Droit, 1er mai 1958, p. 2.

Chantal, René de, «Défense et illustration de la langue française. “Back-checking” et “slap shot”», le Droit, 8 mai 1958, p. 2.

Chantal, René de, «Défense et illustration de la langue française. Termes de hockey. En France, on shoote», le Droit, 15 mai 1958, p. 2.

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey, Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p. Préface de Jean Dion. Illustrations de Julien Del Busso.

Normandin, Michel, «La langue des sports», Vie française, 12, 1-2, septembre-octobre 1957, p. 34-46.

Benoît Melançon, Langue de puck. Abécédaire du hockey, 2014, couverture

Bâtard !

Nuage de jurons, Francis Desharnais et Pierre Bouchard, Motel Galactic. 2. Le folklore contre-attaque, 2012, case

Le 8 juin, le site du Robert accueillait une réflexion de la linguiste Anne Abeillé sur le mot bâtard : étymologie, sens, évolution, etc. Si le mot, dans le français du Québec, a les mêmes emplois qu’ailleurs dans la francophonie, il y a aussi un autre usage : c’est un juron.

Selon une «Analyse de l’utilisation des jurons dans les médias québécois» publiée en septembre 2003 par Influence Communication — étude qui paraît avoir disparu du Web —, celui-là arrivait en 28e position (sur 52) dans la liste «Les jurons les plus populaires» (p. 11).

Le personnage de Gérard D. Laflaque le pratiquait volontiers.

On l’a déjà vu chez le romancier Jean-François Chassay en 2006 : «J’ai l’impression de ne jamais avoir de bâtard de vocabulaire quand j’ouvre la bouche pis pas une ostie d’idée quand j’ouvre mon cerveau !» (p. 288)

On le croise dans Morel (2021) de Maxime Raymond Bock : «Prendre le métro aujourd’hui est une aventure, mais, bien qu’il trouve que le train roule vite en bâtard, cela lui fait plaisir de raconter à Catherine comment il l’a construit, ce métro qu’elle emprunte tous les jours […]» (p. 304).

On le trouve sous la plume de Michel Tremblay dans Albertine en cinq temps (1984) : «La rue Fabre, les enfants, le reste de la famille… bâtard que chus tannée…» (éd. de 2007, p. 16)

La richesse des jurons québécois ne se dément jamais.

 

Illustration : Francis Desharnais et Pierre Bouchard, Motel Galactic. 2. Le folklore contre-attaque, Montréal, Éditions Pow Pow, 2012, 101 p., p. 86.

 

Réféfences

Chassay, Jean-François, les Taches solaires. Roman, Montréal, Boréal, 2006, 366 p., p. 288-289.

Raymond Bock, Maxime, Morel. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2021, 325 p.

Tremblay, Michel, Albertine, en cinq temps, Montréal et Arles, Leméac et Actes Sud, coll. «Papiers», 2007, 61 p. Édition originale : 1984.

Canidé mort

Siam, caniche royal, 2017

Quand, au Québec, dans la langue populaire, on veut marquer l’échec d’un projet, la fin d’un espoir ou l’absence de confiance en quelqu’un, on peut dire «Son chien est mort».

Ainsi, dans Usito, le dictionnaire numérique, à chien, on trouve ceci :

Son chien est mort : il ou elle n’a (plus) aucune chance. «Il voudrait sortir avec toi, ça crève les yeux. — Eh bien ! ma chère, son chien est mort depuis toujours» (Gr. Gélinas, 1950).

Il arrive aussi que des chiens meurent pour vrai. RIP Siam (2009-2022).

P.-S.—Non, les animaux ne décèdent pas.