Point(s) de vue

Deux couvertures de Jean Echenoz

On le sait : tout, dans la vie, est affaire de point de vue. (On trouvera une démonstration de cette vérité universelle ici même, le 7 octobre 2013, s’agissant d’une activité sexuelle doublement consentie.)

Autre exemple celui-là, chez Jean Echenoz.

L’Oreille tendue a déjà cité ce passage de Je m’en vais (1999) :

Vous allez sur Toulouse ? lui demande Baumgartner.

La jeune femme ne répond pas tout de suite, son visage n’est pas bien distinct dans la pénombre. Puis elle articule d’une voix monocorde et récitative, un peu mécanique et vaguement inquiétante, qu’elle ne va pas sur Toulouse mais à Toulouse, qu’il est regrettable et curieux que l’on confonde ces prépositions de plus en plus souvent, que rien ne justifie cela qui s’inscrit en tout cas dans un mouvement général de maltraitance de la langue contre lequel on ne peut que s’insurger, qu’elle en tout cas s’insurge vivement contre, puis elle tourne ses cheveux trempés sur le repose-tête du siège et s’endort aussitôt. Elle a l’air complètement cinglée (p. 194).

Le lecteur est alors appelé à voir la scène avec les yeux de Baumgartner (qui est peut-être Louis-Philippe, mais c’est une autre histoire). Deux ans plus tôt, dans Un an (vous suivez ?), ce n’est pas tout à fait la même chose :

Vous allez vers Toulouse ? fit une voix d’homme. Victoire acquiesça sans se tourner vers lui. Elle était hagarde et ruisselante et semblait sauvage et mutique et peut-être mentalement absente. […] Elle s’endormit sur son siège avant que ses cheveux soient secs (p. 70).

Sur ou vers ? La question est d’importance.

 

Références

Jean Echenoz, Je m’en vais. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1999, 252 p.

Echenoz, Jean, Un an. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1997, 110 p.

Le meilleur des mondes commerciaux

L’oreille de l’Oreille tendue s’est tendue devant ce tweet de @LeaStreliski :

 

Hier, en effet, les concepteurs du projet montréalais Royalmount — ce beau nom français — ont fait paraître une publicité pleine page dans le quotidien le Devoir. (Ils ont aussi un site Web, royalmount.com, dont la page d’accueil est, évidemment, en anglais.)

Que raconte-t-on dans le journal ?

On découvre que la «sérénité de la nature» pourrait «rencontre[r] l’effervescence de la ville», même dans en un décor particulièrement peu naturel, au croisement de deux autoroutes surchargées, la 15 et la 40, d’où la végétation est très largement absente en l’état actuel des lieux. (Le cycliste représenté en haut à gauche devrait avoir un peu de mal à y circuler foulard au vent, ainsi que les piétons évoqués dans le texte.) Voilà probablement pourquoi cet espace commercial qui n’existe pas est déjà une «destination emblématique» : c’est la ville à la campagne et vice versa.

Regroupés en trois catégories («Vivre», «Avancer», «Innover»), tous les mots de passe de l’heure sont là : éco-innovant, expérience immersive, écosystème dynamique, durabilité, échelle humaine, qualité de vie, inclusif, valeurs, mobilité, moyens de transport actifs et écoresponsables, intégrant efficacement, revitalisant, meilleures pratiques, émissions de carbone.

On s’attendait à voir apparaître le mot communauté; on n’est pas déçu. Sous la rubrique «Innover», un texte est coiffé du titre «Une communauté diversifiée et ancrée dans la nature» :

Notre projet s’inscrit dans une démarche écoresponsable qui tient compte des changements climatiques en revitalisant un ancien site industriel. Nous nous engageons à suivre les meilleures pratiques en matière de développement durable en misant sur trois principaux piliers, soit la santé, l’environnement et la réduction des émissions de carbone.

Question naïve : où est la «communauté diversifiée» dans ces deux phrases, où il n’est question que d’environnement et pas du tout de personnes ?

On notera enfin une juteuse faute d’accord : «le rythme et l’accessibilité d’une ville se vit [sic] aussi à pied».

Foi d’Oreille, de la bien belle ouvrage.