Citation néologique du jour

Voltaire, buste

«Ni néologisme, ni servitude; mais la néologie convient aux Républiques : elle rendit la langue grecque complète et sonore; elle enrichit journellement la langue anglaise, lui a donné ce caractère mâle qui la distingue, et qui la rend propre aux discussions politiques. Un écrivain anglais est un homme libre, comme l’a dit Voltaire; un écrivain français doit l’être également. La langue que nous parlerons sera plus célèbre que celle des grands hommes du siècle de Louis XIV; et je ne vois pas pourquoi on sacrifierait aux talents les progrès que doit faire le génie de la liberté. Notre ordre social pouvant varier tous les neuf ans, il faut que notre langue soit susceptible de fournir les signes qui désigneront ces altérations.»

Bayard de la Vingtrie, Voyage dans l’intérieur des États-Unis, Paris, Batilliot, 1797, p. viij-ix.

Dérapages incontrôlés

Risque de dérapage, panneau de signalisation routière

Commençons par un aveu : quand l’Oreille tendue décide de se pencher sur une expression de la langue familière québécoise, c’est généralement en fonction de deux critères. Cette expression lui est familière, par exemple à cause de son écosystème linguistique familial (premier exemple, deuxième exemple), ou bien il s’agit de mots qu’elle pratique abondamment (les sacres, notamment). Il est très rare que l’Oreille aborde des aspects de la langue qui lui sont étrangers.

À la demande populaire (n = 1), elle abordera aujourd’hui les mots shire / chire et shirer / chirer, bien qu’elle ne les ait jamais prononcés et qu’elle n’ait pas l’intention de le faire.

Ce qui chire n’est plaisant ni auditivement ni automobilement : cela tourne à vide et fait du bruit.

«Pendant que dehors le camion virait, chirait et tonnait sur la 133, en dedans les éléments se mêlaient et se démêlaient, les membres de disloquaient, les tissus de déchiraient ou se compressaient» (le Basketball et ses fondamentaux, p. 78).

«j’ai roulé en ligne plus ou moins droite et sans trop quitter la chaussé glacée, rien qu’une fois dans une courbe j’ai chiré, viré sur un parterre» (Frank va parler, p. 136).

«Quand j’entends devant ma maison les roues d’un véhicule qui shire, le son aigu d’une mécanique qui tourne à vide, je regarde dehors et me demande si quelqu’un a besoin d’aide» (J’étais juste à côté, p. 159).

(On notera l’attraction mutuelle entre chirer et virer.)

Cela concerne toutes sortes de moyens de locomotion, avec ou sans bruit désagréable : voiture et camion (ci-dessus), vélo (Des histoires d’hiver […], p. 163), avion (Miniatures indiennes, p. 54), voire cheval et chaussure (la Bête creuse, p. 282 et p. 500).

Au sens littéral comme au sens figuré, qui shire (verbe) fait ou part sur une shire (substantif).

«Le monsieur à lunettes fumées a pas dit un mot, il a rembarqué dans sa Pontiac et il est parti en faisait une shire» (Des histoires d’hiver […], p. 99).

«J’ai l’ai goût d’partir su’une chire jusqu’en deux mille cinquante» (J’ai bu, p. 57).

Quand une conversation dérape, ce n’est jamais bon signe : «Et c’est là que ç’a chiré» (le Chemin d’en haut, p. 27).

La chire peut aussi désigner une chute ou une embardée.

«On dirait pas que j’ai juste vingt-cinq ans, et en même temps c’est comme si c’était hier que je becquais mes bobos aux genoux après une chire en bicycle» (Autour d’elle, p. 43).

«Prendre une chire. Culbuter, tomber, faire une embardée» (Trésor des expressions populaires, p. 85).

À votre service — mais essayons de ne pas en faire une habitude.

 

Références

Bernard, Christophe, la Bête creuse. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 14, 2017, 716 p.

Bienvenu, Sophie, Autour d’elle. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2016, 206 p.

Chabot, J. P., le Chemin d’en haut. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 171, 2022, 224 p.

DesRuisseaux, Pierre, Trésor des expressions populaires. Petit dictionnaire de la langue imagée dans la littérature et les écrits québécois, Montréal, Fides, coll. «Biblio • Fides», 2015, 380 p. Nouvelle édition revue et augmentée.

Hébert, François, Miniatures indiennes. Roman, Montréal, Leméac, 2019, 174 p.

Hébert, François, Frank va parler. Roman, Montréal, Leméac, 2023, 203 p.

Messier, William S., le Basketball et ses fondamentaux. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 12, 2017, 239 p.

Nicol, Patrick, J’étais juste à côté. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 176, 2022, 192 p.

Québec Redneck Bluegrass Project, J’ai bu, Spectacles Bonzaï et Québec Redneck Bluegrass Project, 2020, 239 p. Ill. Avec un cédérom audio.

Robitaille, Marc, Des histoires d’hiver avec encore plus de rues, d’écoles et de hockey. Roman, Montréal, VLB éditeur, 2013, 180 p. Ill.

La langue de la shoppe

Résultat de recherche pour le mot «washeur» sur le site de Rona

Depuis quelques semaines, l’entreprise Rona diffuse une publicité bricololinguistique :

Au Québec on parle la réno
Mais quand on magasine en ligne
C’est comme parler à un mur
Rona présente
La langue de la réno
Rona a donné un cours de langue à son site
Pis maintenant on se comprend
Et si y’en manque on va les ajouter

On y entend des clients formuler des recherches à haute voix, recherches qui ne mènent à rien d’utile dans les moteurs de recherche. En effet, les mots washeur, gun à cauking ou long nose (les pinces, bien sûr) ne sont guère utiles pour qui travaille en français (oui, ces personnes travaillent en français, même si elles utilisent des anglicismes).

Rona a donc programmé son site Web pour aider ses utilisateurs qui ne connaissent pas le nom d’un produit en français. On voit même défiler du code HTML à l’écran !

Et ça marche : washeur mène à plusieurs types de rondelle, gun à cauking à pistolet à calfeutrer et long nose à pince à bec long. On tient même compte de la prononciation québécoise et de l’orthographe qu’on lui associe (washer => washeur).

On pourra reprocher à Rona de favoriser l’anglicisation du Québec ou, au contraire, de permettre à ses utilisateurs de trouver des mots français qu’ils ignorent.

Il s’agit d’un cas classique de bucket à moitié vide ou à moitié plein.

P.-S.—Vous avez raison : ce n’est pas la première fois que l’Oreille tendue parle de rénovation.

 

Cochon saignant

Emmanuel Bouchard, Parallèle 45, 2024, couverture

Soit ceci, tiré du roman Parallèle 45 (2024), d’Emmanuel Bouchard :

Un jour, quelques mois avant sa mort, mon père avait disparu pendant une journée entière sans donner de nouvelles, ce qui n’était pas dans ses habitudes quand il ne travaillait pas. Ma mère se faisait du sang de cochon (p. 133).

Se faire du sang de cochon ? Explication du dictionnaire numérique Usito : «s’inquiéter, se tourmenter». En ce sens, il peut être légitime de remplacer le cochon par la punaise.

À votre service.

 

Référence

Bouchard, Emmanuel, Parallèle 45, Montréal, Mains libres, 2024, 197 p. Ill.

Ursidé médian

Yogi Bear, «Hi kids ! Don’t feed the bears», 1961

Soit les deux phrases suivantes :

«Certes, il faut être beaucoup plus ambitieuse que la moyenne des ours pour être mairesse de Montréal» (la Presse+, 24 octobre 2024).

«“Nous sommes de petites bêtes”, m’a souvent confié Odile, pour qui la distinction entre les animaux et les êtres humains est moins tranchée que pour la moyenne des ours» (la Presse+, 28 novembre 2024).

Qu’est-ce que cette moyenne des ours ? En français de référence, on pourrait proposer citoyen lambda ou commun des mortels comme synonymes. Le dictionnaire numérique Usito suggère «la plupart des gens».

D’où cela viendrait-il ? Un groupe de discussion en ligne évoque une origine états-unienne. Il s’agirait d’une phrase du personnage de Yogi Bear se vantant d’être plus malin que l’ours moyen («I’m smarter than the av-er-age bear !»).

Les voies de la lange sont souvent impénétrables.

P.-S.—Ne parlons même pas de la prononciation du mot ours.

P.-P.-S.—Dans le magazine The New Yorker de cette semaine : «I don’t look like your average bear

 

Illustration : «Hi kids ! Don’t feed the bears», 1961, photo déposée sur Wikimedia Commons