Sept mots pour la Belgique

Jean-Marie Klinkenberg, Petites mythologies belges, édition de 2009

Les spitantes Petites mythologies belges de Jean-Marie Klinkenberg (2003 et 2009) regorgent de propos bien vus sur la langue. Pour qui connaît l’auteur, rien là d’étonnant; l’Oreille tendue a eu l’occasion de le saluer ici et .

De l’édition de 2003, elle retient quelques mots, pour un dictionnaire personnel.

Consensus : l’idée de consensus «vertèbre la vie sociale belge» (p. 39).

Évaporation : la Belgique est un «pays promis à l’évaporation» (p. 7 et p. 39).

Façadisme. Néologisme à deux faces. 1. Archit. «Le jeu du façadisme consiste, pour un promoteur, à jeter son dévolu sur un édifice modern style, ou nouille, ou zinneke; à jeter à bas tout l’édifice, comme un fruit qu’on évide, en faisant soigneusement attention à n’en pas perdre la face; à construire derrière ce front un volume architectural généralement quelconque mais le plus souvent parallélépipédique […]» (p. 83). 2. Fig. «Règne donc ici ce que l’on pourrait nommer un façadisme généralisé. Du génie se déploie pour créer des objets qui ne sont pas ce qu’ils disent être, ou qui l’ont été mais ne le sont plus, ou qui sont seulement en puissance de l’être un jour» (p. 69).

Friture : «Jusqu’à ma mort, je me refuserai à dire “friterie”. Seules les fritures me garantissent la frite de 1,2 x 1,2 cm de section, coupée main, et déjà lourde de moutarde à venir» (p. 81 n. 28).

Nafteur : «L’espace, le banlieusard l’occupe aussi par ses déplacements pendulaires. Pour désigner le zonier en mouvement, on a même inventé un mot qui n’existe qu’en Belgique, “navetteur”. Et si d’aventure ce mot réussissait à s’exporter, sa prononciation resterait une spécialité locale; on dit : nafteur» (p. 88).

Sel : il «appartient à la fois aux frites et à l’eau» (p. 21).

Thuyas : «La culture des haies de thuyas est à la maison de banlieue ce que la miction est au chien : elle marque le territoire» (p. 80).

 

[Complément du 5 décembre 2016]

Jusqu’à aujourd’hui, l’Oreille tendue ignorait que l’on pouvait parler de navetteur au Québec. Elle découvre le mot dans le Code Québec (2016) :

Il y a les navetteurs du 450. Ils habitent la couronne formée de la région du 450 (indicatif régional) autour de Montréal, qui débute aux frontières de l’Outaouais, passe par les Laurentides et Lanaudière, traverse le fleuve jusqu’aux confins de la Montérégie. […] Ils voyagent beaucoup, ont de jeunes familles et font la navette entre leur résidence et leur travail (p. 159).

À quand les nafteurs du 450 ?

 

Références

Klinkenberg, Jean-Marie, Petites mythologies belges, Bruxelles, Labor et Espace de libertés, coll. «Liberté j’écris ton nom», 2003, 95 p.

Klinkenberg, Jean-Marie, Petites mythologies belges, Bruxelles, Les impressions nouvelles, coll. «Réflexions faites», 2009 (édition revue et considérablement augmentée), 175 p.

Léger, Jean-Marc, Jacques Nantel et Pierre Duhamel, le Code Québec. Les sept différences qui font de nous un peuple unique au monde, Montréal, Éditions de L’Homme, 2016, 237 p. Ill.

Guerre ouverte ?

À la une du Journal de Québec, le 6 janvier 2010 : «Montréal capitale du BS». Traduction : «Montréal capitale du Bien-être social».

Bien-être social ? Il s’agit d’une des appellations de l’aide gouvernementale québécoise aux démunis. Dans le langage bureaucratique, elle a disparu, remplacé par aide sociale. Dans la langue courante, bs reste populaire, tant pour désigner l’aide sociale que les personnes qui en bénéficient.

La Vieille Capitale, Québec, serait-elle en train d’attaquer celle qu’elle imagine être sa rivale, Montréal ?

Pour un vindictionnaire

Jean Dion, chroniqueur au Devoir, tient blogue depuis le 18 novembre 2009. Sous le titre «C’était bien mieux dans le temps», il fait dans la nostalgie : «irrécupérable supporter du passé, [il] se penche sur le temps qui fuit, inexorablement, mais qu’il aime pareil parce que ce n’est pas de sa faute (au temps, pas à Jean Dion)».

Ces jours-ci, il propose à ses lecteurs les premières entrées de son «vindictionnaire». (Pourquoi «vindictionnaire» ? Réponse : «je propose que nous nous concoctions notre propre répertoire pour nous venger de ces contrariétés qui se cachent derrière un anonymat trop commode».)

Son modèle est le Baleinié : dictionnaire des tracas, de Christine Murillo, Jean-Claude Leguay et Grégoire Oestermann, cette contribution à la néologie contemporaine dont il a déjà été question ici.

Premières entrées du vindictionnaire dionesque : gabuche, abaglou, fouchaner et, bien sûr, hordu(e).

Si l’on se fie aux commentaires à la suite de chacune des propositions, les lecteurs en redemandent.

De la lexicographie

Qu’est-ce que la lexicographie ? Deux réponses à cette question.

Celle de Marie-Éva de Villers dans Profession lexicographe, le petit livre qu’elle lui a fait le plaisir de signer dans «Profession», la collection que l’Oreille tendue dirige aux Presses de l’Université de Montréal.

Profession lexicographe, 2005, couverture

Sa définition est la suivante :

La lexicographie est la branche de la linguistique appliquée qui a pour objet d’observer, de recueillir, de choisir et de décrire les unités lexicales d’une langue et les interactions qui s’exercent entre elles. L’objet de son étude est donc le lexique, c’est-à-dire l’ensemble des mots, des locutions en ce qui a trait à leurs formes, à leurs significations et à la façon dont ils se combinent entre eux (p. 11).

Une deuxième réponse : celle d’Erin McKean, dans le cadre des conférences TED, sous la forme d’une vidéo de quinze minutes tournée en mars 2007 à Monterey en Californie.

Non seulement McKean présente le travail du lexicographe, mais elle s’intéresse aussi à l’évolution du dictionnaire.

Sur le plan lexicographique, elle est ouvertement descriptiviste : tous les mots sont égaux, et tous leurs sens doivent être décrits scientifiquement.

Sur le plan dictionnairique, elle est résolument tournée vers l’avenir, et cet avenir est numérique : «Paper is the enemy of words», affirme-t-elle, le papier ici évoqué étant celui des dictionnaires traditionnels. Pour rompre avec cette forme caduque, il faut se mettre à plusieurs, ramasser les mots — tous les mots —, retenir leur contexte. En un mot : «Make the dictionary the whole language.» Beau projet.

On peut suivre Erin McKean sur Twitter (@emckean), lire son blogue, Dictionary Evangelist, ou consulter son dictionnaire à collaborateurs multiples, Wordnik, «the most comprehensive dictionary in the known universe» («le dictionnaire le plus exhaustif de l’univers connu»).

P.-S. — TED ? Il s’agit d’un organisme à but non lucratif créé en 1984 afin de faire dialoguer la technologie, le spectacle et le design : Technology, Entertainment, Design. Ses vidéos (gratuites) sont passionnantes. La préférée de l’Oreille est ici.

 

[Complément du 1er mars 2016]

Pour un point de vue hexagonal sur ces questions, on écoutera, sur France Culture, la livraison du 24 février 2016 de l’émission de radio la Fabrique de l’histoire, «Lexicologie et terminologie : comment crée-t-on de nouveaux mots ?».