Le zeugme du dimanche matin et de Patrice Lacombe

 Patrice Lacombe, la Terre paternelle, éd. de 1972, couverture

«La branche de l’Outaouais qui, en cet endroit, prend le nom de “Rivière des Prairies”, y roule ses eaux impétueuses et profondes, jusqu’au bout de l’île [de Montréal], où elle les réunit à celle du St-Laurent. Une forêt de beaux arbres respectés du temps et de la hache du cultivateur, couvre dans une grande étendue, la côte et le rivage.»

P.-S. — Ponctuation certifiée d’origine.

Patrice Lacombe, la Terre paternelle, présentation par André Vanasse, texte de l’édition de 1850, Montréal, Hurtubise HMH, coll. «Cahiers du Québec», série «Textes et documents littéraires», 4, 1972, 119 p., p. 39.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Est-ce vraiment arrivé un 30 mai ?

Voltaire, buste

«Nous sommes décidément dans l’ère des centenaires. On parle à Paris ni plus ni moins que de célébrer l’année prochaine celui de la mort de Voltaire; voici à ce propos un fait assez curieux.

Les fenêtres de l’appartement où Voltaire expira le 30 mai 1778, sur le quai qui porte aujourd’hui son nom, n’ont jamais été ouvertes depuis ce jour, en vertu d’une clause du testament de la marquise de Villette, et elles ne doivent être ouvertes qu’au centième anniversaire de sa mort, c’est-à-dire l’an prochain. On se demande ce qui a pu motiver une clause semblable : dans tous les cas, les Parisiens n’auront qu’à bien se tenir le 30 mai 1878, car le diable en personne va s’échapper ce jour-là des fenêtres si longtemps condamnées, ce qui ne sera pas bien rassurant pour les hommes de l’ordre moral qui ont promis à la France une longue vie de bonheur et de paix, grâce aux coups d’État, aux destitutions, aux persécutions, aux incarcérations et à la suppression de toutes les libertés dont la France commençait à faire l’essai intelligent et modéré.»

Arthur Buies, Petites chroniques pour 1877, Québec, C. Darveau, 1878, p. 25-26; cité d’après Arthur Buies, Chroniques II, édition critique par Francis Parmentier, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Bibliothèque du Nouveau Monde», 1991, 502 p., p. 336.

Journée mondiale de la poésie

Marc Angenot, l’Œuvre poétique du Savon du Congo, 1992, couverture

L’Oreille tendue découvre que, selon l’Unesco, le 21 mars est la Journée mondiale de la poésie.

Pour la célébrer, voici quatre poèmes journalisticopublicitaires, tirés d’un petit livre de son collègue et néanmoins ami Marc Angenot.

«Ses copieux nénès, qui ne datent pas d’hier,
On les eût ramassés avec une cuiller;
Depuis qu’elle les lave au savon de Vaissier,
Ils sont ronds et polis comme un casque d’acier !» (Gil-Blas, 13 novembre 1889, cité p. 21).

«Femmes qui redoutez l’effet du ballottage
Pour qu’une gorge ferme en marbre de Milo,
Au lieu de s’y mouler, moule votre corsage,
Employez en lotions toniques le Congo» (Gil-Blas, 6 septembre 1889, cité p. 21).

«Elle avait “deux œufs sur le plat…”
C’est maigre, pour une coquette !
Mais depuis que la savonnette
Du Congo sert à sa toilette,
Ils sont en pomme, ses appas !» (le Petit Parisien, 24 juin 1889, cité p. 21-22).

«Que j’en ai vu tomber, hélas ! de ces poitrines !
Avant moi, le corset soutenait ces appas,
Mais la gorge, à présent, a des formes divines,
Et c’est au doux Congo que nous devons cela !» (Gil-Blas, 11 février 1889, cité p. 36).

 

Référence

Angenot, Marc, l’Œuvre poétique du Savon du Congo, Paris, Éditions des cendres, 1992, 75 p. On peut lire les vingt premières pages du livre ici, en PDF.

Abécédaire V

Alexandre Vialatte, Un abécédaire, 2014, couverture

«Il pleut. Naturellement. Comme toujours.
Et ça durera jusqu’à notre mort (si nous arrivons jusque-là…).»

Dans le premier volume de l’Encyclopédie, en 1751, Edme-François Mallet signe un des textes sur le mot abrégé :

Les abregés peuvent, selon le même Auteur [Baillet], se réduire à six especes differentes; 1°, les épitomes où l’on a réduit les Auteurs en gardant régulierement leurs propres termes & les expressions de leurs originaux, mais en tâchant de renfermer tout leur sens en peu de mots; 2°. les abrégés proprement dits, que les Abréviateurs ont faits à leur mode, & dans le style qui leur étoit particulier; 3°. les centons ou rhapsodies, qui sont des compilations de divers morceaux; 4°. les lieux communs ou classes sous lesquelles on a rangé les matieres relatives à un même titre; 5°. les Recueils faits par certains Lecteurs pour leur utilité particuliere, & accompagnés de remarques; 6°. les extraits qui ne contiennent que des lambeaux transcrits tout entiers dans les Auteurs originaux, la plûpart du tems sans suite & sans liaison les uns avec les autres (source : application Encyclopédie).

L’Abécédaire que publiait Julliard en 2014 sous la signature d’Alexandre Vialatte relève, au choix, du genre lieu commun ou classe, ou du genre extrait. Ce livre est en fait celui d’Alain Allemand, qui l’a conçu et qui l’a illustré, autant que de Vialatte, dont les écrits multiples sont donnés à lire sous une forme qui n’était pas la leur à l’origine.

L’entreprise était hasardeuse : prendre des chroniques, ces textes composites, les découper et en regrouper thématiquement le contenu, y ajouter des passages tirés de lettres ou de romans, puis soumettre l’ensemble à l’ordre alphabétique. Du fait de son mode de composition, Un abécédaire donne lieu à plusieurs répétitions et à de nombreux déséquilibres d’une entrée à l’autre. Il y a même des textes reproduits deux fois, à l’identique (p. 20 et p. 249; p. 81 et p. 220). Ça fait désordre.

Cela étant, on retrouve bien sûr la manière Vialatte dans cet abécédaire bicéphale.

On se souvient avec profit de tout ce qui date, selon lui, «de la plus haute Antiquité» : le bonheur (p. 8), le mois d’août (p. 12), le bœuf (p. 26), l’hiver (p. 49), l’éléphant (p. 65), le premier de l’an (p. 109), le kangourou (p. 121), la maternité (p. 154). En revanche, c’est un peu plus compliqué pour l’espèce humaine. Si, comme chacun le sait, la femme «remonte […] à la plus haute Antiquité» (p. 71), c’est moins clair pour l’homme, qui daterait, lui, «des temps les plus anciens» (p. 98), voire «de la nuit des temps» (p. 99) : «Il a bien quinze millions d’années» (p. 99); «L’homme date d’une si lointaine époque qu’il est affreusement fatigué» (p. 219).

On est appelé à jouer à et si. Et si on n’avait pas inventé le chien (p. 36), la femme (p. 71-72), les fleurs (p. 74), le kangourou (p. 121), les lacs (p. 124), la Lune (p. 136), l’eau (p. 173) ? Un exemple, parmi d’autres : «Que seraient devenus les hommes s’ils n’avaient pas eu de mères ? L’humanité se composerait d’orphelins» (p. 155). Voilà qui est difficilement contestable.

On établit la liste des créateurs aimés de Vialatte : Colette, Dubuffet, Kafka (qu’il a longtemps traduit), Pourrat, Proust, Queneau, la comtesse de Ségur, Toulet, Utrillo. Céline ? C’est moins sûr.

On entend, non sans étonnement, des «meuglements cunéiformes» (p. 26), on voit un «manche de parapluie acrimonieux» (p. 112), on croise un «ornithorynque paradoxal» (p. 148 et p. 179), on se passionne pour le pédalo (p. 184 et suiv.).

On rencontre des zeugmes et des conseils sur l’utilisation de l’impératif.

On s’amuse de l’usage que fait Vialatte de l’astrologie (l’entrée «Zodiaque» fait neuf pages et chaque mois a droit à sa propre entrée, sauf mai).

Plus sérieusement — mais «Il ne faut jamais se prendre au sérieux» (p. 14) —, on est appelé à réfléchir à la nature humaine :

De temps en temps, [l’homme] détruit la Bastille pour construire des prisons moins belles mais plus nombreuses, il tue ses rois pour avoir un empereur et le remplacer par un monarque, il adore la Raison, il se repaît de chimères, il massacre ses prisonniers. En un mot, il naît libre égal et fraternel. Tant qu’il conquiert, ce n’est pas trop inquiétant; quand il «libère», ça devient plus grave; quand il déclare la paix au monde, c’est le moment de prendre le maquis. S’il parle de «vertu», gare à la guillotine; s’il parle «liberté», méfiez-vous de la prison (p. 100).

Ce n’est pas toujours très encourageant. Ça fait partie du plaisir.

 

[Complément du 19 mars 2021]

Vialatte n’a évidemment pas le monopole de l’expression «plus haute Antiquité». Elle est aussi, par exemple, chez le Jules Verne du Pays des fourrures (1872-1873) : «Le commerce des pelleteries remonte donc à la plus haute antiquité» (éd. de 2020, p. 64).

 

Références

Verne, Jules, le Pays des fourrures. Le Canada de Jules Verne — I, Paris, Classiques Garnier, coll. «Bibliothèque du XIXe siècle», 77, 2020, 549 p. Ill. Édition critique par Guillaume Pinson et Maxime Prévost. Édition originale : 1872-1873.

Vialatte, Alexandre, Un abécédaire, Paris, Julliard, 2014, 266 p. Choix des textes et illustrations par Alain Allemand.

Les zeugmes du dimanche matin et d’Émile Zola

Émile Zola, l’Assommoir, éd. de 1969, couverture

«Et il [Coupeau] reprenait ses explications : les patrons fournissaient l’or en fil, tout allié; les ouvriers le passaient d’abord par la filière pour l’obtenir à la grosseur voulue, en ayant soin de le faire recuire cinq ou six fois pendant l’opération, afin qu’il ne cassât pas. Oh ! il fallait une bonne poigne et de l’habitude !» (p. 83)

«Quand on a l’hiver et la faim dans les tripes, on peut serrer sa ceinture, ça ne vous nourrit guère» (p. 399).

Émile Zola, l’Assommoir, Paris, Garnier-Flammarion, coll. «GF», 198, 1969, 445 p. Chronologie et introduction par Jacques Dubois.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)