Vingt-troisième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Denis Diderot, Jaques le fataliste et son maître, éd. de 1976, couverture

Digression

Définition

«En rhétorique, partie du discours judiciaire qui sort du sujet principal, mais avec l’intention de mieux disposer l’auditoire : il s’agit de distraire celui-ci par des informations accessoires quand la matière devient trop sèche, d’exposer des faits ou des événements tragiques dans un contexte religieux qui en atténue les effets (cf. les Oraisons funèbres de Bossuet), ou encore de renforcer la tension par une suspension du thème central au moment même d’un tournant décisif (effet de retardement).

En tant que technique narrative, la digression a été abondamment mobilisée au cours de la seconde moitié du XVIIIe s., au point de devenir l’axe même autour duquel le récit s’articule : cf. Tristram Shandy (1760) de L. Sterne, et Jacques le fataliste (1778) de Diderot» (Dictionnaire des termes littéraires, p. 143).

Exemples

«Esquisser ce personnage, ce sera peindre une certaine portion de la jeunesse actuelle. Ici la digression sera de l’histoire» (Béatrix).

«Caine avait d’ailleurs fini par ne plus s’intéresser qu’à la confection minutieuse de ce leurre, pure apparence, contenant vide et formel, efficace comme peut l’être un accessoire de théâtre, qui — digression — prodigue toujours un peu plus des particularités réelles de l’objet qu’il simule, et en restitue ainsi tous les traits bien mieux que ne le ferait au même endroit l’objet lui-même, délivré dans sa vérité molle» (le Méridien de Greenwich, p. 221).

Remarques

1. Tous les auteurs n’ont pas l’amabilité d’Honoré de Balzac, de Jean Echenoz ou de Fontenelle (Digression sur les Anciens et les Modernes, 1687). Il est le plus souvent difficile de savoir quand commence (et donc où finit) une digression.

2. La pièce «Digression» se trouve sur l’album The Very Best of de Lennie Tristano (2009).

3. De la digression, on dit fréquemment qu’elle est «longue». Voilà pourquoi nombre d’auteurs s’excusent d’y avoir recours.

4. Il peut arriver que la digression soit niée : «Ce qui a pu paraître au lecteur une digression n’en est pas une, en vérité» (le Peintre de la vie moderne).

5. On peut sans mal contester la datation (1778) de Jacques le fataliste par le Dictionnaire des termes littéraires.

 

[Complément du 11 juin 2015]

Laurence Sterne ? Tristram Shandy ? «Digressions, incontestably, are the sunshine;—they are the life, the soul of reading;—take them out of this book for instance,—you might as well take the book along with them;—one cold eternal winter would reign in every page of it; restore them to the writer;—he steps forth like a bridegroom,—bids All hail; brings in variety and forbids the appetite to fail» (éd. 1979, p. 95).

 

[Complément du 1er novembre 2016]

Qu’arrive-t-il quand une doctorante soutient sa thèse sur la digression ? Clémentine Mélois, la doctorante, et Jean-Bernard Pouy, un membre de son jury, ont joué la chose dans la livraison du 30 octobre 2016 de l’émission Des Papous dans la tête de France Culture. C’est digressif à souhait.

 

[Complément du 29 mai 2023]

Ceci, dans le plus récent roman de François Hébert, Frank va parler (2023) :

Quelqu’un me fera peut-être remarquer que je fais une digression à la manière de Laurence Sterne.
Non ?
Mais oui !

 

Références

Balzac, Honoré de, Béatrix, Saint-Cyr sur Loire, publie.net, coll. «Nos classiques», 2011. Édition numérique. Édition originale : 1845.

Baudelaire, Charles, le Peintre de la vie moderne, Saint-Cyr sur Loire, publie.net, coll. «Nos classiques», 2010. Édition numérique. Édition originale : 1869.

Echenoz, Jean, le Méridien de Greenwich. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 255 p.

Hébert, François, Frank va parler. Roman, Montréal, Leméac, 2023, 203 p.

Sterne, Laurence, The Life and Opinions of Tristram Shandy. Gentleman, Penguin Books, coll. «The Penguin English Library», 1979, 659 p. Ill. Edited by Graham Petrie with an Introduction by Christopher Ricks. Édition originale : 1759.

Van Gorp, Hendrik, Dirk Delabastita, Lieven D’hulst, Rita Ghesquiere, Rainier Grutman et Georges Legros, Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Honoré Champion, coll. «Dictionnaires & références», 6, 2001, 533 p.

Citation métalinguistique du jour

Denis Diderot, boul. Saint-Germain, Paris

«Tel mot ne signifie rien dans la bouche d’un homme honnête, mais violent, qui outrage dans la bouche d’un autre qui pèse toutes les syllabes. Vous vous piquez de connoître les hommes, et vous en êtes encore à ignorer que chacun a sa langue, qu’il faut interpréter par le caractère» (Diderot, lettre à Paul Landois du 29 juin 1756).

Merci à François Bon pour la photo.

 

Référence

Diderot, Denis, Correspondance, Paris, Éditions de Minuit, 1955-1970, 16 vol. Éditée par Georges Roth, puis par Jean Varloot.

Chronique bibliographique du Nouvel An

D. T. Max, Every Love Story Is a Ghost Story, 2012, couverture

[Les remarques qui suivent n’intéresseront que les mordus de notes et de références bibliographiques (il y en a).]

Soit Every Love Story Is a Ghost Story, la biographie de David Foster Wallace écrite par D.T. Max. Au fil du texte, on trouve des appels de note; les notes elles-mêmes — commentaires, prolongements, etc. — sont placées en fin d’ouvrage. On sait donc qu’elles existent.

Puis, à la suite de ces premières notes, d’autres apparaissent, dont l’existence n’est nulle part annoncée (aucun appel de note n’y renvoie). Elles donnent les sources de toutes les citations du texte.

Les premières s’adressent à tous les lecteurs. Les secondes, aux spécialistes. Avantage incontestable : cela allège considérablement le texte.

(Question : comment cela est-il mis en pages dans la version numérique du livre ?)

Soit Diderot ou le bonheur de penser, la biographie de Denis Diderot rédigée par Jacques Attali. L’appareil des notes est pléthorique. Exemple :

L’abus de l’appel de note chez Jacques Attali

Pléthorique ? C’est un euphémisme : comme s’il avait peur de se faire accuser de plagiat, Attali empile les appels de notes les uns sur les autres, jusqu’au ridicule. L’exemple ci-dessus est un parmi des centaines.

L’appareil des notes est donc pléthorique, mais largement inutile. Pourquoi ? Parce que les appels ne renvoient pas à proprement parler à une note, mais à un numéro de la bibliographie (par exemple, le numéro 450 est une édition de 1899 [?!] des Confessions de Jean-Jacques Rousseau). On ne sait pas à quelle page, à quelle partie, à quel chapitre, à quel article, cela devrait mener. Vous voulez savoir à quel(s) passage(s) des Confessions Jacques Attali fait allusion ? Allez les lire. L’auteur n’est pas là pour vous.

[Si si, l’Oreille tendue vous l’assure : il y a des gens que cela intéresse.]

P.-S. — Pour entendre l’Oreille tendue commenter le livre de Jacques Attali à la radio de Radio-Canada, on clique ici.

 

[Complément du 3 janvier 2013]

Un collègue de l’Oreille lui a raconté avoir assisté jadis à un colloque où une communication était présentée par deux personnes : l’une faisait le texte, l’autre les notes. L’Oreille regrette tous les jours de ne pas avoir été là.

 

[Complément du 30 mai 2016]

Pour entendre l’Oreille tendue commenter le livre de D.T. Max à la radio de Radio-Canada, on clique ici.

 

Références

Attali, Jacques, Diderot ou le bonheur de penser. Biographie, Paris, Fayard, coll. «Biographie», 2012, 512 p. Ill.

Max, D.T., Every Love Story Is a Ghost Story. A Life of David Foster Wallace, New York, Viking, 2012, 309 p.

Non, pas quelque part

L’Oreille tendue est linguistiquement commune : il y a des choses qu’elle n’aime pas parce qu’elle ne les aime pas. Ce sentiment est largement partagé autour d’elle.

L’Oreille tendue est bibliographe : elle aime, d’amour, les notices bibliographiques bien torchées. Ce sentiment n’est pas aussi largement partagé qu’il le devrait, même autour d’elle.

L’Oreille tendue n’aime pas l’expression X écrit quelque part. Exemple : «note-t-il quelque part» (la Presse, 11 décembre 2012, p. A5). Cela blesse, par manque de précision, sa fibre bibliographique.

Si l’on sait où se trouve ce que l’on veut citer, on le dit. Si on ne le sait pas, on ne dit rien (on ne dit pas quelque part).

C’est comme ça.

P.-S. — Rappelons-le : employer à ou en devant quelque part est un crime passible des plus lourdes peines. Ça aussi, c’est comme ça.

 

[Complément du 3 novembre 2020]

Jean-Jacques Rousseau dans sa Lettre à d’Alembert en 1758 ? «J’ai lu quelque part […]» (éd. de 1967, p. 159).

 

Référence

Rousseau, Jean-Jacques, Lettre à M. d’Alembert sur son article Genève, Paris, Garnier-Flammarion, coll. «GF», 160, 1967, 250 p. Chronologie et introduction par Michel Launay. Édition originale : 1758.

Citation déprimante (ou pas) du jour

«Eh quoi ! chercher un mot pendant une journée !
L’attendre un mois entier, & peut-être une année,
Vous semble un métier sage ? Hélas ! que je vous plains.»

(Cubières de Palmézeaux, le Concours académique, acte IV, scène VIII, dans Théâtre moral ou pièces dramatiques nouvelles, Paris, Belin, Veuve Duchesne et Bailli, 1784, tome premier, p. 197-327, p. 308).