Citation déprimante (ou pas) du jour

«Eh quoi ! chercher un mot pendant une journée !
L’attendre un mois entier, & peut-être une année,
Vous semble un métier sage ? Hélas ! que je vous plains.»

(Cubières de Palmézeaux, le Concours académique, acte IV, scène VIII, dans Théâtre moral ou pièces dramatiques nouvelles, Paris, Belin, Veuve Duchesne et Bailli, 1784, tome premier, p. 197-327, p. 308).

Actualité de Rousseau

Parc Jean-Jacques-Rousseau, Montréal

«La gloire est chose passagère
Le monde est toujours à refaire
Et moi j’ai mordu la poussière
Je suis un homme tout nu»
Robert Charlebois,
«Les rêveries du promeneur solitaire» (1983)

 

Il y a quelques jours, l’Oreille tendue participait à un colloque (genevois) sur «Amis et ennemis de Jean-Jacques Rousseau». On s’y est intéressé aux disciples comme aux détracteurs de l’auteur, du XVIIIe au XXIe siècle. Le Rousseau des Québécois d’aujourd’hui n’a pas été abordé, mais cela aurait été possible.

Exemples.

Parmi les pancartes des étudiants québécois mécontents de la hausse des droits de scolarité universitaires décidée par le gouvernement, ainsi que de la loi dite «78» promulguée par lui, une cite précisément, guillemets à l’appui, mais sans indication de sources, «le citoyen de Genève» :

«Les lois
sont toujours
utiles à ceux
qui possèdent
et nuisibles
à ceux qui n’ont rien»
Rousseau
dit non (le Devoir, 26-27 mai 2012, p. F2)

Ce Rousseau-là, qui dit «dit non» à la hausse et qui porte le carré rouge des étudiants en grève, est celui du Contrat social (1762, livre premier, neuvième chapitre, «Du domaine réel», note).

C’est le même ouvrage qui nourrit la réflexion de l’Office national du film (ONF) du Canada :

L’ONF […] produit de son côté un essai interactif, Rouge au carré, une série de 22 tableaux interactifs inspirés du contrat social de Jean-Jacques Rousseau et produits en collaboration avec l’École de la Montagne rouge et Commun, une agence de création montréalaise (la Presse, 18 juin 2012, cahier Arts, p. 6).

Ce projet doit être dévoilé le 22 juin, jour prévu de manifestation en appui aux étudiants.

Enfin, les pages du quotidien le Devoir ne manquent pas d’allusions à Rousseau, liées directement ou pas aux prises de position étudiantes. Des étudiants et des universités demandent aux tribunaux d’intervenir dans la grève ? «Il n’y a pas à en douter, Rousseau s’opposerait à une conception de l’éducation contrainte à coups de sentences et d’injonctions», affirme un philosophe (21-22 avril 2012, p. F1). Un professeur s’interroge sur «la corrélation […] entre l’élévation dans l’échelle sociale et les comportements contraires à l’éthique» ? Il cite deux fois l’auteur du Discours sur l’inégalité (5 mars 2012, p. A6). Le mouvement «Occupy» prend de l’ampleur ? «Jean-Jacques Rousseau aurait campé avec les indignés», titre le journal (4-5 février 2012, p. B6).

Voilà un écrivain des Lumières qui ne paraît avoir que des amis ces jours-ci au Québec.

P.-S. — L’exception qui confirme la règle ? En réponse au texte «Jean-Jacques Rousseau aurait campé avec les indignés», un lecteur du Devoir traite l’écrivain de «squatteur», mais de squatteur des riches au crochet desquels il aurait vécu (7 février 2012, p. A8). Il n’y a rien à faire : Rousseau ne fait jamais l’unanimité.

 

[Complément du 29 octobre 2021]

L’Oreille tendue a continué à réfléchir à cette question. La preuve ?

Melançon, Benoît, «Jean-Jacques Rousseau au Québec en 2019», Sens public, revue numérique, 30 septembre 2019; repris, sous le titre «Voltaire, Rousseau et les autres, au Québec», dans Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, p. 15-34. http://sens-public.org/article1433.html

L’Oreille tendue chez les Helvètes

L’Oreille tendue rentre d’un colloque, à Genève, sur Jean-Jacques Rousseau. Ci-dessous, notes dépareillées.

L’ami François Bon est frappé de l’utilisation endémique, en France, de voilà. La Suisse n’est pas moins touchée. (La remarque vaut autant pour pas de souci, opportunité, quelque part et morale citoyenne.)

Le français parlé sur les rives du lac Léman a ses particularités. Les mouettes y sont aquatiques, mais motorisées. Les cornets y sont en plastique. Bien sûr y tient lieu de oui.

Ça a beau être universitaire, mais ça ne sait pas la différence entre mettre à jour (actualiser) et mettre au jour (révéler). Et ça s’attarde à qui mieux mieux, même un instant.

Du groupie en sciences humaines : appeler Jean-Jacques Rousseau «Jean-Jacques». Personne ne dit pourtant «Denis» pour Diderot. Heureusement.

Au restaurant, on ne doit pas confondre le service (ce qui est remis au serveur pour son travail) et le pourboire (ce qui est remis au serveur pour son travail).

Quand, en colloque, l’Oreille entend parler d’«une personnalité remarquable mais trop peu étudiée», elle se dit toujours que ce silence de la critique est probablement justifié.

Mme X est «la future grande tante d’Alfred de Musset» ? Grand bien lui fasse.

Lui : «C’est une jeune femme, 20 ans peut-être.» Un autre : «Une retraitée d’environ 58 ans.» Ils parlent de la même personne. Il y en a un des deux que sa perspicacité honore.

Sur sa tombe, l’Oreille demande que soit gravé ceci : «Dans les colloques, il respectait scrupuleusement son temps de parole. R.I.P.»

Rassurez-la : dites à l’Oreille que ses présentations PowerPoint ne sont pas aussi nulles, car bavardes, que celles-là. Elle vous en implore.

Oxymores à éviter : «la convergence d’horizons antagonistes»; «une neutralité bienveillante».

Entre deux communications, il y a toujours la télé, et les joies de l’Euro(pe) : dans sa chambre d’hôtel, l’Oreille avait le même match de foot sur au moins huit chaînes. C’est pendant Suède-Angleterre qu’elle a découvert l’autogoal, soit le fait de marquer contre son propre camp (scorer dans son but). La télé n’est pas complètement inutile. (Le but suivant, comme il se doit, était «incroyable».)

«Vous tenez un blogue ? Vraiment ?» «Vous utilisez Twitter ? Pourquoi ?» L’avenir du numérique ne passe pas par le Siècle des lumières.

Les interlocuteurs de l’Oreille avaient presque tous suivi le «printemps érable» dans les médias européens, sans y comprendre grand-chose. Manifestement, ces derniers n’ont guère fait leur travail.

Les voyages, particulièrement en avion, ne font pas ressortir ce que l’humanité a de meilleur. (L’Oreille ne s’exclut pas de l’humanité.)

Du temps où il y descendait (Hergé, l’Affaire Tournesol, p. 17-19), Tryphon Tournesol devait-il parler anglais pour se faire comprendre des employés de l’Hôtel Cornavin, dont certains baragouinent à peine le français ?

Quoi qu’on puisse en penser, l’Oreille est casanière. Elle n’aime pas trop être dépaysée. La preuve.

P.-S. — Dans le même ordre d’idées, l’Oreille a déjà publié quelques «Scènes de la vie de colloque» (en PDF ici).

 

Référence

Melançon, Benoît, «Scènes de la vie de colloque (extraits)», le Pied (journal de l’Association des étudiants du Département des littérature de langue française de l’Université de Montréal), 4, 29 février 2008, p. 12-13. Repris dans la Vie et l’œuvre du professeur P. Sotie, Montréal, À l’enseigne de l’Oreille tendue, 2022, p. 43-48. https://doi.org/1866/13167

Autoportrait au noir

[Jean-Jacques Rutlidge], le Vice et la foiblesse, 1786, couverture

«L’extérieur parfait de la pudeur & de la décence, pas leur plus petite réalité; l’abjuration secrette, & cent fois ratifiée par système & par réflexion, de tous les préjugés qui en font un devoir à mon sexe; la plus grande habitude au dehors de toutes les hypocrites mignardises & des momeries qui peuvent en déguiser l’abandon; dans le particulier, tous les emportements de volupté d’une Professe d’Amathonte; une figure régulière, beaucoup de fraîcheur, toutes les traces de l’éducation d’une fille de qualité qui n’auroit pas été négligée; sous un air de douceur, impitoyable & atroce de sang-froid; sous des dehors de désintéressement, avec l’air de ne jamais compter, précise jusqu’à un denier; avare jusqu’à la dureté envers tous les autres, cupide jusqu’à tout hasarder, & à tout faire pour de l’or. En garde contre tous les hommes, incapable par la perte de l’estime de moi-même, d’estimer jamais autrui; prenant pour imposteur ou pour dupe, quiconque pouvoit paroître estimable; possédant au suprème degré l’art de varier mes affections extérieures; froide, & sans cesse étudiant du fonds de ma pensée, & observant autrui; ardent en apparence par le jeu de toute ma physionomie; prodigue de paroles. sobre d’écritures; c’étoit le fruit des leçons de ma conseillère privée» (p. 113-114).

[Jean-Jacques Rutlidge], le Vice et la foiblesse, ou Mémoires de deux provinciales, rédigés par l’Auteur de la Quinzaine Angloise. Tome premier, À Lausanne, et se trouve à Paris, Chez REGNAULT, Libraire, rue St-Jacques, vis-à-vis celle du Plâtre, 1786, iv [sic pour viii]/221 p. (Exemplaire de la Bibliothèque cantonale et universitaire, Lausanne)

Le blogueur qui plantait des calembours

Marquis de Bièvre, Calembours et autres jeux sur les mots d’esprit, éd. 2000, couverture

L’Oreille tendue apprécie la littérature des Lumières. Il lui arrive aussi de jardiner. Elle a marié ces deux plaisirs au cours des derniers jours.

Il lui fallait planter des arbres, en l’occurrence des ifs. Plus précisément, elle en a transplanté un et elle en planté cinq nouveaux.

En 2011, elle avait présenté, à l’Université François-Rabelais de Tours, une communication sur le marquis de Bièvre (1747-1789), le «calembouriste» le plus célèbre du XVIIIe siècle.

Un exemple de l’art du marquis ? «Il avait fait planter six ifs dans un bosquet de son jardin, pour y faire prendre le café aux dames qui dînaient chez lui. Là, il leur disait : Mesdames, entendez-le comme vous voudrez, mais voici l’endroit décisif (des six ifs)» (éd. de Baecque, p. 127).

L’Oreille pourra dorénavant dire la même chose.

 

Références

Bièvre, François-Georges Maréchal, marquis de, Calembours et autres jeux sur les mots d’esprit, édition établie et présentée par Antoine de Baecque, Paris, Payot & Rivages, 2000, 155 p.

Melançon, Benoît, «Oralité, brièveté, spontanéité et marginalité : le cas du marquis de Bièvre», dans Didier Masseau (édit.), les Marges des Lumières françaises (1750-1789). Actes du colloque organisé par le groupe de recherches Histoire des représentations (EA 2115). 6-7 décembre 2001 (Université de Tours), Genève, Droz, coll. «Bibliothèque des Lumières», LXIV, 2004, p. 215-224. https://doi.org/1866/28776