Sacrer à l’Assemblée nationale les seins nus

«Crucifix, décâlisse !»

Tout le monde le dit et le répète : les jurons du Québec sont caractérisés par une forte présence de l’attirail liturgique (tabernacle faisant tabarnak, calice devenant câlisse, ciboire évoluant en cibouère). On y est moins portés qu’ailleurs sur Dieu, mais Son fils est partout (Christ se retrouvant sous les traits de crisse).

Au fil des ans, la dimension sacrilège des sacres québécois s’est fortement atténuée. D’une part, la déchristianisation de la population a coupé cet usage linguistique de son arrière-plan sacré : dire sacrament quand on ne va pas à l’église a moins de poids que si on est pratiquant. D’autre part, il existe au Québec une constante euphémisation des jurons, qui a eu pour effet de (presque) ravaler, par exemple, crisse au rang d’un banal crime.

(L’Oreille tendue a consacré nombre de textes à ces questions. Ils sont regroupés ici.)

L’hôtel du Parlement du Québec vient d’être le théâtre de pareille euphémisation. Pas plus tard que cet après-midi, des femmes s’y sont dénudé la poitrine en hurlant «Crucifix, décâlisse !». Sur leurs seins, la même formule était écrite. Elles seraient associées au groupe Femen.

(Pourquoi ? Parce que, dans le débat actuel sur le projet de Charte des valeurs québécoises, il est beaucoup question du maintien, ou du retrait, du crucifix qui orne les murs de l’hôtel du Parlement du Québec depuis 1936.)

Le choix du verbe décâlisser est intéressant. Celui-ci signifie partir, s’en aller. Traduction libre : Crucifix, va-t-en !

Crucifix, décrisse ! n’aurait-il pas été un meilleur choix, bien plus fort ? Dire au Christ du crucifix de décrisser, voilà qui aurait été vraiment blasphématoire.

D’une certaine façon, les protestataires se sont gardé une petite gêne.

P.-S. — Crucifix étant aussi un juron québécois, cela peut mener à une certaine confusion du message. Soit on demande au crucifix de décâlisser. Soit on enjoint à quelqu’un de décâlisser, en utilisant crucifix comme marqueur d’intensité.

P.-P.-S. — Sur Twitter, @kick1972 le faisait remarquer : la langue populaire se porte bien au Salon bleu. La semaine dernière, une députée, en pleins débats parlementaires, a envoyé «chier» la première ministre du Québec, Pauline Marois.

Suffixe du jour

Magazine Châtelaine, Montréal, été 2013

Le français moderne aime créer des mots se terminant en –ing. Exemples récents.

Vous transformez tout en jus ? Vous voilà adepte du juicing. Attention, cependant : le magazine Châtelaine, au cours de l’été 2013, s’interrogeait. «On a testé le juicing : bon choix ou tendance risquée ?»

Vous faites du jogging à reculons en jonglant ? C’est du joggling. (Merci à @mcgilles.)

Vous vous êtes levé en cherchant «un sport de préhension issu de plusieurs disciplines, telles que la lutte, le judo ou le sambo» ? Le grappling est pour vous, même en entreprise.

Vous êtes plutôt «mode, glamour, affirmation identitaire, danse urbaine et posture» ? Tâtez du voguing.

Ça vous changera du cocooning, de l’outdooring, du couponing, du planking, du stocking et du (désuet) tebowing.

On n’arrête pas le progrès.

Jurons mou

Duchateau et Denayer, les Casseurs, 1988

On a eu maintes fois l’occasion de le constater : au Québec, plusieurs jurons (tabarnak) ont une forme euphémisée (tabarnan[ne]).

Il en va de même avec crisse dont on connaît une variante en crime, voire en crimepoff(e).

Exemple publicitaire. La brasserie Sleeman, à la télévision, aime bien mettre en scène son passé trouble, voire criminel. Son slogan ? Sa bière est «bonne en crime.»

P.-S. — L’illustration ci-dessus est tirée de la bande dessinée les Casseurs (éd. de 1988, p. 17).

 

[Complément du 29 août 2016]

Crimepoff(e) a vraisemblablement transité par l’anglais (cream puffs, choux à la crème).

 

[Complément du 25 août 2019]

Un personnage de la pièce Lignes de fuite (2019) de Catherine Chabot lance ceci : «Je suis peut-être vieux jeu, mais crime-pof !» (p. 31) Dire «crime-pof» est la preuve que l’on est «vieux jeu».

 

[Complément du 11 décembre 2021]

Dans la Presse+ du jour, une pub jouant de l’homophonie crime / crème.

«Crème qu’on aime les Fêtes», publicité, la Presse+, 11 décembre 2021

 

Références

Chabot, Catherine, Lignes de fuite, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 20, 2019, 130 p. Ill. Suivi d’Aurélie Lanctôt, «Une génération dans le miroir».

Duchateau, André-Paul et Christian Denayer, les Casseurs. Match-poursuite. Une histoire du journal Tintin, Bruxelles et Paris, Éditions du Lombard, coll. «Les casseurs», 15, 1988, 48 p. Repris dans Denayer & Dûchateau, les Casseurs. L’intégrale, Bruxelles, Le Lombard, 2010, vol. 5.

Autoportrait prémortuaire

 Beaumarchais, Pierre-Augustin Caron de et Amélie Houret de la Morinaie, Lettres d’amour, 2007, couverture

«Quant à vos lettres, vous ne les aurez jamais, j’en ai assez pour faire un drap de mort. Je les ferai coudre ensemble, on m’ensevelira dedans ou vous viendrez les chercher dans ma bière» (Amélie Houret de la Morinaie, à Beaumarchais, le 29 juillet 1791, éd. Lever, p. 74).

 

Référence

Beaumarchais, Pierre-Augustin Caron de et Amélie Houret de la Morinaie, Lettres d’amour, Paris, Fayard, 2007, 140 p. Présentées et annotées par Évelyne et Maurice Lever.