Accouplements 152

(Accouplements : une rubrique où l’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

En 1984, l’Oreille tendue rendait compte d’un recueil de chroniques de l’écrivain québécois Gilles Archambault. Elle écrivait ceci : «Alors que le romancier est d’un ennui uniforme, l’“écrivain du dimanche” est alerte, enjoué, prêt à dénoncer ses travers comme ceux de ses collègues.»

Dans le Devoir du jour, Louis Cornellier parle du plus récent livre du même Archambault : «Depuis presque 60 ans, Archambault, qui dit écrire pour trouver une réponse inexistante à l’inconfort de vivre, ne parle que de lui-même, dans un style dépouillé, voire minimaliste, qui ne va pas sans distiller un certain ennui. Mais c’est cet ennui, justement, ce chant monotone, qui recèle la force de l’œuvre, en ce qu’il révèle de l’expérience humaine, dans laquelle les imprévus sont plus souvent décevants que bienvenus, quoi qu’en dise un discours à la mode.»

Ils s’entendront donc au moins sur un mot.

Accouplements 151

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

En 2020, on enterre des victimes du coronavirus dans une fosse commune à Hart Island.

New York Post, une du 10 avril 2020

En 2014, un romancier raconte l’arrivée d’un ancien ministre français à la prison de Rikers Island.

À l’horizon, le cimetière pour indigents de Hart Island où des prisonniers viennent creuser des sépultures chaque semaine. Parfois, ils creusent le trou d’un de leurs confrères mort dans une rixe entre deux ethnies quand il n’a laissé ni argent ni famille pour le réclamer (p. 66).

 

Référence

Jauffret, Régis, la Ballade de Rikers Island. Roman, Paris, Seuil, 2014, 425 p.

Accouplements 150

Gustave Flaubert et Jean Echenoz, collage

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

«La vie conne et fine de Gustave F. [épisode 6]», la Mer gelée, mars 2020.

«La mère des enfants se serait appelée Béatrice, Béa pour ses amis, rien à voir avec Christelle, ce nom de contrôleuse de l’URSSAF ou de gestionnaire de sinistres en assurances. Il aurait voyagé un temps, et connu aussi l’angoisse du ratage définitif, la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues.»

Echenoz, Jean, Je m’en vais. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1999, 252 p.

«Il connaît la mélancolie des restauroutes, les réveils acides des chambres d’hôtels pas encore chauffés, l’étourdissement des zones rurales et des chantiers, l’amertume des sympathies impossibles» (p. 196).

Flaubert, Gustave, l’Éducation sentimentale. Histoire d’un jeune homme, Paris, Classiques Garnier, 1961, xii/473 p. Introduction, notes et relevé de variantes par Édouard Maynial. Édition originale : 1869.

«Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues» (p. 419).

P.-S.—En effet : ce n’est pas la première fois que l’Oreille tendue aborde les liens entre Jean Echenoz et Flaubert.

Accouplements 149

Gousses d’ail

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Les pouvoirs salvateurs de l’ail à travers les âges.

Hardy, Siméon-Prosper, Mes loisirs, ou Journal d’événemens tels qu’ils parviennent à ma connoissance (1753-1789). Volume VII (1781-1782), Paris, Hermann, «Collections de la République des lettres», 2019, 705 p. Sous la direction de Pascal Bastien, Sabine Juratic, Nicolas Lyon-Caen et Daniel Roche. Présentation de Hans-Jürgen Lüsebrink. (Merci à Martine Sonnet.)

«Du vendredi cinq juillet : Espèce d’épidémie répandue à Paris après avoir circulé dans l’Europe.

Ce jour une maladie qu’on prétendoit avoir circulé dans presque toute l’Europe, que les uns appelloient la Coquette du Nord, comme ayant commencé par la Russie, d’autres la Générale, et d’autres encore, la Royale ou la Lévite; consistant en rhume, mal de gorge et fiebvre, mais qui par bonheur n’étant pas intraitable, moissonnoit peu d’individus, se faisoit sentir dans notre capitale, au point qu’il n’existoit pas, pour ainsi dire, de maison où l’on n’entendît quelqu’un se plaindre d’en être tourmenté. Bien des gens avoient l’esprit frappé qu’une sorte de contagion se répandoit dans l’air et portoient en conséquence par précaution des gousses d’ail dans leurs poches.»

Arsenault, Mathieu, la Morte, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 141, 2020, 131 p.

«Son imaginaire corporel était baroque, enthousiaste, désinhibé. Son tramp stamp, sa vaginite, les gousses d’ail qu’elle se mettait dans le vagin pour se soigner» (p. 18).

 

[Complément du 1er avril 2020]

Accouplements 148

Neighbours / Les Voisins, film de Norman McLaren, Office national du film du Canada, 1952

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Courtois, Grégoire, les Agents. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Parallèle», 01, 2019, 292 p.

«Au début, les humains naissaient sur le sol, et durant des millénaires ils tentèrent de le partager, en y élevant des parois, en y plantant des clôtures, en y taillant des pierres, en y marquant des lignes, en y notant quoi que ce soit qui permette de savoir à qui appartenait quoi, afin qu’idéalement soient séparés tous de chacun.
Ce fut l’œuvre longue et âpre de l’humanité, celle qui l’éleva du magma des corps suants à la pure verticalité d’aujourd’hui, celle qui changea l’éventuel en existant et le possible en certain.
Au début, les humains vivaient au sol, et il fallut encore bien du temps avant que toutes les surfaces soient réparties entre ceux qui avaient fait le choix de la solitude plutôt que celui de la communauté» (p. 54-55).

Rousseau, Jean-Jacques, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes, dans Écrits politiques, Paris, Le livre de poche, coll. «Classiques de la philosophie», 4604, 1992, 545 p. Édition, introduction, commentaires, notes, chronologie et bibliographie par Gérard Mairet. Édition originale : 1754.

«Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. Mais il y a grande apparence qu’alors les choses en étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient; car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d’idées antérieures qui n’ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d’un coup dans l’esprit humain. Il fallut faire bien des progrès, acquérir bien de l’industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter d’âge en âge, avant que d’arriver à ce dernier terme de l’état de nature» (p. 109).

 

Illustration : Neighbours / Les Voisins, film de Norman McLaren, Office national du film du Canada, 1952

 

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté le roman de Grégoire Courtois le 18 mars 2020.