Jazzer le hockey

Hugo Blouin, Sport national, 2023, pochette

«Le but !
But, but, but, but, but !»

L’Oreille tendue s’intéresse aux liens entre sport et culture au Québec. Elle a écrit, entre autres sujets, sur des icônes sportives — Maurice Richard, Jean Béliveau, Guy Lafleur —, sur les relations entre bande dessinée et hockey, et sur la chanson et ce sport.

Elle se devait d’écouter le plus récent album du compositeur et contrebassiste Hugo Blouin, Sport national (2023).

Blouin n’est (n’était ?) pas un amateur de hockey : les onze pièces «de musique de chambre de hockey» qu’il vient de lancer «suivent [sa] découverte fascinée de ce sport et de cet objet culturel», à la «manière d’un documentaire» (livret de l’album). Il n’est donc pas obsédé — comme l’est parfois l’Oreille — par la langue de puck ou — comme le sont certains — par les arcanes du sport.

Il met en scène des événements largement connus : l’équipe des Canadiens de Montréal est créée en 1909, comme le rappelle «Sport national»; l’émeute du 17 mars 1955 à la suite de la suspension de Maurice Richard est évoquée dans «La soupape» et dans «Ne plus causer de trouble»; la série de 1972 (dite «du siècle») entre les Canadiens et les Soviétiques, ces «robots», se retrouve dans «Attaboy» (en français, en anglais et en russe), dans «God is Canadian» (en anglais) et dans «This is War» (en anglais et en français). Blouin sait qu’il y a eu récemment une équipe de la Ligue nationale de hockey à Québec, mais qu’il n’y en a plus : «Ce n’est pas une séparation / Ce n’est pas un divorce / C’est une mort» («Le glas»).

Relevant du jazz, les chansons sont toutes interprétées par Julie Hamelin, souvent accompagnée par un chœur, sauf la dernière, «Ne plus causer de trouble». (L’Oreille doit confesser un tout petit chagrin : au «trouble» de cette version, elle aurait préféré le «troubbe» d’origine.) La plupart des pièces s’appuient, de façon plus ou moins importante, sur des «repiquages» d’extraits sonores : reportages télévisés (Radio-Canada, CBC, etc.), documentaires, vox-pop, conférences de presse (Pierre Elliott Trudeau, Phil Esposito). On reconnaît aussi bien Marc Bergevin que Foster Hewitt, Jean St-Onge et Kim Saint-Pierre. Des paroles sont tirées de déclarations officielles, d’entrevues, de chroniques, de reportages, de tribunes téléphoniques ou d’histoires du sport. Olivier Niquet a collaboré à «Ça sent la coupe», en fournissant «les propos de nos hommes de hockey préféré», propos tous moins glorieux les uns que les autres.

Des choses sont inattendues. En néophyte, Blouin n’a pas de prévention envers le hockey féminin : «Manon» rappelle les souvenirs de la carrière de Manon Rhéaume et les niaiseries sexistes auxquelles elle a dû faire face; «Le but» fait entendre la victoire en prolongation de l’équipe féminine canadienne contre l’équipe américaine aux jeux Olympiques de Sotchi en 2014. «Sport national» s’appuie sur un court métrage assez peu connu des amateurs de sport, Un jeu si simple, de Gilles Groulx (1964). Faire chanter la violence et les bagarres par une voix féminine donne un air d’étrangeté aux propos des goons : «Lachez pas, y faut toutes les tuer» («Pas des mitaines»). Peu de joueurs sont nommés, alors que plusieurs des chansons enregistrées multiplient traditionnellement ce genre d’allusions. Tout cela est bienvenu.

Bref, foi d’Oreille, c’est à mettre entre entre toutes (les oreilles).

P.-S.—Elle est un peu perplexe devant le refrain de «Sport national» : «Bassin ! Bassin !»

 

Références

Melançon, Benoît, «Chanter les Canadiens de Montréal», dans Jean-François Diana (édit.), Spectacles sportifs, dispositifs d’écriture, Nancy, Questions de communication, série «Actes», 19, 2013, p. 81-92. https://doi.org/1866/28751

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey, Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p. Préface de Jean Dion. Illustrations de Julien Del Busso.

Benoît Melançon, Langue de puck. Abécédaire du hockey, 2014, couverture

La machine de la mémoire

Élisabeth Nardout-Lafarge, Carnet d’inventaire, 2023, couverture

(Transparence, totale comme on dit à la Presse+ : l’Oreille tendue et Élisabeth Nardout-Lafarge ont longtemps été collègues.)

 

«Va savoir qui se souvenait de quoi.»

C’est un abécédaire, d’«Abitibi» à «Ysengrin», en passant par «Silence». L’épistolarité est partout : lettres, courriels, cartes postales, mots de condoléances, courrier du cœur, manuels de civilité, lettres de recommandation, cartes de vœux, invitations, etc. Il est question de langue à presque toutes les pages : mots, expressions, noms propres (lieux, personnes), surnoms et pseudonymes, accents, tics d’écriture, étymologies et «bribes de […] parole» (p. 195) font tourner «la machine de la mémoire» (p. 148), d’abord la familiale. Pierre Bergounioux, François Bon, Annie Ernaux et Pierre Michon sont cités — et le rapprochement va de soi. (Martine Sonnet y aurait été qu’on n’aurait pas été étonné.) Certaines phrases sont parfaitement cadencées : «“Quand même !” signalait chez elle [la mère] l’étendue de la bévue, de la faute, de l’offense, et le bien-fondé, la légitimité, l’évidence de sa réprobation» (p. 183).

Le Carnet d’inventaire d’Élisabeth Nardout-Lafarge — «je suis plus près aujourd’hui du bilan que du programme» (p. 150) —, c’est de la magnifique ouvrage, qui a tout pour ravir l’Oreille.

 

Référence

Nardout-Lafarge, Élisabeth, Carnet d’inventaire, Montréal, Leméac, 2023, 237 p.

Échouer à Paris

Yan Hamel, Paris en miettes, 2023, couverture

(Transparence, totale comme on dit à la Presse+ : l’Oreille tendue et Yan Hamel ont collaboré à quelques reprises, ici ou . Et elle a parlé d’un de ses précédents livres.)

Quelles sont les conséquences, dans douze romans québécois, du «face-à-face de la capitale française et de la psyché québécoise» (p. 128) ? Que ressort-il de la confrontation de Paris et de personnages romanesques du cru ? C’est, affirme Yan Hamel dans Paris en miettes (2023), la cata. Dans cet essai, il recense avec gourmandise les déconvenues en série de ceux qui s’aventurent hors de la Belle Province. On a généralement plaisir à le suivre, mais pas toujours : c’est moins une affaire de contenu que de forme.

Hamel découpe les romans de son corpus (liste ci-dessous) en citations et événements, qu’il regroupe thématiquement : la fenêtre (p. 92-93); la défécation (p. 100-102); la Seine et ses cadavres (p. 112-115); les arbres (p. 191-197); etc. L’hypothèse de lecture est forte : pour les personnages québécois installés, même brièvement, à Paris, les choses vont mal, de plus en plus mal, et — surtout — elles sont dites avec les mêmes mots d’un auteur à l’autre (p. 39-40). Dans un séminaire de maîtrise ou de doctorat en études littéraires, on embêterait l’auteur avec des questions sur les «critères de constitution de son corpus». Le reproche serait mauvais : Paris en miettes n’est pas une thèse, mais une «courtepointe» (p. 45), «un sampling» (p. 43) ou un «lèche-vitrine saccageur» (p. 201), doublés d’un pamphlet et d’un autoportrait.

Le verdict est sans appel : «Nous sommes Québécois, cette créature mal situable dont les humains à part entière auraient préféré n’avoir jamais rien su» (p. 84-85). Masochiste, le personnage des romans parisiens venus du Québec se complaît dans «la douleur issue de cette seule blessure, qui s’aggrave avec bonheur : la conscience morose de ses insuffisances» (p. 68). Parmi les passages les plus cruels et les mieux vus, il y ceux sur la langue, moins sur sa faiblesse supposée que sur son incapacité à (faire) véritablement entendre l’autre (p. 149-151).

À côté de ses analyses (en prose, parfois au «vous»), le «je» offre des textes en vers (au «tu») eux aussi plein de bile; à leur tour, ils mêlent sans se gêner les registres de langue. C’est un intellectuel qui parle de lui (p. 76-78) et de ses congénères, et la critique et l’autocritique ne lui font pas peur, bien au contraire (p. 50, p. 103-104, p. 126-127). Il n’est tendre ni envers lui-même ni envers les autres. Ses parents sont décrits comme «des anti-intellectuels white trash, forcenés et crapuleux» (p. 202). S’il propose une relecture du poème Speak white, de Michèle Lalonde, c’est pour la conclure sur ces mots : «avec votre langue déliée / à la façon / d’André Gide / et de / Gabriel Matzneff» (p. 162). Paris en miettes serait «un livre provincial, comme, du reste, tous ceux de notre littérature» (p. 46).

L’alacrité rageuse de Yan Hamel emporte d’abord l’adhésion — si l’on est, comme lui, de mauvaise foi, ce qui est souhaitable —, mais il arrive qu’elle fasse défaut au fur et à mesure qu’on avance dans la lecture. Les regroupements thématiques sont convaincants, mais leur présentation manque de variété. Les allusions à la critique universitaire visent les happy few (p. 30, p. 40, p. 41, p. 81, p. 91, p. 95, p. 190). Quand il est question de genre (au sens de gender), le ton est bien conservateur (p. 94-96, p. 140, p. 191). Plus l’Oreille vieillit, moins elle comprend pourquoi ses collègues aiment tant parler, ainsi que le fait Hamel, de subversion — comme si la littérature pouvait être subversive !

Cela étant, Paris en miettes est roboratif, car «Paris reste la seule [ville] qui, de l’extérieur, nous amène à vraiment penser le Québec, à réfléchir sur ce que nous pouvons être, spécifiquement, à l’échelle mondiale» (p. 202). On n’a pas fini de se colletailler avec elle.

P.-S.—Page 101, l’Oreille tendue a pleuré toutes les larmes de son corps : pour éviter ce déluge, il aurait été bon de ne pas confondre glaciaire et glacière. Elle s’était auparavant posé une question typographique : pourquoi diantre faudrait-il mettre le mot pet en italique (p. 53) ? Pour faire pendant à flushés ? Siller aurait été un meilleur choix que ciller (p. 137).

P.-P.-S.—Le corpus, donc : Gabrielle Roy, la Montagne secrète, 1961; Marie-Claire Blais, Une liaison parisienne, 1975 et les Nuits de l’Underground, 1978; Michel Tremblay, Des nouvelles d’Édouard, 1984; Anne Hébert, l’Enfant chargé de songes, 1992 et Est-ce que je te dérange ?, 1998; France Daigle, Pas pire, 1998; Gail Scott, My Paris, 1999; Jacques Poulin, les Yeux bleus de Mistassini, 2002; Jacques Godbout, le Concierge du Panthéon, 2006; Victor-Lévy Beaulieu, Bibi, 2009; Hélène Frédérick, Forêt contraire, 2014.

 

Référence

Hamel, Yan, Paris en miettes, Montréal, Boréal, coll. «Liberté grande», 2023, 205 p. Ill.

Jackie Robinson aujourd’hui

Michael G. Long (édit.), 42 Today, 2021, couverture

«Not even Jackie Robinson subscribed
to this magical construction of Jackie Robinson
»
(Kevin Merida).

L’Oreille tendue l’a dit et répété : elle admire l’ancien joueur de baseball Jackie Robinson. Elle se devait donc de lire l’ouvrage collectif qu’on lui a consacré en 2021 sous le titre 42 Today. Que reste-t-il de Robinson aujourd’hui ?

Les auteurs rassemblés par Michael G. Long avaient pour mission de réévaluer l’héritage du célèbre numéro 42 en allant, au besoin, contre la vulgate robinsonienne, voire contre la mémoire défendue par sa veuve, Rachel Robinson (p. 3). Il s’agissait de rendre toute sa complexité à cet homme entier, farouchement indépendant d’esprit, à ses convictions et à ses combats comme à ses contradictions. Pareilles attitudes mènent à des interprétations parfois divergentes dans le public et chez les chercheurs, et à une relative solitude chez le principal intéressé.

Certains textes de 42 Today reprennent des choses connues, par exemple sur le style de jeu batailleur de Robinson (George Vecsey). Un autre, sur sa religion, le méthodisme, manque de relief (Randal Maurice Jelks). Celui de Yohuru Williams, sur la lutte de Robinson pour la défense des droits des Noirs aux États-Unis, fait double emploi avec plusieurs textes de l’ouvrage collectif.

Des approches sont plus neuves : sur la signification du numéro 42 (Jonathan Eig) et sur l’interdiction de le porter parmi les joueurs de la Ligue nationale de baseball depuis 1997 (David Naze); sur le choix tout pragmatique de la non-violence par Robinson, comme chez Martin Luther King (Mark Kurlansky); sur l’incapacité des médias «blancs» à reconnaître l’importance du recrutement de Robinson par Branch Rickey au milieu des années 1940 (Chris Lamb); sur son adhésion ponctuelle au Parti républicain et sur son appui temporaire à Richard Nixon (Gerald Early).

Sridhar Pappu montre que les échecs de Robinson ne doivent pas être minimisés — il parle de «tragédie» (p. 85) —, mais qu’il faut les mesurer à ses ambitions. Alors qu’il était peut-être, au début des années 1960, la personnalité noire la plus puissante des États-Unis (p. 88), il n’aura pas pu parvenir à ses objectifs. En fait, un des leitmotive du livre est que personne, à ce jour, n’a modifié profondément la nature raciste de ce pays.

Si Robinson n’a pas obtenu ce qu’il revendiquait, Peter Dreier, dans le plus long chapitre de l’ouvrage, «The First Famous Jock for Justice», rappelle combien d’athlètes ont, à sa suite, mené un combat politique : Billie Jean King, Megan Rapinoe, Curt Flood, Colin Kaepernick, plusieurs autres encore. Ils sont ses émules, mais aucun ne l’a surpassé dans ses luttes sociales : «Robinson set the stage for other athletes to speak out, but no other professional athlete, before or since, has been so deeply involved in social change movements» (p. 136).

Une réflexion comme celle de Dreier permet de réfléchir à des questions peu abordées jusqu’à maintenant par les spécialistes, par exemple le rôle de modèle de Robinson pour les athlètes féminines (Amira Rose Davis). Dans le dernier texte de l’ouvrage, en contrepoint à celui de Davis, Adam Amel Rogers souligne combien la recherche par la communauté LGBTQ du «gay Jackie Robinson» est vouée à l’échec : c’est mettre la barre beaucoup trop haut («an unrealistic standard of excellence», p. 200).

La contribution la plus forte de 42 Today est toutefois la première. Dans «The Owner», Howard Bryant oppose deux façons de défendre les droits des Noirs aux États-Unis. Beaucoup prônent l’«advancement»; ils espèrent que ces droits seront progressivement reconnus par l’ensemble de la population. Jackie Robinson pensait exactement le contraire : selon sa logique («ownership»), il était un Américain comme les autres, avec les mêmes droits et les mêmes responsabilités. Il n’attendait pas que quelqu’un lui accorde quoi que ce soit. Ce patriote, parfois conservateur, parfois progressiste, était chez lui aux États-Unis, et il n’a cessé de le clamer.

Cette façon de penser n’était certainement pas la plus facile à défendre, mais c’était la sienne et il n’a jamais hésiter à l’affirmer. Son principal héritage n’est-il pas là ?

 

Référence

Long, Michael G. (édit.), 42 Today. Jackie Robinson and His Legacy, New York, New York University Press, A Washington Mews Book, 2021, xiv/239 p. Ill. Foreword by Ken Burns, Sarah Burns, and David McMahon. Afterword by Kevin Merida.

Lire Gilles Cyr

Gilles Cyr, Voix riches voix sèches, 2022, couverture

«le recueil annoté sans lourdeur
ne ruine pas les prunelles»

L’Oreille tendue rassemble ses notes de lecture dans une base de données.

L’Oreille tendue vient de lire avec plaisir le plus récent recueil du poète Gilles Cyr.

Qu’a-t-elle noté de Voix riches voix sèches dans FileMaker ? Ceci, brut.

Scènes croquées, de la Crète (sections I et II) à des endroits plus familiers. Autodérision (12, 15, 24, 26, 31, 32, 35, 39, 61, 64, 70, toute la section V et toute la section VI). «je m’attarde sur les ambiances» (15). Understatement : «peu sujets à passer inaperçus / les fromages sont excellents» (16). Contre le tourisme de masse : 20, 23. «un texte / s’alarmant sur des riens» (21). Voyage en Crète à deux. Insuffisance des mots à dire le monde (37). Poésie au je. Travail de la nature contre travail des hommes (40, 67). Actualité involontaire : «midi vaches partout» (43). Poésie concrète, matérielle (47-48). Une page = un poème (commençant par une majuscule, sans point final; autrement, seuls les noms propres ont des majuscules). Vacuité des entreprises humaines, durant une réunion (section III) : «Les choses ne tournent pas rond / c’est hyper déprimant» (52). «du coup» (16). Faune, flore. Narquois. Bibi = le poète (70) ? Image forte de la campagne : «un champ de pneus sépare aussi» (70). Une poésie qui ne se prend pas au sérieux, mais qui prend les matières du monde au sérieux (section IV). Les sections V et VI portent sur la poésie, sur la littérature — son écriture, sa lecture, son interprétation : «à toux performative / écriture enrouée» (83); «des périodiques ombrageux / ont expédié leurs comptes rendus» (88); «un essai bien troussé / cela se laisse découvrir» (89); «le recueil annoté sans lourdeur / ne ruine pas les prunelles» (90); «selon le vocabulaire désastreux / généralement en vigueur» (98). Poésie sur la poésie, sur le livre. Quelques allusions à la traduction (94, p. ex.).

Avec quels descripteurs ?

Québec
Poésie
Grèce
Crète
Humour
Icare (71)
Posture (95)

Voilà. Vous savez tout.

 

Référence

Cyr, Gilles, Voix riches voix sèches, Montréal, L’Hexagone, coll. «L’appel des mots», 2022, 105 p.

 

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