L’oreille tendue de… Simenon

Georges Simenon, le Président, 1965, couverture

«Dans son lit, il tressaillit, car il avait entendu du bruit dehors. En tendant l’oreille, il reconnut le pas d’un des inspecteurs qui battait la semelle pour se réchauffer.»

Georges Simenon, le Président, Paris, Presses de la Cité, 1965, 183 p., p. 106. Édition originale : 1958.

La société épistolaire

Mme Riccoboni, Lettres d’Adélaïde de Dammartin, éd. de 2005, couverture

L’Oreille tendue aime le répéter : les amants épistolaires ne sont jamais seuls au monde. Démonstration avec un roman de Mme Riccoboni, Lettres d’Adélaïde de Dammartin, comtesse de Sancerre, au comte de Nancé, son ami (1767).

Débarrassons-nous du superflu, même si elle est habilement menée : l’intrigue. Elle l’aime. Il l’aime. Ils se marieront.

Attachons-nous à la forme. Selon le titre, il n’y aurait à lire que ses lettres à elle; c’est heureusement bien plus compliqué que cela. À certains moments — Adelaïde de Dammartin est malade, elle a besoin d’aide —, d’autres qu’elle signent des lettres. On trouve des lettres — qu’elle a reçues ou interceptées — recopiées ou résumées dans les siennes. Très souvent — et c’est une des caractéristiques les plus intéressantes du roman —, les propos de ses correspondants sont rapportés, en italiques, dans les réponses qu’elle leur adresse :

Vous êtes surpris, très surpris de quelques expressions de mes lettres; plus surpris encore de m’entendre dire en parlant de madame de Montalais : mon sort a été bien différent du sien. Aucun mari, pensez-vous, n’eut de plus tendres égards pour sa femme que le comte de Sancerre; et si une antipathie inconcevable n’avait fermé mes yeux sur son mérite, je n’aurais pas préféré le séjour de Mondelis à la douceur de rendre heureux un homme aimable, dont j’étais passionnément aimée (p. 33).

Lettres d’Adélaïde de Dammartin n’a de monodique que le titre.

Mme Riccoboni sait tourner un portrait, parfois en quelques lignes : «Avec des qualités estimables, des vertus solides, un mérite réel, monsieur de Martigues ne plaisait à personne» (p. 83). Ailleurs, ce sera plus long, mais pas moins intéressant :

Je n’ai jamais pu souffrir le comte de Roye. N’êtes-vous pas comme moi ? Je hais ces naturels actifs, ces personnages empressés, officieux, dont le zèle importun est moins une preuve d’attachement, que l’effet de leur humeur inquiète, du besoin qu’ils sentent de s’occuper; leur amitié est sans cesse en mouvement; veut toujours paraître, toujours servir; elle gêne, elle embarrasse; souvent elle nuit. Que de gens prennent le plaisir de s’intriguer pour la chaleur d’un tendre intérêt ! Mon cher comte, cette espèce d’amis fit naître l’ingratitude, et mérita de l’éprouver (p. 129).

L’éditrice, Pascale Bolognini-Centène, évoque en introduction les «préoccupations féministes de la romancière» (p. 9). Ces «préoccupations» s’incarnent notamment dans le personnage de Mme de Martigues, cette «femme libre» (p. 122), «étourdie» (p. 125), «pétulante» (p. 135). Le thème principal du roman est le (re)mariage et les considérations financières qui lui sont attachées (contrats, testaments). Les propos de Mme de Martigues sont clairs à ce sujet :

Ma chère madame de Termes, ne vous emportez point; ma belle, ma bien-aimée madame de Sancerre, ne prenez pas votre air grave. Je vous le dis dans la sincérité de mon cœur, l’idée d’un mari me ferait fuir au bout de l’univers. C’est une créature si familière, si exigeante, si impérieuse ! Comment me résoudre à donner à un homme le droit d’entrer chez moi comme chez lui ? De rester là, de me gêner, de m’ennuyer, de me contrarier, de prétendre, de vouloir, enfin de m’imposer des lois ? Je n’ai point oublié monsieur de Martigues, ses tons, sa hauteur, ses il le faut, Madame, je le désire, cela convient, je le veux, cela sera : et cela était (p. 121).

Elle doit épouser monsieur de Piennes : «Par exemple, cette rage de vouloir m’épouser est-elle excusable ? Combien de fois l’ai-je prié de renoncer à cette fantaisie !» (p. 120) Cela finira néanmoins par se faire : «Pauvre Piennes ! Il va faire une grande perte, j’étais son amie, je serai sa femme, quelle différence !» (p. 139)

On ne s’étonnera pas d’une discussion qu’elle a avec Adélaïde de Dammartin au sujet de l’homme marié qui attire celle-ci :

Partager sa tendresse, me suis-je écriée ! Oubliez-vous qu’il est… Marié, voulez-vous dire ! Plaisant obstacle que sa femme ! Comment ? Premièrement on l’a forcé de l’épouser. Est-ce une raison ?… Elle est boiteuse ! Qu’importe ? Aigre, savante et sotte… Mais… Laide, tracassière et boudeuse… Mais elle est… Ennuyeuse, maussade, une vraie bégueule avec qui je suis brouillée… Mais elle est sa femme ! Oh, comme ça. Qu’appelez-vous comme ça ? Oui, pour un peu de temps, cela finira. Quelle idée ! Idée, Madame ! reprend-elle gravement, je ne parle point au hasard; cette femme a la manie d’avoir des héritiers, c’est en elle une passion; elle doit périr au troisième, elle en est avertie. Le pauvre marquis la conjurait de se conserver, elle a rejeté ses prières, méprisé la menace, dans six mois nous en serons débarrassées; sa maigreur est extrême, elle tousse, ne peut se soutenir; elle mourra, je le sais, j’en suis sûre; mon médecin me l’a dit, il est le sien, elle n’en reviendra pas, j’en réponds (p. 88).

Dans les Liaisons dangereuses de Laclos, Mme de Merteuil n’est pas moins cynique. On ne lui connaît cependant pas cet humour.

Les personnages féminins de Mme Riccoboni et sa maîtrise de la forme épistolaire méritent qu’on découvre ses romans.

 

Référence

Riccoboni, Marie-Jeanne, Lettres d’Adélaïde de Dammartin, comtesse de Sancerre, au comte de Nancé, son ami. Roman, Paris, Desjonquères, coll. «XVIIIe siècle», 2005, 167 p. Édition de 1786. Édition présentée, établie et annotée par Pascale Bolognini-Centène.

Histoire(s) de pied(s)

Publicité pour Volkswagen, la Presse+, mai 2017

Le verbe signifie taper sur quelque chose avec son pied. C’est vrai d’un personnage d’Attaquant de puissance, de Sylvain Hotte, représenté «kickant de la garnotte» (2010, p. 22).

Dans un article récent sur le français canadien, signé par Salvatore Digesto et Shana Polack, il est question du même verbe, mais dans un sens figuré (du moins on l’espère) :

il arrive qu’en français canadien soient incorporés des mots anglais dans le discours […] : «Je ne peux pas te kicker dehors.» […] Selon l’idée reçue, ces manifestations attribuées au contact de l’anglais modifieraient la structure grammaticale du français canadien. Or, les études empiriques ont démontré le contraire. […] le mot kicker, d’origine anglaise, porte la marque d’une terminaison française contrairement à son équivalent anglais, kick. Ainsi, les mots anglais insérés dans un discours en français revêtent la grammaire française, se comportant comme n’importe quel mot français (p. 94).

Le substantif peut renvoyer à un geste sportif (un beau kick), mais aussi à l’attrait qu’une personne ressent pour une autre. C’est le cas, en quelque automobile sorte, dans la publicité ci-dessus. Ce l’est aussi dans la bande dessinée Je sais tout de Pierre Bouchard : «Sérieux, j’pense qu’a l’a un kick solide sur Reynald !» (2014, p. 11) On peut imaginer que, dans ces deux cas de béguin, le rapport au pied est moins immédiat que dans les précédents, mais il existe néanmoins : ne s’agit-il pas d’espérer prendre son pied ?

Pierre DesRuisseaux, dans son Trésor des expressions populaires (éd. de 2015, p. 185-186), indique d’autres sens pour ce mot, outre s’amouracher ou s’enticher : donner un (gros) kick (procurer un plaisir intense), être son kick (être son plaisir), faire quelque chose pour le kick (faire quelque chose par plaisir), perdre son kick (ne plus prendre plaisir à quelque chose) et se donner un kick (se donner de l’exaltation, du plaisir).

 

[Complément du 15 août 2022]

L’objet du désir — la personne pour laquelle on a le béguin — est lui-même un kick. On le voit dans un poème de Carolanne Foucher :

je voudrais vous ranger sagement
avec mes autres kicks passés
dans la pochette de mon sac à dos de cégep (p. 89)

 

Références

Bouchard, Pierre, Je sais tout, Montréal, Éditions Pow Pow, 2014, 106 p.

DesRuisseaux, Pierre, Trésor des expressions populaires. Petit dictionnaire de la langue imagée dans la littérature et les écrits québécois, Montréal, Fides, coll. «Biblio • Fides», 2015 (nouvelle édition revue et augmentée), 380 p.

Digesto, Salvatore et Shana Polack, «Le français canadien, un français comme les autres. Tomber en amour ne vient donc pas de “to fall in love” ? Dommage !», France Forum, nouvelle série, 65, avril 2017, p. 93-94.

Foucher, Carolanne, Submersible. Poésie, Montréal, Éditions de ta mère, 2022, 133 p.

Hotte, Sylvain, Attaquant de puissance, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 2, 2010, 219 p.

Citation médicale du lundi matin

Arthur Buies, Réminiscences, 1892, couverture

«Y a-t-il seulement une personne dans ma paroisse qui sache que, sans moi, ce grand vieillard, au lieu d’être un cadavre, serait maintenant un squelette ? Je ne crois pas.»

Docteur C., «Comme dans la vie», la Patrie, «six décembre dernier», cité dans Arthur Buies, I. Réminiscences. II. Les jeunes barbares, Québec, Imprimerie de l’Électeur, s.d. [1892], 110 p., p. 94. [L’italique est probablement de Buies.]