Accouplements 91

Révéroni Saint-Cyr, Pauliska ou la Perversité moderne, éd. de 1991, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Le XVIIIe siècle a été électrique, pour les idées comme pour les personnes.

Caraccioli, Louis-Antoine, marquis de, le Livre à la mode suivi du Livre des quatre couleurs, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne—Jean Monnet, coll. «Lire le dix-huitième siècle», 2005, 105 p. Textes présentés et annotés par Anne Richardot.

«Parlerons-nous maintenant des conversations, ci-devant languissantes, monotones et, qui pis est, savantes ? Elles étouffaient tout homme d’esprit, tandis qu’aujourd’hui, toutes spirituelles, toutes sémillantes, toutes badines, elles électrisent les personnes les plus sottes et en tirent des étincelles» (le Livre à la mode, 1759, p. 61).

Révéroni Saint-Cyr, Pauliska ou la Perversité moderne. Mémoires récents d’une Polonaise. Roman, Paris, Desjonquères, coll. «XVIIIe siècle», 1991, 221 p. Édition établie et présentée par Michel Delon. Édition originale : 1798.

«Après quelques instants de préparatifs, je vis amener les deux enfants désignés, nus, âgés à peu près de six ans et d’une figure touchante. Ces pauvres petits êtres tremblaient de tout leur corps à l’aspect de Saviati, dont la figure noire et ridée, encadrée dans une perruque blanche, avait quelque chose des ministres du Tartare. Une immense machine électrique était au milieu du cabinet. “C’est bien cela que j’avais demandé, baron, dit-il à M. d’Olnitz; vous avez parfaitement saisi la forme de l’appareil, et il est bien exécuté. Vous allez en voir les effets.” À ces mots, il prend ces petits enfants, il les lie avec quatre courroies de cuir aux poteaux qui supportaient la grande roue de verre, et en face des coussinets de frottement. Il les dispose dos contre dos, de manière que le bas des reins se touche parfaitement et forme un frottoir naturel, séparé par la seule épaisseur de la roue de verre. Il tourne ensuite la grande roue avec vivacité; bientôt le mouvement rapide du verre échauffe ces chairs délicates, les étincelles jaillissent; on reconnaît à l’agitation de ces enfants la cuisson que ce contact brûlant leur cause» (p. 189-190).

Lire autrement ?

Yan Hamel, le Cétacé et le corbeau, 2016, couverture

L’écrivain québécois Victor-Lévy Beaulieu est un homme d’admirations. Il a publié des livres sur Jack Kerouac, Victor Hugo, Herman Melville, Jacques Ferron, Yves Thériault, James Joyce, Friedrich Nietzsche, d’autres. Il n’en a cependant consacré aucun à Jean-Paul Sartre, pourtant présent sous sa plume occasionnellement. Et si, malgré tout, Sartre occupait une place importante dans la pensée de Beaulieu ? Yan Hamel y est allé voir, dans le Cétacé et le corbeau. De Jean-Paul Sartre à Victor-Lévy Beaulieu (2016).

Hamel, qui écrit avoir «pendant quelques années pratiqué la sociocritique des textes» (quatrième de couverture), aurait pu choisir d’analyser les œuvres des deux auteurs et leurs rapports en tant que critique universitaire. Ses livres précédents étaient de cette eau-là : la Bataille des mémoires. La Seconde Guerre mondiale et le roman français, en 2006 (que l’Oreille tendue a édité), et l’Amérique selon Sartre. Littérature, philosophie, politique, en 2013. Il n’en est rien. Il a opté pour la forme des «carnets-critiques» (parfois avec trait d’union, parfois sans). Le Cétacé et le corbeau, affirme la quatrième de couverture, serait son «premier essai littéraire». C’est dire que le je de l’auteur y est bien plus présent que dans ses autres publications. Voilà comment il a décidé de se défaire du «carcan universitaire» (p. 65), des «réflexes du critique universitaire» (p. 112).

En l’occurrence, Hamel tresse trois fils principaux dans son plus récent livre.

Le premier est interprétatif : Hamel démontre — et on finit par le suivre, malgré l’étonnement initial — que Sartre a bel et bien joué un rôle capital dans la pensée de Beaulieu, même s’il n’existe pas de Monsieur Sartre ou de Pour saluer Jean-Paul Sartre dans sa bibliographie. Le critique en fait la preuve et le principal intéressé le confirme dans une entrevue qui clôt l’ouvrage, «Autoportrait sartrien à presque 70 ans ou une Saint-Jean-Baptiste à Trois-Pistoles» : «Victor-Lévy Beaulieu ne pouvait pas se passer de Jean-Paul Sartre» (p. 309). Parti à la recherche d’un «livre manquant» (p. 78), d’un «livre non advenu» (p. 79), d’un «livre fantôme» (p. 122) — celui que Beaulieu n’a pas écrit —, Hamel en arrive à montrer comment la conception sartrienne de l’écrivain et de l’œuvre a structuré en profondeur le travail de Beaulieu.

Sans jamais confondre les deux auteurs, particulièrement en matière de nationalisme, la démonstration fait la part belle à deux œuvres réputées proches. De Beaulieu, Monsieur Melville (1978, 3 tomes) : son incipit a «littérairement donné naissance en tant que Québécois» (p. 193) à Hamel; or c’est «le livre le plus profondément sartrien de notre littérature qu’il [lui] ait été donné de lire» (p. 149). De Sartre, l’Idiot de la famille, qui porte sur Flaubert (1971-1972, 3 tomes, inachevé) : cet ensemble — «la plus importante et la moins lue des œuvres sartriennes — […] a été, pour Beaulieu, absolument déterminant» (p. 129); il l’a lu avec «grande attention» et «acuité d’intelligence» (p. 214). En une formule : «Par l’Idiot de la famille, Sartre est à Flaubert ce qu’Achab est à Moby Dick, ce que Beauchemin [le narrateur de Monsieur Melville] et Beaulieu, sans y croire tout à fait dans leur équivocité […], ambitionnent d’être à Melville» (p. 249).

Un deuxième fil est intime et il relève de l’auto-analyse. Le Cétacé et le corbeau est le récit d’un «deuil amoureux» (p. 311) doublé d’une autobiographie intellectuelle. Comme il y a des romans à clés, cet ouvrage est un essai à clés. (Pour qui connaît le milieu universitaire montréalais de la sociocritique — c’est le cas de l’Oreille —, ces clés sont transparentes.) Hamel décrit le milieu (social, familial) où il a grandi et dans lequel il s’est toujours senti étranger, là où l’on croise des «entrepreneurs en construction agressivement réactionnaires et […] leurs blondes à cheveux mauves» (p. 159). Pareilles pages sont très dures, particulièrement celles sur le père (p. 301-302). L’essayiste raconte ses études, toutes tendues vers les classiques de la littérature française, et son «mépris à l’endroit du Québec et des Québécois» (p. 311); la lecture de Beaulieu l’en a guéri. Surtout, il met en scène son divorce : lui, le professeur, et elle, l’étudiante au doctorat (mais pas son étudiante à lui), se marient, ne s’aiment plus, se quittent. Une autre femme est évoquée par la suite : où cela mènera-t-il ? Sur le plan de l’introspection, le ton est généralement sombre, mais Hamel sait faire preuve à l’occasion d’une autodérision bienvenue : une revue lui a, par exemple, refusé «élégamment» une nouvelle (p. 281), ici reproduite pour ce qu’elle laisse entendre de la langue populaire.

Le troisième fil est une critique de l’université. L’auteur en a contre les colloques (p. 29-33) : l’Oreille, qui a participé à plusieurs des mêmes que lui, ne va pas le contredire. Il explique pourquoi il a rédigé un livre savant, celui-ci, sans notes (p. 71-76) : la démonstration est joliment tournée, mais peu convaincante, dans la mesure où les textes cités le sont comme ils le seraient dans n’importe quel ouvrage scientifique, références précises en moins. Il martèle l’importance de travailler sur des grandes œuvres, et non sur la seule culture populaire (p. 221-224), au risque de caricaturer : on peut très bien étudier parfois les unes, parfois l’autre; il n’est pas nécessaire de les opposer aussi radicalement. Enfin, il déplore l’attitude de ceux qui, selon lui, ont failli à leur rôle de mentor (p. 31-33). On sent là une blessure vive, dont la dernière page du livre se fait encore l’écho. Se pose ici, comme dans les développements sur les attentats de janvier 2015 à Paris, la question du rôle de l’intellectuel dans la Cité.

Comment cela se présente-t-il ? En vingt chapitres, composés de textes datés, et de l’entrevue finale. Il ne s’agit pas pour autant d’un journal au sens strict.

J’analyserai les aspects des textes de Beaulieu et de Sartre que j’avais jugés pertinents, en m’intéressant à tous les points que j’avais voulu aborder, mais en y intégrant les réflexions personnelles qui me viendront au moment de l’écriture. Il s’agira de parvenir autant que possible à faire dialoguer les premiers avec les secondes. Je me permettrai toute liberté, aussi bien sur le plan de la forme que sur celui du style. Chaque séance d’écriture sera datée […]. Les fragments de dimensions variables qui auront été produits quotidiennement seront ensuite, quand une première version du texte aura été complétée, soumis à un travail de relecture et de réécriture. Il s’agira alors de préciser, d’approfondir, de renforcer l’expression, mais pas de changer le propos. Ce que j’offre à mon lecteur n’est donc pas un journal intime composé à chaud. Il ne faut pas chercher en ces pages ni un pur jaillissement d’émotions incontrôlées ni une froide étude universitaire (p. 23).

Des genres éloignés de la rhétorique universitaire sont utilisés : le dialogue fictif, le monologue intérieur, la nouvelle, le pastiche, le récit de rêves, la réécriture (d’un apologue de Kafka).

La liberté que se donne, de haute lutte, Yan Hamel dans le Cétacé et le corbeau, ce «petit livre bancal en démanche» (p. 352), mérite d’être saluée : il est toujours utile de se demander quelle est la place de la subjectivité dans la culture universitaire.

P.-S.—L’Oreille adopte ce magnifique adverbe, «amphithéâtralement» (p. 156).

P.-P.-S.—Non, Andrea Del Lungo n’est pas une femme (p. 181) et il aurait mieux valu ne pas confondre, au moins trois fois en dix pages, «quoique» et «quoi que» (p. 296, p. 300, p. 306).

 

Références

Hamel, Yan, la Bataille des mémoires. La Seconde Guerre mondiale et le roman français, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Socius», 2006, 406 p.

Hamel, Yan, l’Amérique selon Sartre. Littérature, philosophie, politique, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2013, 267 p.

Hamel, Yan, le Cétacé et le corbeau. De Jean-Paul Sartre à Victor-Lévy Beaulieu, Montréal, Nota bene, coll. «Essais critiques», 2016, 363 p.

Accouplements 90

Josiane Boutet, le Pouvoir des mots, éd. de 2016, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Comment dire l’autre, notamment celui venu d’ailleurs, est une des tâches de la langue.

Boutet, Josiane, le Pouvoir des mots. Nouvelle édition, Paris, La Dispute, 2016, 256 p.

«À l’été 2015, la presse française, le monde politique et le monde associatif, confrontés depuis plusieurs mois à un départ massif de Syriens et d’Irakiens venant chercher refuge en Europe, doivent aussi faire face à la question de leur nomination : comment parler de ces personnes fuyant leur pays en guerre sur les routes d’Europe ? Sont-ils des migrants ? Des migrants politiques ? Des réfugiés ? Des demandeurs d’asile ? Chaque façon de nommer ces personnes implique des points de vue différents sur leur parcours et leur vie. Ainsi, si on les nomme “migrants politiques”, on opère, qu’on le souhaite ou pas, une distinction entre eux et les “migrants économiques”. Si on choisit “demandeurs d’asile”, cela ne rend pas compte de leur statut dans un pays comme la Grèce, par exemple, où ils ne souhaitent aucunement demander un asile, visant l’Allemagne ou la Suède pour la plupart. Qui sont-ils donc lorsqu’ils accostent sur une île grecque ou qu’ils traversent la Hongrie ?» (p. 18-19)

Verboczy, Akos, Rhapsodie québécoise. Itinéraire d’un enfant de la loi 101, Montréal, Boréal, 2016, 240 p. Édition numérique.

«Rassurez-vous : quand, des décennies plus tard, je suis retourné dans cette école primaire, en veston-cravate, en tant que commissaire scolaire et président du comité des relations interculturelles, j’avais appris à manier parfaitement le vocabulaire pour désigner les “personnes immigrantes”, ces néo-Québécois, ces Québécois issus de l’immigration, de première ou deuxième génération, ces allophones, italo-, sino-, arabo-, que-veux-tu-o-québécois, ces membres des communautés ethnoculturelles, des minorités ethniques et visibles, nos concitoyennes et concitoyens issus de la diversité, toutes ces appellations comme il faut qu’aucun immigrant n’utilise à moins de parler dans un microphone.»

Voilà une tâche qui ne va pas de soi.

L’oreille tendue de… Jean-Simon DesRochers

Jean-Simon DesRochers, les Inquiétudes, 2017, couverture

«Malgré les nettoyages intensifs, le cumul de désinfectants ainsi que deux couches de peinture aux murs et au plafond, l’ancienne chambre de Pénélope garde un relent d’odeur médicamenteuse. L’oreille tendue en direction du plafond, Pauline déduit que le bois du plancher a probablement absorbé sa part d’effluves.»

Jean-Simon DesRochers, les Inquiétudes. L’année noire – 1. Roman, Montréal, Les Herbes rouges, 2017, 591 p., p. 517.

P.-S. — L’auteur ne cache pas d’où vient son intention.

Les zeugmes du dimanche matin et d’Akos Verboczy

Akos Verboczy, Rhapsodie québécoise, 2016, couverture

«Sauf pour les réfugiés (et encore), le choix d’émigrer, comme le choix de la destination, est avant tout une opération comptable. Le candidat à l’émigration aligne les dépenses futures (loyer, épicerie, école, santé, transport) et les revenus potentiels (salaire, profits commerciaux, allocations parentales, aide sociale) et compare le résultat final avec sa situation actuelle. Il n’y a que les chaires universitaires en immigration à la recherche de subventions fédérales et de discrimination pour comparer le résultat obtenu avec le revenu des natifs. Le candidat à l’immigration n’a pas (au départ) cette ambition. Il cherche à améliorer sa situation. Point.»

«Cela expliquait sa présence surprise ce matin-là, avec sa tristesse, sa sobriété et son plus beau costume.»

«Grâce à Shérif, fais-moi peur, on savait que même les villageois en Amérique avaient de belles voitures, des jeans et le sens de l’humour […].»

«Lentement mais toujours en avant, dans un environnement en principe étranger, ces immigrants remplissent leurs paniers — et leur rôle — à la perfection.»

«Des “tabarnak de putain de merde” provenaient de l’armurerie, au fond de la pièce, où quelqu’un s’affairait à réparer une épée avec une scie, une limeuse et des coups de pied dans l’établi.»

Akos Verboczy, Rhapsodie québécoise. Itinéraire d’un enfant de la loi 101, Montréal, Boréal, 2016, 240 p. Édition numérique.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)