Sociétal est-il incontournable ?

Nous étions le 25 juin 2013 et l’Oreille tendue s’interrogeait : «sociétal serait-il à social ce qu’est problématique à problème ?» Autrement dit : pourquoi préférer le premier mot au second, comme cela est si souvent le cas ? François Héran s’était posé la question bien avant elle : en 1987, dans un texte finalement publié en 1991.

Pour quelles raisons sociétal, «un néologisme mal formé» (p. 615), «une violation aussi flagrante des structures de la langue» (p. 615), un mot fabriqué «au petit bonheur» (p. 617), s’est-il imposé ? «Comment [le milieu sociologique] peut-il abaisser à ce point les seuils ordinaires d’acceptabilité en matière de langage ?» (p. 618) Réponse : le mot, venu de la traduction de l’Allemand Simmel en anglais, est un «mot magique» grâce à «l’effet de science» qu’il «cherche à produire» (p. 619).

Tout l’article est un plaisir pour qui s’interroge sur la vie sociale des néologismes. Au passage : «Mais qu’est-ce qu’un néologisme ? C’est toujours du nouveau fabriqué avec de l’ancien» (p. 615); «La linguistique n’a qu’un défaut : elle doit expliciter laborieusement ce que ressentent d’emblée les locuteurs rompus au maniement de leur langue» (p. 618).

P.-S. — En note, Héran rappelle l’origine d’un autre mot partout entendu : «Inventé pour traduire unumgänglich chez Heidegger, “incontournable” a été repris par les lacaniens à la fin des années cinquante. On le retrouve au début des années soixante-dix dans les hebdomadaires de gauche, d’où il se répand vers l’ensemble de la presse, pour finir par s’intégrer au langage courant» (p. 615 n. 2). C’est, depuis, une plaie sociétale.

 

[Complément du 7 avril 2017]

En 2007, Pascal Durand consacrait un texte particulièrement critique au mot sociétal. Deux extraits :

Le sociétal, c’est le social moins le conflit, le social moins l’inégalité, le social moins le déséquilibre dans un état historique des rapports entre groupes et classes au sein d’une société donnée (p. 406).

Rabattement de la politique sur l’éthique — mais bien comprise comme intérêt à se montrer équitable, soucieux du développement durable, en position responsable, etc. —, sociétal est à social ce que «gouvernance» est à gouvernement et «le politique» à la politique : sous l’apparence d’un euphémisme ou d’une savante construction, l’expression doucereuse d’un cynisme d’époque (p. 408-409).

 

[Complément du 17 avril 2023]

Dans un registre humoristique — encore que… —, on lira Maurice Véral : «Il faut croire qu’ajouter une syllabe donne plus de profondeur aux discours, témoigne d’une pensée incomparablement plus riche et d’une compréhension beaucoup plus immédiate du monde» (p. 10).

 

 

Références

Durand, Pascal, «Sociétal», dans Pascal Durand (édit.), les Nouveaux Mots du pouvoir. Abécédaire critique, Bruxelles, Aden, 2007, 461 p., p. 406-409.

Héran, François, «Pour en finir avec “sociétal”», Revue française de sociologie, 32, 4, 1991, p. 615-621. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1991_num_32_4_4079; https://doi.org/10.2307/3322077

Véral, Maurice, «Vous avez dit “sociétal” ?», Humanisme, 304, 2014, p. 10-12. https://doi.org/10.3917/huma.304.0010

Accouplements 32

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Sur Twitter, le magazine The New Yorker fait circuler une caricature de David Sipress. Dans un cadre domestique, un homme explique à un enfant ce qu’est l’argent et ce que cela représentera pour le reste de sa vie :

Caricature de David Sipress, The New Yorker, 2 septembre 2015

Pour un lecteur du Neveu de Rameau de Diderot, cela ne peut manquer d’évoquer la scène où ledit Neveu explique comment il révèle à son fils la valeur d’une pièce de monnaie et, par là, de l’argent :

De l’or, de l’or. L’or est tout; et le reste, sans or, n’est rien. Aussi, au lieu de lui farcir la tête de belles maximes qu’il faudrait qu’il oubliât, sous peine de n’être qu’un gueux; lorsque je possède un louis, ce qui ne m’arrive pas souvent, je me plante devant lui. Je tire le louis de ma poche. Je le lui montre avec admiration. J’élève les yeux au ciel. Je baise le louis devant lui. Et pour lui faire entendre mieux encore l’importance de la pièce sacrée, je lui bégaye de la voix; je lui désigne du doigt tout ce qu’on en peut acquérir, un beau fourreau, un beau toquet, un bon biscuit. Ensuite je mets le louis dans ma poche. Je me promène avec fierté; je relève la basque de ma veste; je frappe de la main sur mon gousset; et c’est ainsi que je lui fais concevoir que c’est du louis qui est là, que naît l’assurance qu’il me voit (éd. de 1984, p. 94-95).

Il est vrai que le Neveu est un brin plus cynique que le dessinateur du New Yorker.

P.-S. — Qui lirait une parodie de l’Eucharistie dans la scène diderotienne ne se tromperait pas.

 

Référence

Diderot, Denis, le Neveu de Rameau. Satires, contes et entretiens, Paris, Librairie générale française, coll. «Le livre de poche», 5925, 1984, 414 p. Édition établie et commentée par Jacques Chouillet et Anne-Marie Chouillet.

Accouplements 31 (dits «Accouplements de la rentrée»)

Catherine Mavrikakis, l’Éternité en accéléré, 2010, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

En 2010, dans son «e-carnet», l’Éternité en accéléré, Catherine Mavrikakis écrit ceci :

C’est pourquoi, dans mes cours, j’ai des sentiments ambigus, qui vont du courroux à la bienveillance amusée, lorsque les étudiants se lèvent, sortent, arrivent en retard, partent plus tôt. Je ne me permettrais jamais de faire cela, parce que l’on m’a appris la politesse, mais je ne soupçonne pas ceux et celles qui ne tiennent pas en place ou qui regardent leurs courriels en faisant semblant de prendre des notes de ne pas m’écouter. Je préfère penser que, pour certains, la compréhension demande une «écoute flottante», une écoute qui n’est pas fidèle, qui se disperse pour mieux revenir à son objet toujours fuyant, impossible (p. 42-43).

Dans un «Entretien autobiographique avec Wilfrid Lemoine», diffusé en 1978 et publié en 1987, André Belleau allait dans le même sens :

Et vous savez, l’apprentissage, les cours de lettres, ce n’est pas comme les cours de mathématiques. On ne peut pas parler d’un apprentissage progressif, d’une substance, comme en linguistique. Vous avez devant vous des jeunes gens qui peuvent paraître, à un moment donné, ne pas vous écouter et demeurer blasés. Et pourtant, ils entendent votre discours, et après deux mois, trois mois, vous avez un travail absolument extraordinaire, parce que ça ne procède pas de façon continue, ce n’est pas un progrès continu en lettres, c’est plutôt une expérience qu’on fait de la littérature. Je ne parlerais pas de déblocage, mais de mutation soudaine. On n’est jamais sûr, il ne faut jamais dire que tel étudiant qui semble dormir ne vous écoute pas ou que votre discours est inutile. On ne peut jamais dire ça (p. 27).

P.-S. — L’Oreille tendue a déjà cité ce texte de Catherine Mavrikakis, dans un contexte légèrement différent; c’était le 25 octobre 2010.

P.-P.-S. — C’est jour de rentrée, aujourd’hui, à l’université de l’Oreille. Bonne rentrée optimiste à tous les professeurs.

 

Références

Belleau, André, «Entretien autobiographique avec Wilfrid Lemoine», Liberté, 169 (29, 1), février 1987, p. 4-27. Transcription par François Ricard d’un entretien radiophonique du 4 mai 1978 dans la série «À la croisée des chemins» (réalisation d’Yves Lapierre). https://id.erudit.org/iderudit/31100ac

Mavrikakis, Catherine, l’Éternité en accéléré. E-carnet, Montréal, Héliotrope, «Série K», 2010, 278 p.

Le fils de son père ?

Il y a actuellement des élections fédérales au Canada.

Le chef du Parti libéral, Justin Trudeau, est le fils d’un ancien chef du même parti et premier ministre du pays, Pierre Elliott Trudeau.

On reproche souvent au fils de mal parler français, de moins bien maîtriser cette langue que son père.

Les difficultés linguistiques de Justin Trudeau sont incontestables; n’y insistons pas (pour l’instant). Mais est-il vrai que Pierre Elliott Trudeau ait si bien maîtrisé le français ?

Ce n’est pas ce que pensait André Belleau, lui qui écrivait ceci en 1974 :

C’est que la prononciation (dont l’accent), plus sans doute que le choix des mots, est un phénomène de classe. L’exemple le plus éclairant en est le fameux «lousy French» lancé dédaigneusement naguère par Pierre Elliott Trudeau. La langue de Trudeau abonde pourtant en incorrections grossières : «matières agricoles» (i.e. produits…), «gouverner pour un petit passage» (i.e. un court laps de temps), «faire introduire une loi», «on a été élu sur un programme fédératif», «si ces conditions seraient remplies»… (ces exemples notés à l’occasion de quelques interviews à la télé). Mais Trudeau, voilà l’essentiel, n’a pas la prononciation du peuple, notamment des paysans. Cela suffit à inspirer un sentiment de supériorité. […] La vérité, c’est que Trudeau, ô scandale, parle moins bien français que ne le faisait [Maurice] Duplessis qui, lui, avait l’accent paysan (éd. de 1974, p. 36-37).

Puis de nouveau en 1980 :

Prenons l’exemple fort instructif du français de Pierre Elliott Trudeau, fréquemment erroné tant du point de vue de la syntaxe que du lexique. Ce caractère n’est curieusement pas perçu dans les situations concrètes de parole où l’on entend Trudeau : ce qui opère réellement alors, c’est l’absence de la prononciation paysanne (que la grande majorité des Québécois a gardée de ses ancêtres). Cette simple «non-présence» d’une marque énonciative suffit, dans la situation socio-linguistique qui est la nôtre, à créer l’impression que Trudeau parle bien, mieux en tout cas qu’un autre Québécois dont le français serait, lui, correct mais grevé de l’accent paysan (éd. de 1980, p. 3-4).

«Incorrections grossières», syntaxe et lexique fautifs, jeu sur l’accent : il y a une chroniqueuse du quotidien la Presse qui a dû être triste en lisant ces lignes, elle qui idolâtrait (et idolâtre toujours) celui qui a donné son nom à l’aéroport international de Montréal.

P.-S. — L’Oreille tendue a déjà cité d’autres passages du texte de Belleau paru en 1980, «L’effet Derome ou Comment Radio-Canada colonise et aliène son public», s’agissant de la prononciation des noms étrangers dans les médias.

 

Publicité du Parti libéral du Canada, août 2015

 

Références

Belleau, André, «La langue de la Sagouine», avant-propos à Antonine Maillet, la Sagouine, Montréal, Leméac, coll. «Théâtre acadien», 2, 1974, p. 35-38; repris, sous le titre «Quelle langue parle la Sagouine ?», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 68-69.

Belleau, André, «L’effet Derome ou Comment Radio-Canada colonise et aliène son public», Liberté, 129 (22, 3), mai-juin 1980, p. 3-8; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 82-85; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 107-114; repris dans Laurent Mailhot (édit.), l’Essai québécois depuis 1845. Étude et anthologie, Montréal, Hurtubise HMH, coll. «Cahiers du Québec. Littérature», 2005, p. 187-193; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 105-112. https://id.erudit.org/iderudit/29869ac