Canidé linguistique

C’est chien !, service de promenade de chien, Montréal, 2024, publicité

Être chien («T’es chien», «C’est chien»), dans le français populaire du Québec, peut désigner plusieurs comportements, tous répréhensibles : surplus de méchanceté, absence de fair-play, déficit de mansuétude, accès de saloperie.

Dans le domaine sportif, qui joue chien joue cochon.

La personne qui vous propose, sous la bannière «C’est chien !», de promener votre animal de compagnie, contre rétribution, fait donc preuve d’humour. Félicitons-la.

P.-S.—En effet, ce n’est pas le premier chien que nous croisons; voir ici.

Non merci, Google

Google, publicité québécoise, 2023, «Économise 22 % de gaz»

Publicité de Google dans un quotidien québécois : «Google Maps aide les gens à prendre des décisions plus durables grâce à l’option d’itinéraires écoénergétiques.» Illustration : «Économise 22 % de gaz.»

Même programme en France : «Économisez 27 % d’essence.»

Au Québec, on tutoierait tout le monde, pas en France.

Au Québec, on utiliserait «gaz», au lieu d’«essence», dans la langue publique.

Non et non, Google. Vous pouvez les vouvoyer et utiliser «essence»; les Québécois comprendront.

En effet, ils parlent français.

P.-S.—Ce n’est pas la première fois que l’Oreille tendue râle contre la langue des publicitaires.

Google, publicité française, 2023, «Économisez 27 % d’essence»

Accouplements 205

«Cannabis 02 bgiu», photographie par Bogdan

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Les dernières lignes de Candide (1759), de Voltaire, sont célèbres : «Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin» (éd. Magnan 1984, p. 184).

Elles ont été reprises à toutes les sauces (voir ici). Prenons deux exemples, liés l’un et l’autre au cannabis.

Chez Frédéric Beigbeder, dans 99 francs (2000). Il y a, en apparence, un eldorado dans ce roman, un lieu coupé du monde où il fait bon vivre, un asile où se tenir à l’écart du monde et être heureux : ce n’est pas une métairie, comme chez Voltaire, mais une île pour richards réputés morts, «Ghost Island, dans l’archipel des Caïmans» (p. 255), et son hôtel de luxe, «l’Escape Complex Castaneda» (p. 263). S’y côtoient, parmi d’autres, Claude François et la princesse Diana, Romain Gary et Charles Bukowski, Antoine Blondin et Salman Rushdie, dans les effluves de «ganja» (p. 263) : «Toutes les drogues existantes sont déposées chaque matin sur leur paillasson dans une jolie valise Hermès» (p. 266). Et Voltaire est présent : «Il faut foutre le camp comme Gauguin, Rimbaud ou Castaneda, voilà tout. Partir sur l’île déserte avec Angelica qui met de l’huile sur les seins de Juliana qui te pompe le dard. Cultiver son jardin de marijuana en espérant seulement qu’on sera mort avant la fin du monde» (p. 34).

Chez David Lopez, dans Fief (2017), dans le chapitre «Sur la chatte à Voltaire». Jonas, le narrateur, se rend chez Romain y retrouver ses amis Ixe, Poto, Habib, Miskine. Que lui montre Ixe, dans le jardin ?

On passe la véranda, un store cassé pend du haut de la vitre jusqu’à toucher le sol, et on arrive dehors où une petite terrasse précède un jardin tout en longueur. Derrière c’est comme devant. Ce Romain est soit une feignasse soit un putain d’amoureux de la nature. Sur la gauche, là où se dirige Ixe, un espace semble pourtant aménagé. Il a construit un cabanon aux parois grillagées qui contient un buisson. Il attrape l’extrémité d’une branche passée à travers le grillage, regarde-moi ça il dit, et je vois une grosse tête d’herbe bien compacte, dense, et grasse au toucher (éd. de 2019, p. 42).

Débarquent alors Untel et Lahuiss; c’est ce dernier qui fait le lien entre la drogue en train de pousser et Voltaire.

Lahuiss, en tapotant sa clope éteinte contre l’ongle de son pouce, se lève de sa chaise, et avec l’air d’un mec super fier de ce qu’il s’apprête à dire, il dit au moins, on peut considérer que c’est une manière comme une autre de cultiver son jardin. Habib fait houla, qu’est-ce qu’il nous raconte çui-là. Quoi tu connais pas Voltaire, demande Lahuiss faussement outré. Wesh les gars y en a parmi vous qui sont allés au lycée ? Cultiver son jardin, c’est dans Candide. Tu vois ou pas, Candide (p. 52).

Un classique, c’est ça : un texte constamment mobilisable.

 

P.-S.—Beigbeder parle de «ganja» et de «marijuana»; Lopez, d’«herbe» ou de «beuh» (p. 123). Voltaire aurait-il parlé «de la weed» ou «du weed» ? Ça se discute.

P.-P.-S.—L’Oreille tendue a déjà commenté la dimension voltairienne de 99 francs. C’était en 2003, dans les Cahiers Voltaire.

P.-P.-P.-S.—Elle a déjà eu l’occasion de dire tout le bien qu’elle pensait d’un récent livre de Beigbeder.

P.-P.-P.-P.-S.—Stéphanie Géhanne Gavoty a étudié l’intertexte voltairien dans Fief. C’était en 2019, toujours dans les Cahiers Voltaire.

 

[Complément du 13 avril 2023]

Utiliser une citation apocryphe de Voltaire — «Appreciation is a wonderful thing : It makes what is excellent in others belong to us as well» (voir Wikipédia) — pour vendre du cannabis ? C’était déjà le cas en 2017, comme l’indiquait l’Oreille dans ses Curiosités voltairiennes.

Citation apocryphe de Voltaire, publicité de cannabis, 2017

 

Illustration : Bogdan, «Cannabis 02 bgiu», 2005, photo déposée sur Wikimedia Commons

 

Références

Beigbeder, Frédéric, 99 francs, Paris, Bernard Grasset, 2000, 282 p.

Gavoty, Stéphanie Géhanne, «Enquête sur la réception de Candide (XVII). Coordonnée par Stéphanie Géhanne Gavoty», Cahiers Voltaire, 18, 2019. Voir p. 234-238.

Lopez, David, Fief. Roman, Paris, Seuil, coll. «Points», P4874, 2019, 236 p. Édition originale : 2017.

Melançon, Benoît, «Enquête sur la réception de Candide. Coordonnée par André Magnan», Cahiers Voltaire, 2, 2003. Voir p. 257-258.

Voltaire, Candide ou l’Optimisme, Paris, Bordas, coll. «Univers des lettres Bordas», 1984, 191 p. Édition d’André Magnan. Édition originale : 1759.

Hasards linguistiques

Tweet de Jean-François Roberge, 15 mars 2023

Le hasard fait (malheureusement) bien les choses.

La semaine prochaine, l’Oreille tendue sera à Halifax pour y présenter une conférence intitulée «Le français : une langue menacée ?» Parmi les menaces (supposées) qu’elle commentera, il devrait y avoir les nouvelles technologies, l’écriture inclusive, la domination mondiale de l’anglais et l’insécurité linguistique. Il sera aussi question du franglais. (Sur cette question, voir ici et .)

Hier, le ministre québécois de la Langue française, Jean-François Roberge, a mis en ligne une vidéo de trente secondes, accompagnée du texte suivant :

Au Québec, le français est en déclin. Ensemble, renversons la tendance.

Voici la nouvelle publicité du Ministère de la Langue française pour susciter une prise de conscience des Québécois au déclin du français au Québec.

L’objectif de la vidéo — qui associe la langue française à un oiseau de proie vulnérable — est clairement de s’en prendre à l’utilisation par les jeunes de mots anglais quand ils parlent français. En linguistique, on parlerait d’alternance codique (code-switching), mais, depuis un pauvre livre d’Étiemble, on utilise souvent le mot franglais pour désigner ce phénomène. Exemple : «Mais malgré que ses skills de chasse soient insane, l’avenir du faucon pèlerin demeure sketch

Il y aurait beaucoup de choses à dire de cette campagne publicitaire. Retenons-en trois.

Postuler que «le français est en déclin» au Québec est un discours alarmiste. L’est-il sur tous les plans ? Partout au Québec ? Pour toutes les tranches d’âge ? Dans toutes les situations de la vie privée et publique ? Le ministre ne pèche pas par excès de nuance. (Il n’est pas le seul.)

Laisser entendre que les phrases (évidemment inventées) de la publicité ne sont pas du français, ou sont du mauvais français, bute sur un écueil : ce sont des phrases en français — mais d’un registre tout à fait particulier. L’Oreille tendue a longtemps enseigné; elle n’a jamais lu de phrases semblables dans une copie d’étudiant. Autour d’une table, dans un repas familial, au stade ? C’est autre chose.

Penser que les jeunes Québécois vont changer leurs pratiques linguistiques parce que leur gouvernement s’attaque à celles-ci ne paraît pas être la stratégie la plus sûre pour qu’ils les transforment, si tant est qu’il soit impératif qu’ils le fassent.

 

P.-S.—Cela vous rappelle une publicité électorale du Parti québécois en 2022 ? Vous n’avez pas tort.

P.-P.-S.—Autre hasard : l’Oreille découvre cette vidéo au moment où elle lit un ouvrage d’Annette Boudreau, Dire le silence (2021). L’autrice y cite notamment deux extraits de chroniques rédigées pour le journal acadien l’Évangéline par Alain Gheerbrant en… 1967 et 1968 : «si personne ne se réveille, dans quinze ou vingt ans on ne parlera plus de l’Acadie comme d’une région de langue française» (20 novembre 1967, p. 164); «Personne ne peut nier de bonne foi que l’anglicisation ne galope — surtout dans certains secteurs comme les écoles — et c’est dans ce cas-là la faute des élèves» (10 septembre 1968, p. 165). Plus ça change…

 

Référence

Boudreau, Annette, Dire le silence. Insécurité linguistique en Acadie 1867-1970, Sudbury, Prise de parole, coll. «Agora», 2021, 228 p.

Pronom hockeyistique

Publicité de la Banque Scotia en faveur de la diversité dans le hockey, comportant le pronom iel.

En 2021, les dictionnaires Le Robert ont ajouté à leur nomenclature le pronom iel. Tout le monde n’avait pas apprécié. L’Oreille tendue en avait parlé à la radio.

Hier soir, elle regardait un match des Canadiens de Montréal — c’est du hockey — quand elle est tombée sur la publicité dont l’image ci-dessus est tirée.

La Banque Scotia souhaite lutter contre plusieurs aspects de la culture du hockey au Canada, notamment son manque de diversité. Pour ce faire, elle évoque l’ouverture envers diverses communautés (les homosexuels, les jeunes filles, les «communautés culturelles», les Premières nations, etc.), notamment celles où iel se pratique.

Il y a un chroniqueur qui ne doit pas être content.