Tu vis une époque formidable

Les journaux gratuits distribués dans le métro de Montréal ont causé un problème écologique dès le début de leur distribution : que faire de ce papier quotidiennement abandonné sur place ? Il fallait, et il faut toujours, assurer son recyclage. On a donc installé des bacs à cette fin.

Il restait cependant, et il reste toujours, à inciter les voyageurs à s’en servir. D’où l’injonction suivante :

Recyclage dans le métro de Montréal

Ce «Bac moi !» mérite une seconde d’attention.

S’il est vrai que les bacs accueillent toute sorte de choses — des canettes, par exemple, sur cette photo —, c’est bien au journal qu’ils tendent leur bouche gourmande : le point d’exclamation final est fait d’un numéro du journal et, sous l’injonction, on trouve le slogan «Métro. Le plus branché sur le monde.»

En bonne grammaire, un trait d’union entre «Bac» et «moi» aurait été bienvenu, mais voilà surtout un journal qui se met en scène («moi») et qui tutoie ses lecteurs. Cela s’explique en partie parce que nous sommes au Québec, où le tutoiement connaît peu de limites. Cela s’explique peut-être aussi par des raisons orthographiques. Que «Bac» soit considéré comme un verbe, sur ce plan-là, est déjà fort étonnant. Imaginons cependant que les concepteurs de ce message aient voulu utiliser la deuxième personne du pluriel, qu’auraient-ils écrit, attendu que «Bacez moi» n’aurait pas été compréhensible ? «Bacquez moi !» ? «Backez moi !»

Les métropolitains ont au moins échappé à cela.

De la plogue

L’ami Antoine Robitaille se demandait récemment quelle graphie préférer, de plogue ou de plugue. À l’Assemblée nationale du Québec, on a tranché pour le u. Débat ici.

Le mot, lui, ne pose pas de problème : il est d’usage courant.

Il peut désigner la promotion (ploguer un spectacle), voire l’autopromotion (autoplogue). L’expression «Pure plogue promotionnelle» (le Devoir, 10 septembre 2001) est donc pléonastique.

Il désigne aussi une prise — de courant, pour les écouteurs, etc. Exemple (ça ne s’invente pas) : «Ploguez vos écouteurs» (vol Air Canada AC 945, Orlando => Montréal, 11 août 2010).

Puisqu’on peut ploguer, on peut aussi déploguer, voire tirer la plogue, au sens littéral comme au figuré. L’expression signifie alors mettre fin à : «Autant tirer la plogue moi-même avant que les gens me déploguent» (la Presse, 20 mars 1999).

On l’aura compris : quoi qu’en pense l’Assemblée nationale, l’Oreille tendue préfère la graphie en o, histoire d’être fidèle à la prononciation du mot et de ses dérivés.

Protectionnisme linguistique

Vous faites des photocopies ? Chez l’Oncle Sam, vous pouvez utiliser une marque de commerce devenue verbe : «to xerox».

En fait, non : vous ne devriez pas pouvoir; la société Xerox n’aime pas ça. Elle va même jusqu’à se payer des publicités pour vous demander de ne pas le faire. C’est Erin McKean qui rapporte la chose dans sa chronique de cette semaine du Boston Globe :

Xerox occasionally runs ads in major magazines (most recently in the Hollywood Reporter this past May) reminding people that Xerox is still a trademark, and asking writers not to use Xerox the trademark as a verb.

C’est clair : touche pas à mon verbe.

Méchante distinction

Grâce à @Hortensia68, l’Oreille tendue découvre un texte de deux linguistes français en vue de la «Construction d’un lexique affectif pour le français à partir de Twitter». Il s’agit d’une proposition de communication pour le congrès Traitement automatique des langues qui vient de se tenir à Montréal.

On y lit la phrase suivante : «Les auteurs ont commencé par deux types d’adjectifs germes : positifs (comme “bonne”, “agréable”, “excellent”, etc.) et négatifs (“mauvais”, “méchant”, etc.).» Au Québec, il faudrait nuancer : «méchant» n’est pas toujours négatif. En fait, c’est un intensif fort prisé dans la Belle Province.

Les publicitaires s’en servent :

«Les Méchants Mardis sont de retour et Stéphane Pelletier tentera sa chance au concours du Méchant Million» (2003).

«Méchante offre de Fido» (la Presse, 24 septembre 2008, p. A10).

Les écrivains aussi :

Nicolas Charette : «Je sais pas, c’est un hasard ! Un méchant hasard !» (p. 10)

François Lepage : «Je commençai à craindre qu’il se mette à boire à même la bouteille, ce qui aurait déclenché un méchant scandale» (p. 82).

Diane Vincent : «Méchants maniaques !» (p. 113)

Les chanteurs ne sont pas en reste, Shaka (2001) en tête :

Méchants pétards, méchants pétards, méchants pétards
Méchants pétards, méchants pétards, méchants pétards

On ne confondra donc surtout pas le «méchant» affectif, négatif et assez banal, et le «méchant» intensif, plus neutre, mais ô combien populaire, et d’usage varié.

 

Références

Charette, Nicolas, Jour de chance. Nouvelles, Montréal, Boréal, 2009, 225 p.

Lepage, François, le Dilemme du prisonnier, Montréal, Boréal, 2008, 151 p.

Shaka, «Méchants pétards», disque audionumérique, étiquette Guy Cloutier Communications, PGC-CD-132 DJ, 2001, 3 minutes 1 seconde.

Vincent, Diane, Peaux de chagrins, Montréal, Triptyque, coll. «L’épaulard», 2009, 236 p.

Banlieue linguistique

Un lecteur de la Presse (21 juillet 2010, p. A15) en a contre une nouvelle publicité pour la sécurité routière à Repentigny, en banlieue de Montréal. (Du temps où l’Oreille tendue y grandissait, il n’y avait pas de telles publicités. Il est vrai que des vaches paissaient près de chez elle.) Celle-ci :

René Saint-Pierre, de Laval (autre banlieue montréalaise), s’en prend à ce «bel exemple de pollution visuelle» et il déplore l’utilisation du verbe slaquer.

Les autorités municipales avaient prévu le coup. On peut lire sur le site ralentircheznous.com cette fine remarque linguistique : «Pour ceux et celles qui se questionneraient sur la validité du verbe slaquer, ils peuvent être rassurés, car cet emprunt nuancé de la langue anglaise est aujourd’hui reconnu comme un verbe bien de chez nous.» Traduction proposée (malgré tout) de ce «langage imagé» : «Relâcher l’accélérateur.»

Tout cela appelle une brève explication de texte.

«Rassurés» ? L’Oreille ne l’est pas.

«Emprunt nuancé» ? Où ça, la nuance ? C’est un emprunt, point à la ligne.

«Reconnu» ? Par qui ? L’Oreille aimerait beaucoup le savoir. Il existe peut-être un dictionnaire du bon usage repentignois.

«Bien de chez nous» ? Quel est-il ce «chez nous» ? Y aurait-il un microclimat linguistique dans la couronne nord de Montréal ? Le président de la Commission de la sécurité publique et de la circulation de la Ville de Repentigny, Raymond Hénault, paraît le croire : «c’est une expression couramment utilisée et comprise par tous».

«Slaque», pas «slaquez» ? Voilà une administration proche de ses contribuables : elle les tutoie. (D’autres slogans sont à venir : Roule la pédale douce et Perds pas les pédales.)

«La pédale» : on voit d’ici s’épanouir le sourire du graffiteur s’apprêtant à déposer sa virgule sur une des affiches.

«Slaque la pédale» ? L’Oreille est sceptique. Un mécanicien pourrait, on l’imagine, slaquer une pédale; il suffirait qu’il s’assure qu’elle soit plus facile à relâcher. Mais, s’agissant de ralentir, la formulation retenue par les fortes autorités linguistiques repentignoises étonne : Slaque su’a pédale aurait mieux fait l’affaire, du moins aux oreilles de l’Oreille.

Il est vrai qu’elle a quitté la banlieue depuis longtemps.

 

[Complément du 22 juillet 2010]

La visibilité de ces affiches, selon des taupes repentignoises, est maximale. Leur efficacité l’est peut-être moins : «Un chauffard entêté arrêté à Repentigny», lit-on dans la Presse de ce matin (22 juillet 2010, p. A10). Il ne slaquait manifestement pas la pédale : il roulait à 200 km/h.