Changements de perspective

Simon Brousseau, Foule monstre, 2025, couverture

Dans l’Art du roman, en 1986, Milan Kundera proposait sa définition de ce genre : «La grande forme de la prose où l’auteur, à travers des egos expérimentaux (personnages), examine jusqu’au bout quelques grands thèmes de l’existence» (p. 178).

Le projet de Foule monstre (2025), le plus récent livre de Simon Brousseau, rejoint en quelque sorte, mais à une autre échelle, celui de Kundera. Renouant avec la forme brève et fragmentaire de Synapses (2016), l’auteur dresse une série de portraits à partir de quelques règles : ces instantanés tiennent en un paragraphe; ils font une page ou deux; ils mettent en scène des personnages désignés par leur seul prénom. Des détails (un mot, une image, une marque de commerce, une profession, un animal, un lieu, un sport) lient des fragments entre eux.

Brousseau écrit, en guise d’introduction, sous le titre «Dépersonnalisation» : «me voilà débarrassé de l’obligation d’être moi, c’est la plus belle chose qui pouvait m’arriver» (p. 11). Les «egos expérimentaux» de Foule monstre, qui remplacent son «moi», sont de tous âges (bébé, enfant, ado, adulte, personne âgée), hommes ou femmes, nés ici ou venus d’ailleurs, d’orientations sexuelles variées. Il leur arrive des choses, ou rien. Ils changent de vies, ou pas. On reconnaît à l’occasion des événements évoquant des faits divers médiatiques ou l’actualité (épidémiologique, guerrière, climatique, numérique, militante, politique, etc.). Parfois, on vit une situation au présent; parfois, on se souvient.

«Quelques grands thèmes de l’existence» sont abordés — la solitude, la maladie (physique et mentale), l’amour, la parentalité et ses anxiétés, les attentes de la société, la mort (souvent) —, mais aussi l’ordinaire des jours (la pratique du cricket, des reprise de bail, la présence d’un joueur d’accordéon, une première soirée de gardiennage d’enfant). Cela donne un ensemble fort hétéroclite. Des personnages vivent des choses étonnantes, d’autres uniquement des banalités. Les coups d’éclat sont rares, contrairement aux accidents. De rares scènes violentes (une initiation au hockey, une agression dans une chambre d’hôtel, les cris d’un voisin, le texte final) rompent avec l’enchaînement de récits paisibles. Prises individuellement, ces tranches de vie, même avec des chutes bien tournées, ne captent pas toujours l’attention; considérées dans leur ensemble, elles rappellent la diversité infinie des expériences du monde, et la nécessité d’y porter le regard.

Ce n’est pas rien (pour le dire comme un des personnages, p. 224).

P.-S.—Saluons l’imagination de l’auteur pour nommer les groupes musicaux adolescents. Que préférer entre Les civières écervelées (p. 14) et Les laryngites véloces (p. 176) ?

P.-P.-S.—Un puriste pourrait reprocher à l’auteur d’utiliser l’expression «fermer la lumière» (p. 32) ou l’adjectif «dispendieux» (p. 218). N’y a-t-il pas aussi le même mot, «garde-robe», au féminin et au masculin ? En revanche, ce n’est pas être vétilleux que de déplorer la présence de «John Hopkins», au lieu, bien sûr, de «Johns Hopkins» (p. 98).

 

Références

Brousseau, Simon, Synapses. Fictions, Montréal, Le Cheval d’août, 2016, 107 p.

Brousseau, Simon, Foule monstre, Montréal, Héliotrope, 2025, 225 p.

Kundera, Milan, l’Art du roman, Paris, Gallimard, 1986, 199 p.

Capitanat et langue à Montréal

Portrait de Nick Suzuki durant sa première entrevue en français

Depuis 1975, cinq francophones ont été capitaines des Canadiens de Montréal — c’est du hockey : Yvan Cournoyer, Serge Savard, Guy Carbonneau, Pierre Turgeon, Vincent Damphousse. Un anglophone pouvait s’exprimer en français : Bob Gainey. Au cours de ces cinquante ans, dans plus de la moitié des saisons, le représentant officiel du Tricolore ne parlait pas la langue de la majorité de ses fans. C’est le cas depuis plus de 25 ans. (Les autres joueurs ? N’en parlons pas.)

Pour les entraîneurs, la situation est un peu différente. Il est attendu d’eux qu’ils parlent français. L’embauche d’un unilingue anglophone en 2011, Randey Cunneyworth, avait d’ailleurs causé un scandale politicosportif.

La question refait surface dans l’actualité ces jours-ci. Nick Suzuki, qui entreprend sa septième saison à Montréal et sa quatrième comme capitaine de l’équipe, vient d’accorder une très brève entrevue en français, sa toute première.

Qu’en penser ? Plus tôt aujourd’hui, l’Oreille tendue est allée discuter de la question au micro d’Annie Desrochers, dans le cadre de l’émission le 15-18 de la radio de Radio-Canada. Ça s’écoute ici.

La prochaine étape ? Que plusieurs joueurs des Canadiens de Montréal maîtrisent la langue de puck.

P.-S.—On ne peut évidemment pas aborder ce sujet sensible sans avoir une pensée pour mademoiselle Miron.

P.-P.-S.—Dans le CH et son peuple (2024), Brendan Kelly aborde à plusieurs reprises le statut changeant du français au cours de l’histoire de l’équipe montréalaise. Le livre se termine d’ailleurs sur un appel aux joueurs à apprendre la langue majoritaire de leur ville (p. 211-212).

 

Références

Kelly, Brendan, le CH et son peuple. Une province, une équipe, une histoire commune, Montréal, Éditions de l’Homme, 2024, 211 p. Ill. Préface de Claude Legault.

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey. Édition revue et augmentée, Montréal, Del Busso éditeur, 2024, 159 p. Préface d’Olivier Niquet. Illustrations de Julien Del Busso.

Melançon, Benoît, Langue de puck, édition revue et augmentée de 2024, couverture

Chantons le hockey avec Normand Gélinas

Normand Gélinas, «La Soirée du hockey», 1971, 45 tours

(Le hockey est partout dans la culture québécoise et canadienne. Les chansons sur ce sport ne manquent pas, plusieurs faisant usage de la langue de puck. Petite anthologie en cours. Liste d’écoute disponible sur Spotify. Suggestions bienvenues.)

 

Normand Gélinas, «La Soirée du hockey», 1971

 

[Bruits de foule]

[Trompette du Forum de Montréal]

[Chanté]

[Répétitions] La-la-la
«La Soirée du hockey»
«La Soirée du hockey»
C’est queq’chose de sacré
Que personne ne voudrait manquer
«La Soirée du hockey»
C’est pour les Québécois
Tout aussi important
Que Fidel Castro à Cuba

[Parlé]

Deux fois par semaine
C’est la même chose
Toute la famille
Regarde la télé
Deux fois par semaine
C’est pas drôle
On croirait qu’la terre a cessé d’tourner
On n’a pas le droit
On n’a pas le droit
D’ouvrir la bouche
On pourrait mourir
Personne le saurait
Pendant le hockey
C’est très sévère
Encore bien plus qu’la loi des mesures de guerre

[Chanté]

[Répétitions] La-la-la
«La Soirée du hockey»
«La Soirée du hockey»
C’est queq’chose de sacré
Que personne ne voudrait manquer
«La Soirée du hockey»
C’est pour les Québécois
Tout aussi important
Que Fidel Castro à Cuba

[Parlé]

Deux fois par semaine
C’est la même chose
Papa invite les parents
Les amis
À chaque fois c’est pas rose han
C’est don pas rose de les entendre se disputer jusqu’à minuit
Ah si vous saviez comme on a hâte
De voir le printemps pis l’soleil arriver
Ce sera la fin d’nos problèmes han
Oui
Ça sera la fin d’«La Soirée du hockey»
Ah ah ah

[Chanté]

[Répétitions] La-la-la
«La Soirée du hockey»
«La Soirée du hockey»
C’est queq’chose de sacré
Que personne ne voudrait manquer
«La Soirée du hockey»
C’est pour les Québécois
Tout aussi important
Que Fidel Castro à Cuba

[Bruits de foule]

[Trompette du Forum de Montréal]

 

 

Références

Melançon, Benoît, «Chanter les Canadiens de Montréal», dans Jean-François Diana (édit.), Spectacles sportifs, dispositifs d’écriture, Nancy, Questions de communication, série «Actes», 19, 2013, p. 81-92. https://doi.org/1866/28751

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey. Édition revue et augmentée, Montréal, Del Busso éditeur, 2024, 159 p. Préface d’Olivier Niquet. Illustrations de Julien Del Busso. ISBN : 978-2-925079-71-2.

Melançon, Benoît, Langue de puck, édition revue et augmentée de 2024, couverture

La maison du hockey

Publicité de Réno Dépôt et des Canadiens de Montréal, 2013

Plusieurs équipes de la Ligue nationale de hockey sont en reconstruction. La chose est plus complexe qu’il n’y paraît.

Pareille reconstruction suppose de travailler sur des bases solides. Or que faire si ces bases se dérobent ? Écoutons l’entraîneur des Canadiens de Montréal, cité dans la Presse+ du 16 septembre 2025 :

«La chose la plus difficile pour un jeune, a ajouté l’entraîneur-chef Martin St-Louis, c’est d’aller chercher de la constance. Cette année, c’est ça qu’il faut améliorer. Notre “bon” est “très bon”. On sait que ça ne sera pas comme ça tous les matchs. Mais peut-on monter notre plancher avec [une meilleure] constance ?»

Au-dessus, ça se passe comment ? Prenons une autre équipe, les Penguins de Pittsburgh :

Trois des meilleurs espoirs de l’organisation avant le repêchage de 2025, Rutger McGroarty, Ville Koivunen et Harrison Brunicke, n’ont pas un grand plafond, eux non plus (la Presse +, 6 septembre 2025).

Un plancher qui bouge. Un plafond trop petit. L’Oreille tendue ne confierait pas ses travaux de rénovation à des «hommes de hockey».

P.-S.—Oui, c’est de la langue de puck.

 

Référence

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey. Édition revue et augmentée, Montréal, Del Busso éditeur, 2024, 159 p. Préface d’Olivier Niquet. Illustrations de Julien Del Busso.

Melançon, Benoît, Langue de puck, édition revue et augmentée de 2024, couverture

Autopromotion 850

Ken Dryden, The Class, éd. de 2024, couverture

L’Oreille tendue a déjà eu l’occasion de parler ici de deux des livres précédents de Ken Dryden : Scotty (2019) et The Series (2022).

Dans le Devoir de ce matin, elle en présente un troisième, The Class (2023), sous le titre «1947-2025. Le dernier Ken Dryden» (p. A7).

Ken Dryden vient de mourir, à 78 ans.

P.-S.—L’Oreille n’a cependant pas eu l’occasion de donner sa citation préférée de ce livre : «On the eve of the first game against Boston, I received a telegram from my father. It read : “Ruin the Bruins. Love, Dad.” After we’d beaten them in game seven, I telegrammed back : “Bruins ruined. Love, Ken“» (p. 248 n.). Traduction libre : «La veille du premier match contre Boston, j’ai reçu un télégramme de mon père. Ça disait : “Écrapoutis les Bruins. Je t’aime, Papa.” Après les avoir battus dans le septième match, je lui ai répondu, aussi par télégramme : “Bruins écrapoutis. Je t’aime, Ken”.»

 

Références

Dryden, Ken, Scotty. A Hockey Life Like no Other, Toronto, McClelland & Stewart, 2019, viii/383 p. Ill. Traduction : Scotty. Une vie de hockey d’exception, Montréal, Éditions de l’Homme, 2019, 439 p. Préface de Robert Charlebois.

Dryden, Ken, The Series. What I Remember, What it Felt Like, What it Feels Like Now, Toronto, McClelland & Stewart, 2022, 191 p. Ill. Traduction : la Série du siècle. Telle que je l’ai vécue, Montréal, Éditions de l’Homme, 2022, 204 p.

Dryden, Ken, The Class. A Memoir of a Place, a Time, and Us, Toronto, McClelland & Stewart, 2024, 479 p. Édition originale : 2023.