Les Lumières un dimanche

Benoît Melançon, Nos Lumières, 2020, couverture

Hier, l’Oreille tendue a croisé les Lumières là où elle ne les attendait pas.

À la télévision d’abord. Le capitaine Raymond Holt, dans la série Brooklyn Nine-Nine (septième saison, sixième épisode, «Trying», 2020), discute de philosophie avec le lieutenant Terry Jeffords. Que pense-t-il de l’évolution de la philosophie en France ? «Any French philosophy post-Rousseau is essentially a magazine» (La philosophie après Rousseau n’est rien d’autre qu’un magazine).

Sur la scène ensuite. Dans la version anglaise de la comédie musicale les Misérables, la chanson «Master of the House» (premier acte, 1985) fait aussi allusion à un auteur du XVIIIe siècle, mais de façon beaucoup moins positive :

Master of the house ? Isn’t worth my spit !
Comforter, philosopher and lifelong shit !
Cunning little brain, regular Voltaire
Thinks he’s quite a lover but there’s not much there
What a cruel trick of nature landed me with such a louse
God knows how I’ve lasted living with this bastard in the house !

La Thénardier chante pis que pendre de son mari : il ne vaut pas un crachat, c’est une merde, il ne peut la satisfaire au lit, voilà un pou et un bâtard. Et elle le compare à Voltaire, toujours à l’affût d’une nouvelle ruse médiocre («Cunning little brain»).

Des deux philosophes, l’un est en meilleure compagnie que l’autre.

P.-S.—L’Oreille ne vous apprendra rien : elle collectionne pareilles apparitions de Nos Lumières.

 

Référence

Melançon, Benoît, Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, 194 p.

À l’aide !

Il était question avant-hier de Frédéric Lord. Rebelote.

Le 25 juin, pendant un match de l’Euro, Lord a évoqué un barbier, sans être sûr de savoir de qui ledit barbier avait coupé les cheveux. «On va mettre un homme là-dessus», conclut-il.

Dans le français populaire du Québec, qui dit vouloir mettre un homme là-dessus annonce, sur le mode plaisant, qu’il a besoin d’aide.

L’expression a donné son titre à une chanson de Richard Desjardins en 1993, «M’as mettre un homme là-dessus». Extrait :

Pour moi y s’est faite manger par la souffleuse
Ou par le gars d’l’autre bord de la rue.
Toute cette affaire est nébuleuse.
M’as mettre un homme
M’as mettre un homme
M’as mettre un homme là-dessus.

À votre service.

 

Il faudrait vous en rapprocher

Deux flèches pour marquer le profit ou son absence

Quand il n’est pas en train de parler de roubignoles, l’excellent descripteur sportif Frédéric Lord est friand de l’expression loin de son profit. Il en fait souvent usage durant l’actuel Euro.

Dans le français populaire du Québec, loin de son profit marque l’insuffisance, l’objectif non atteint, la performance qui n’est pas à la hauteur, le manque de résultats.

Exemple tiré du journal la Voix de l’Est du 1er décembre 2022 :

Après avoir raté les séries éliminatoires la saison dernière, le Métal Pless de Plessisville s’est fixé des objectifs élevés en 2022-2023 : finir parmi les trois premiers au classement de la Ligue de hockey senior AAA.
Granby — Mais voilà, un coup d’œil au classement du circuit permet de constater que le Métal Pless est loin de son profit, lui qui est installé au sixième rang en vertu d’une fiche de quatre victoires et six défaites

À votre service.

Accouplements 240

Moulinette à légumes, 2008

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

McKenna, Alain, «L’IA, la génération Z et la fin de la radio», le Devoir, le D magazine, 27-28 avril 2024, p. 22.

«Les mélomanes en manque de nouveautés n’auront bientôt plus à se casser la tête. L’intelligence artificielle pourrait s’occuper de créer pour eux des chansons sur mesure, une après l’autre, à partir d’une simple demande : par exemple, “crée une chanson country à propos de la vie à la ferme”.»

Morin, Rose-Aimée Automne T., «La porno de l’avenir (et ses dilemmes éthiques)», la Presse+, 28 avril 2024.

«On fait une requête. C’est-à-dire qu’on décrit précisément ce qu’on souhaite voir. (Je pourrais par exemple écrire : “Du consentement éclairé entre trois personnes émotionnellement matures qui cherchent à se donner du plaisir dans le décor du téléroman La petite vie.” Notons que je ne l’ai pas testé pour des raisons éthiques, peut-être que les algorithmes ne sont pas rendus là…)

Vous connaissez la position de l’Oreille tendue sur ces questions : tous les dégoûts sont dans la nature.

Illustration : «Moulinette Moulin Légume», 2008, photo déposée sur Wikimedia Commons

Théories du grand acteur

Diderot, Paradoxe sur le comédien, éd. de 1994, couverture

Il y a sept ou huit lustres, l’Oreille tendue dévorait les romans de Patricia Highsmith. Pour des raisons qui lui échappent complètement, elle a cessé de la lire. À l’occasion de la diffusion, sur Netflix, de la série Ripley, elle a décidé de s’y remettre, d’abord avec The Talented Mr. Ripley.

Parmi les «talents» du personnage de Tom Ripley, signalons la qualité de son jeu, au sens dramatique du terme. Le narrateur ne cesse de le répéter : Ripley joue différents rôles, y compris le sien. (Les esprits sont souvent tortueux chez Highsmith.) Il peut imiter des personnages inventés (p. 57, p. 256) et des personnes réelles. Alors qu’il panique souvent lorsque des imprévus se présentent, il arrive sans mal à se contrôler quand il s’agit d’emprunter une identité. Il n’a alors jamais peur d’échouer : «he felt absolutely confident he would not make a mistake» (p. 130). Il est passé maître dans l’art de la «mental suggestion» (p. 144) et il sait garder la tête froide (p. 137, p. 144). Son credo est clair : «If you wanted to be cheerful, or melancholic, or wistful, or thoughtful, or courteous, you simply had to act those things with every gesture» (p. 180). Pour être (enjoué, mélancolique, rêveur, pensif, courtois), il suffit de jouer dans chacun de ses gestes.

Cela nous amène, comme toujours, à Diderot. Celui-ci, dans son Paradoxe sur le comédien (1773-1778), distingue deux sortes de comédiens, les «comédiens imitateurs» et les «comédiens de nature». Les premiers s’appuient sur l’étude, la pénétration; leur jeu est toujours le même. Les seconds s’appuient sur leur âme, leur sensibilité; leur jeu est inégal. Diderot favorise les premiers :

Qu’est-ce donc que le vrai talent ? Celui de bien connaître les symptômes extérieurs de l’âme d’emprunt, de s’adresser à la sensation de ceux qui nous entendent, qui nous voient, et de les tromper par l’imitation de ces symptômes, par une imitation qui agrandisse tout dans leurs têtes et qui devienne la règle de leur jugement; car il est impossible d’apprécier autrement ce qui se passe au-dedans de nous. Et que nous importe en effet qu’ils sentent ou qu’ils ne sentent pas, pourvu que nous l’ignorions ? (éd. 1994, p. 93)

Tom Ripley est un «comédien imitateur». Ses victimes ne peuvent évidemment pas en témoigner; elles le croient.

 

Références

Diderot, Denis, Paradoxe sur le comédien suivi de Lettres sur le théâtre à Madame Riccoboni et à Mademoiselle Jodin, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 2575, 1994, 234 p. Édition présentée, établie et annotée par Robert Abirached.

Highsmith, Patricia, The Talented Mr. Ripley, New York et Londres, W.W. Norton & Company, 2008, 287 p. Édition originale : 1955.