Retracer (?) le Printemps érable

Pierre-Luc Brisson, Après le printemps, 2012, couverture

[Quatrième texte d’une série sur les livres du Printemps érable. Pour une liste de ces textes, voyez ici.]

L’Oreille tendue est éditrice à ses heures. Elle sait que la rédaction de la quatrième de couverture d’un livre — le blurb, en anglais — est un art que tous ne maîtrisent pas. Elle n’a donc été étonnée qu’à demi en constatant que celle d’Après le printemps de Pierre-Luc Brisson ne correspondait pas au contenu de l’ouvrage. «Après le printemps retrace avec précision les événements majeurs de la crise étudiante depuis les premiers mandats de grève en février 2012 jusqu’au déclenchement des élections provinciales», écrit-on pour appâter le chaland; on promet aussi une «analyse sociocritique et historique». Or il n’est pas question de cela chez Brisson. Pour suivre l’évolution des grèves étudiantes de cette année au Québec, le lecteur aurait plutôt intérêt à lire le collectif Je me souviendrai ou Année rouge de Nicolas Langelier, quoi qu’on puisse penser de ces ouvrages par ailleurs.

Peut-on faire davantage confiance à l’introduction de l’essai ?

Je n’ai pas pour objectif de revenir sur les causes de la grève étudiante ni de tenter d’en démêler les tenants et aboutissants, bien que cette question soit en filigrane de notre réflexion. D’autres l’ont fait avant moi et il ne servirait à rien de reprendre un débat déjà largement commenté. Je n’ai pas non plus la prétention d’offrir ici une thèse complète, une vision entièrement ficelée du problème et de l’avenir du Québec. Je préfère soulever les pierres et tenter de débusquer ce qui se cache derrière les discours et les actions des uns et des autres. Je préfère poser des questions et faire entrevoir des solutions plutôt que d’asséner des vérités. C’est à cet exercice de réflexion et de remise en question que je convie le lecteur. Voici ma contribution; à d’autres de prendre le relais (p. 12-13).

Cette déclaration entraîne plusieurs commentaires. Deux ont une importance limitée : la déclaration contredit le texte de la quatrième de couverture; elle révèle un des traits stylistiques de l’auteur, un flottement entre le je et le nous. Deux sont autrement importants.

Pierre-Luc Brisson annonce qu’il va tenter de «débusquer ce qui se cache derrière les discours et les actions des uns et des autres». Or ce qu’il «débusque» en matière de «discours» et d’«actions» ne se trouve pas également chez les «uns» et les «autres». S’agissant des étudiants, il affirme, sans la moindre démonstration, que leur discours est «réfléchi» (p. 37), que leurs assemblées ont démontré «une capacité d’analyse et de réflexion […] globale» (p. 44) et que leur «démarche démocratique» était «exemplaire» (p. 76). Le lecteur est invité à croire l’auteur sur parole. En revanche, les «discours» et les «actions» des opposants à la grève sont, eux, longuement détaillés et démontés.

Le second commentaire que l’on peut faire à la lecture de ce passage de l’introduction d’Après le printemps porte sur la phrase suivante : «Je préfère poser des questions et faire entrevoir des solutions plutôt que d’asséner des vérités.» Elle n’est que partiellement vraie.

En fait, Après le printemps — c’est bien son droit — est un plaidoyer, divisé en trois parties. Dans la première, Brisson souhaite voir «rénover l’édifice démocratique du Québec» (p. 24). Il s’en prend ensuite à la concentration des médias, pour terminer par une réflexion sur le statut de l’Université au XXIe siècle au Québec. On peut reprocher beaucoup de choses à Brisson, mais pas le choix de ses objets : il s’agit de questions capitales.

Que peut-on lui reprocher alors ?

Le premier chapitre porte sur la vie démocratique. Lutter contre «la déliquescence morale du gouvernement libéral» (p. 23) ? Mettre fin à «notre inaction politique» (p. 28) ? Ces projets politiques ne peuvent avoir de sens que si l’on prend en considération l’absence d’unité des sociétés modernes. On ne peut les concevoir en utilisant des termes «génériques» comme «la population» (p. 22) ou «les citoyens» (p. 22 et p. 53). Une des leçons du Printemps érable et des élections provinciales du 4 septembre pourrait être, contre les discours généralisateurs, que le Québec est bien plus divisé qu’on ne veut généralement le reconnaître.

L’auteur n’aime guère les médias institués : il consacre plusieurs pages à contester les textes de commentateurs du Devoir, du Journal de Montréal ou de la Presse. L’éditorialiste en chef de ce journal, André Pratte, est sa bête noire (il est davantage question de lui que de l’ancien premier ministre du Québec Jean Charest), mais une petite place est quand même faite à Richard Martineau, celui que l’on reconnaît sous les traits du «Chroniqueur» dans le roman Terre des cons de Patrick Nicol. Cette critique peut se défendre, de même que l’éloge de la télévision étudiante de l’Université Concordia, CTUV. On ne suivra toutefois pas Pierre-Luc Brisson quand il croit, dans les images de CTUV, à l’existence d’une «réalité non filtrée» : toute image est un choix.

L’analyse de la situation financière des universités québécoises est marquée de la même naïveté. Un journaliste de Radio-Canada met en doute le sous-financement des universités (p. 61) ? Cela suffit à l’auteur : «En clair, non seulement nous investissons plus dans nos universités qu’on ne le fait partout ailleurs au pays […]» (p. 63). Quiconque s’intéresse à cette question sait que les choses sont bien plus compliquées.

Ce n’est pas plus convaincant quant à la conception de l’Université défendue dans Après le printemps. Que l’Université doive défendre des valeurs humanistes, nul ne saurait en disconvenir (du moins, on l’espère). En revanche, l’Université, c’est aussi de la recherche appliquée et de la formation professionnelle. Pierre-Luc Brisson le reconnaît, mais il ne se pose pas moins fréquemment des questions binaires comme celle-ci : «Doit-on chercher à transmettre des savoirs fondamentaux ou à former les nouveaux techniciens spécialisés du XXIe siècle ?» (p. 70; voir aussi p. 66-67, p. 73 et p. 80). Des trois chapitres du livre, «De l’université et de sa place dans le Québec de demain» est le moins solide et son argumentaire contre la «conception de l’université-entreprise» (p. 68) repose sur des bases factuelles approximatives.

Le «printemps» a été «engagé» (p. 14); Pierre-Luc Brisson l’est aussi (pour la gratuité universitaire, pour un «retour au dialogue social» [p. 81], pour des États généraux permanents). Il n’y a pas lieu de le lui reprocher. Cela explique ses prises de position catégoriques. Pour convaincre, il faut cependant plus que de l’engagement.

P.-S. — Le recteur de l’Université de Montréal roule en Lexus «de fonction» (p. 63), le vice-recteur aux relations institutionnelles et secrétaire général de l’Université Concordia, dans «une Lexus RX350 aux frais des contribuables et des étudiants» (p. 91-92 n. 30). La situation est peut-être plus inquiétante à l’Université Laval : celle-ci refuse «de confirmer la marque de la voiture utilisée par son dirigeant» (p. 91 n. 30).

 

Références

Brisson, Pierre-Luc, Après le printemps, Montréal, Poètes de brousse, coll. «Essai libre», 2012, 92 p. Ill.

Collectif, Je me souviendrai. 2012. Mouvement social au Québec, Antony, La boîte à bulles, coll. «Contrecœur», 2012, 246 p. Ill.

Langelier, Nicolas, Année rouge. Notes en vue d’un récit personnel de la contestation sociale au Québec en 2012, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 02, 2012, 100 p. Ill.

Nicol, Patrick, Terre des cons. Roman, Montréal, La mèche, 2012, 97 p.

Raconter le Printemps érable

Patrick Nicol, Terre de cons, 2012, couverture

[Premier texte d’une série sur les livres du Printemps érable. Pour une liste de ces textes, voyez ici.]

«Bientôt, nous ne servirons plus à rien.»
Patrick Nicol, Terre des cons

Les grèves étudiantes dans le Québec de 2012 se sont d’abord dites sur la place publique : dans les discours des uns et des autres, dans les médias, sur les pancartes. L’art et la réflexion approfondie ne pouvaient s’en emparer que progressivement.

La Chorale du peuple lancera son cd Quelques notes du printemps érable le 6 décembre. Jacques Nadeau, le photoreporter du Devoir, a fait paraître Carré rouge à la fin de l’été. Chez Héliotrope, c’était un collectif, Printemps spécial. Aujourd’hui même, ce sera Année rouge, de Nicolas Langelier. (La liste n’est pas exhaustive.)

Selon sa quatrième de couverture, Terre des cons, de Patrick Nicol, serait «le premier roman québécois inspiré de la grève étudiante de 2012». La question n’est pas là : elle est dans ce que le genre romanesque peut dire que les discours publics n’avaient pas réussi à dire.

L’intrigue ? En juin 2013, le narrateur revient sur ce que les grèves de 2012 ont représenté pour lui. Quadragénaire, professeur de littérature au cégep, sorti d’un milieu modeste, se définissant comme un «vieux con sédentaire» (p. 22) et se sentant devenir «réac» (p. 20, p. 90), il s’adresse, dans son imagination, à son ami Philippe, pour lequel il dresse le bilan (guère positif) de sa vie : «je ne pouvais que nous haïr» (p. 60). Que leur reste-t-il de leurs idéaux devant l’affirmation de ceux de leurs élèves ?

Terre des cons est un roman à clefs (toutes les majuscules sont certifiées d’origine). «Le Chroniqueur» est Richard Martineau, lui qui écrit pour «le Journal». «Le Magnat des Médias» est tantôt Pierre Karl Péladeau, tantôt Paul Desmarais. Jean Charest apparaît sous son nom et sous celui de «l’Ex-Premier Ministre». Des personnages ont une identité plus floue, «le Chroniqueur (2)» et «le Ministre». Devant eux, il y a «les Leaders Étudiants». Les uns et les autres sont séparés par «la Loi», en l’occurrence la loi 78. Ils pourraient néanmoins se rencontrer sur le plateau de «l’Émission»; on reconnaîtra Tout le monde en parle. (L’Oreille tendue se serait volontiers passée des allusions à la mafia nécessairement italienne, mais ça n’engage qu’elle.)

Plusieurs pages du roman sont consacrées à une satire féroce et bien vue, féroce car bien vue, de l’embourgeoisement des gens nés dans les années 1960-1970. Ils ont lu les classiques, mais ils leur préfèrent aujourd’hui les «romans policiers suédois», les «livres de recettes» et les «affabulations scientifico-historiques qui voient dans la peinture rupestre les traces de visites extraterrestres» (p. 38), voire «les livres de Daniel Pennac» (p. 61). Ils savent se moquer d’une «plamondonade» (p. 56). Ils vomissent la télévision, mais ils ont abandonné le cinéma; les séries américaines leur suffisent, Weeds et les autres. Ils sont gastronomes et ostensiblement cultivés : chez eux, le vin a remplacé la bière. Le iProduit de la couverture, n’est-ce pas aussi bien celui des étudiants vilipendés par «le Chroniqueur» que le leur ? Ce portrait d’une génération fera grincer des dents.

L’essentiel est pourtant ailleurs. Pour le narrateur de Terre des cons, une question est de plus en plus obsédante au fil des pages : peut-on dire ce qui s’est passé en 2012 ? Quels mots employer pour cela ? Il la pose, cette question, en termes généraux : «Notre parole est-elle morte ?» (p. 66); «Mais si nous n’avons plus nos mains, Philippe, ni nos mots, comment allons-nous nous convaincre que nous comptons, que le monde peut encore compter sur nous ?» (p. 85). Il décrit sa «panique discursive» (p. 83). À d’autres moments, ce sont certains mots bien précis qu’il scrute : «intimidation», «démocratie», «boycott», «droit à l’éducation», «services pédagogiques». Du discours public, il dénonce la «matantisation» — «nous étions unanimes à dénoncer l’abondance de faits vécus, de témoignages, de conseils pratiques et de questions de santé qui envahissaient nos écrans, nos journaux et nos magazines» — et la «mononquisation» — «Des dizaines de messieurs commentaient l’actualité avec un lyrisme et une véhémence que je croyais réservés à la question nationale (sic), quand on est soûls, en camping dans un autre code régional» (p. 72).

En matière de langue, une des scènes les plus riches du roman se déroule dans les douches d’un centre sportif. Le narrateur s’étant lancé dans un monologue un peu mélodramatique, il en vient à s’apercevoir qu’il donne l’impression à ceux qui l’entourent d’être violent. Que dit-il alors à Philippe ? «Puis, je prononce lentement, de façon claire : tu sais, je n’endosse pas la violence» (p. 85). Quiconque a suivi les débats du Printemps érable reconnaît cette phrase : pendant des jours, les autorités gouvernementales et des commentateurs ont demandé aux «Leaders Étudiants» de la dire. La voilà intériorisée par un personnage de roman.

C’est peut-être à cela que sert la littérature : à montrer combien les mots, venus de partout, nous constituent.

 

Références

Langelier, Nicolas, Année rouge. Notes en vue d’un récit personnel de la contestation sociale au Québec en 2012, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 02, 2012, 100 p. Ill.

Nadeau, Jacques, Carré rouge. Le ras-le-bol du Québec en 153 photos, Montréal, Fides, 2012, 175 p. Ill. Note de l’éditeur par Marie-Andrée Lamontagne. Préface de Jacques Parizeau. Postface de Marc-Yvan Poitras.

Nicol, Patrick, Terre des cons. Roman, Montréal, La mèche, 2012, 97 p.

Printemps spécial. Fictions, Montréal, Héliotrope, «série K», 2012, 113 p. Ill.

Que dire ?

Roy MacGregor, Épreuve de force à Washington, 2011, couverture

L’Oreille tendue ne s’en cache pas : sa façon de répondre au téléphone peut laisser perplexes quelques-uns de ses interlocuteurs.

Il y a pourtant des façons de faire plus troublantes encore quand «grelotte» le téléphone (le Ravissement de Britney Spears, p. 118).

Prenez Harry Hole, le héros du Sauveur de Jo Nesbø, qui multiplie les ordres :

Videz votre sac (p. 297).

Parlez. Pas trop fort (p. 299).

Ou bien Philippe Didion, le Notulographe :

Le deuxième épisode [de la série The Shield] se termine sur un rebondissement en forme de véritable coup de poing à l’estomac pour le téléspectateur. Mais ce n’est pas ce qui me préoccupe au sujet de cette série. Depuis un moment j’essaie d’imiter le cri, la vocifération, l’espèce d’aboiement jaculatoire que pousse Vick Mackey quand il décroche son téléphone de poche. Ce n’est pas «Yes», trop doux, c’est à mi-chemin entre le Yeah et le Yep avec un iiiiiii très long, un glissando vers une deuxième syllabe très courte qui s’interrompt comme si elle s’écrasait contre un mur. C’est propre à dissuader quiconque d’essayer de l’appeler à nouveau et à le faire regretter de l’avoir fait en cette occasion. Je me promets de tester ce cri au prochain appel que je reçois sur mon téléphone de poche. Je n’ai pas droit à l’erreur : je reçois environ trois appels par an (Notules dominicales de culture domestique, numéro 145, 1er février 2004).

Ou enfin Roy MacGregor :

Lars dégagea l’appareil et répondit.

— Johanssen.

Stéphane secoua la tête. Il n’avait jamais entendu personne d’autre répondre ainsi au téléphone. Lars disait que c’était ce qui se faisait en Suède et qu’il ne comprenait pas comment les gens, en Amérique du Nord, pouvaient se contenter de répondre «Allô». Et il refusait de changer sa façon de faire (Épreuve de force à Washington, p. 100).

En regard de ces réponses, le «oui» usuel de l’Oreille est bien timide.

 

Références

Didion, Philippe, Notules dominicales de culture domestique, Saint-Cyr sur Loire, publie.net, coll. «Temps réel», 2008, 355 p. Édition numérique.

MacGregor, Roy, Épreuve de force à Washington, Montréal, Boréal, coll. «Carcajous», 15, 2011, 178 p. Traduction de Marie-Josée Brière. Édition originale : 2001.

Nesbø, Jo, le Sauveur. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, traduction d’Alex Fouillet, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 552, 2012, 669 p. Édition originale : 2005.

Rolin, Jean, le Ravissement de Britney Spears. Roman, Paris, P.O.L, 2011, 284 p.

Le livre de tous

Un lecteur assidu de l’Oreille tendue se promenait l’autre jour en voiture. Dans une émission radiophonique consacrée au sport, son oreille a été attirée par une expression qu’il croyait disparue : dans mon livre à moi.

Le sens en est facile à résumer : selon moi.

Deux exemples journalistiques : «Dans mon livre, tout ce qui sort de Tôt ou tard mérite écoute attentive» (le Devoir, 1er-2 février 2003); «Dans mon livre à moi, un auteur peut prendre des libertés quant aux conventions et aux rôles de chacun, peu importe l’endroit» (le Soleil, 27 octobre 2012, cahier Arts magazine, p. A4).

Un exemple cinémato-télévisuel : «Dans mon livre à moi» (Stan, les Boys).

On peut le voir par l’exemple du Devoir : «Dans mon livre» est synonyme de «Dans mon livre à moi». Cette réduction de la formule peut toutefois être source de confusion quand, comme l’Oreille, on fréquente des gens qui écrivent des livres. Lorsqu’ils disent «Dans mon livre», parlent-ils d’un texte qu’ils ont écrit ou de leur opinion personnelle érigée en valeur universelle ?

On pourrait être troublé à moins.

Le latin de RDS

Il y a quelques semaines, l’Oreille tendue parlait latin. En fait, de la présence de cette langue réputée morte dans la culture québécoise contemporaine.

Voici un autre exemple du même phénomène, plus cocasse celui-là.

Tombant sur un reportage télévisé du Réseau des sports (RDS) le 13 octobre, l’œil de l’Oreille a été attiré par un gros titre.

Il accompagnait un reportage sur l’entraîneur des Red Wings de Détroit — c’est du hockey —, Mike Babcock. En congé forcé pour cause de lock-out, il est revenu à Montréal pour y retrouver les Redmen de l’Université McGill. Pourquoi cette équipe ? Parce que McGill est l’alma mater de Babcock.

Le titre de RDS ? «Alma ma terre».

P.-S. — Il y a peut-être là, sans que l’on comprenne bien pourquoi, un hommage à la ville du Saguenay—Lac-Saint-Jean appelée Alma.