Le zeugme du dimanche matin et de Laurent Mauvignier

Laurent Mauvignier, Des hommes, 2009, couverture

«Moi, j’avais repensé à Février racontant des choses insensées sur Mireille, comment Mireille dans une HLM ce n’était plus du tout la jeune fille arrogante et sûre d’elle qu’on avait connue à Oran, sifflant ses orangeades et les chansons de Sacha Distel ou de Dario Moreno en attendant sur un tabouret et en se vernissant les ongles, ou en mordillant les branches de ses grosses lunettes de soleil vertes.»

Laurent Mauvignier, Des hommes, Paris, Éditions de Minuit, 2009, 280 p., p. 114.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

L’arroseur arrosé ?

Citation bien vilaine dans le Devoir des 22-23 décembre 2012 : «L’introduction au numéro parle […] de “chercheur.es” et aussi de “professeur.es” et d’“étudiant.es”, dans une pure novlangue uqamiennne, pour inclure dans la même faute le masculin et le féminin» (p. E2).

Étrange arithmétique du même journal une dizaine de jours plus tôt au sujet de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue : «Les efforts ont néanmoins porté leurs fruits. Le taux de diplomation universitaire s’est amélioré. Fait à noter : les trois quarts des étudiantes sont des femmes» (p. A2). Commentaire de @MADandurand (merci pour la citation) : «L’autre 1/4 des étudiantes est de quel sexe ?».

La novlangue serait-elle partagée ?

Publicité innocente ou coupable ?

À l’université de l’Oreille tendue, on peut apprendre les langues étrangères tout en se désaltérant. Vous ne la croyez pas ? Voici la preuve.

Bilinguisme du lait

Allons-y (let’s go) : buvons du lait (lait’s go).

Heureusement que tout n’est pas de la même eau (de boudin) en matière de langue publique. Il arrive parfois que l’on ne désespère pas.

Devant ce titre du cahier Affaires de la Presse du 15 janvier 2013 : «Nortel était dirigée par des innocents» (p. 2). Selon le juge, ces dirigeants ne sont pas coupables de fraude; ils sont innocents. Ils ne sont pas non plus doués : au Québec, on dit de ce type de personnes que ce sont des innocents. Définition de Franqus. Dictionnaire de la langue française. Le français vu du Québec : «Qui ne se rend pas compte des choses, qui a une trop grande ignorance des réalités.» Synonyme : naïf, crédule. Bref, il y a innocents et innocents.

Devant le titre du documentaire de Marie-Pascale Laurencelle, sur une idée de Geneviève Rioux, produit par Marie-France Bazzo : Crée-moi, crée-moi pas. Il porte sur la conciliation travail-famille : ce que l’on crée, ou pas, ce sont des enfants. Mais son titre est aussi calqué sur une expression québécoise bien connue : cré-moi, cré-moi pas (crois-moi ou pas). Bref, il y a ce que l’on crée et ce que l’on cré.

Il faut savoir prendre son (rare) plaisir où il se trouve.

P.-S. — Les plus âgés se souviendront de l’incipit de «La complainte du phoque en Alaska» (1974) du groupe Beau dommage : «Cré-moi, cré-moi pas / Kèkpart en Alaska / I a un phoque / Qui s’ennuie en maudit.» L’Oreille n’est plus de la première jeunesse.

Deux ou trois choses qu’ils savent du bows

Depuis maintenant plus d’un an, le texte le plus populaire de l’Oreille tendue porte sur le swag.

Plus récemment, ses lecteurs ont beaucoup consulté la définition de yolo.

Le 11 janvier, elle annonçait cela sur Twitter : «Pour la première fois, yolo (http://bit.ly/U1Cu2s ) éclipse swag (https://oreilletendue.com/2011/04/12/du-postcool/ ).»

Réponse de @PimpetteDunoyer : «selon @mlleAinee yolo est out, swag, ça va encore, mais là, c’est “bauss” qu’il faut dire http://t.co/w10QF2WT.» Un débat s’ensuivit, auquel participa @maxdenoncourt.

Quelques précisions s’imposent quant à «bauss».

Phonétique. Les sources pré-adolescentes et adolescentes consultées par l’Oreille tendue (n=3) sont formelles : un z final doit être bien audible. Voilà pourquoi on préférera à bauss, du moins en français, la graphie bows ou baws.

Historique. Le chanteur Rick Ross serait «The Boss»; c’est pour lui qu’on aurait d’abord parlé de bauss / baws / bows. Lonely Island a aussi une chanson intitulée «The Boss».

Sémantique : contrairement au swag, qui serait largement affaire d’apparence (style, tenue vestimentaire), le bauss / baws / bows serait, lui, affaire d’action, de geste (bien vu).

Grammaire. Le mot peut être un substantif («Salut, le Baws»; «C’est un baws»), un adjectif («Il est bows») ou une interjection («Bauss» !).

Genre. Épicène, bauss / baws / bows ne saurait cependant être utilisé hors de sa communauté sexuelle d’origine. Un garçon peut en trouver un autre bauss / baws / bows; de même, une fille envers une autre fille. En revanche, un garçon ne pourrait utiliser l’expression pour désigner une fille, ni vice versa. C’est comme ça.

Gestuelle. À la question de @PimpetteDunoyer («paraît qu’il faut le dire en donnant un léger coup de tête sur le côté, est-ce ds la gestuelle filiale?»), la réponse est catégorique chez les membres de l’échantillon scientifiquement choisi par l’Oreille : non. Peut-être est-ce affaire de géographie urbaine ou, de façon plus plausible, de fossé des générations (un an, à l’adolescence, est une génération).

Synonymie. Comme pour swag, cool est un synonyme possible de bauss / baws / bows.

Anatomie. Certains lient le mot à l’appareil reproducteur masculin (balls). Tous ne sont pas d’accord.

Suffixation. Certains croient qu’il est possible d’ajouter -er à bauss / baws / bows, pour faire bowser (souvenez-nous du vilain dans le jeu vidéo Mario Bros). Tous ne sont pas d’accord.

C’est tout pour l’instant.

Bows, swag, cool

Les dix commandements

L’Oreille tendue enseigne, et notamment aux nouveaux doctorants en littératures de langue française de l’Université de Montréal.

Ci-dessous, les dix commandements — qui sont évidemment trente trente-sept quarante-deux quarante-six cinquante et un cinquante-cinq — qu’elle remet (parfois) à ces étudiants. D’aucuns la trouveront obsédée par la correction typographique et par la méfiance envers quelques mots et expressions (à partir du quatorzième commandement); elle ne s’en défendra pas.

I. De la normalisation sans cesse tu t’assureras.

II. Jamais le souligné et l’italique tu ne mêleras; l’un ou l’autre tu choisiras.

III. Jamais de double espace tu ne taperas.

IV. À l’intérieur des guillemets l’appel de note tu placeras.

V. Aux citations en retrait (celles de plus de cinq lignes) de guillemets jamais tu ne mettras.

VI. Des références précises toujours tu donneras.

VII. En cas de doute, le Girodet (Dictionnaire Bordas des pièges et difficultés de la langue française, Paris, Bordas, coll. «Les référents», 2001, 896 p.), le Malo (Guide de la communication écrite au cégep, à l’université et en entreprise, Montréal, Québec/Amérique, 1996, 322 p.) ou le Petit Robert tu consulteras.

VIII. La pagination tu feras.

IX. Dans les notes, le prénom des auteurs avant leur nom tu mettras.

X. Plusieurs fois tu te reliras.

XI. De l’espace tu laisseras en élargissant les marges et en utilisant l’interligne double.

XII. Une seule sorte de guillemets tu emploieras.

XIII. Dans ta bibliographie finale, seuls les textes cités tu mettras (et non tous les titres consultés).

XIV. Du verbe être tu n’auras pas peur.

XV. Du verbe avoir tu n’auras pas peur non plus.

XVI. L’expression suite à jamais tu n’utiliseras, car elle est du langage commercial; à la suite de tu préféreras.

XVII. Dans les titres de noblesse (le marquis de Sade, la duchesse du Maine) jamais la majuscule initiale tu ne mettras.

XVIII. S’attarder et s’attacher tu ne confondras pas, car le premier veut dire se mettre en retard ou ne pas avancer, ne pas progresser normalement.

XIX. Démontrer (qui est prouver) et montrer (qui est faire voir) tu ne confondras pas non plus.

XX. De la majuscule tu useras avec parcimonie et, dans le doute, tu t’abstiendras.

XXI. Donc et les autres mots de transition tu emploieras le moins possible.

XXII. Les siècles toujours en chiffres romains tu écriras (XVIIIe siècle, etc.).

XXIII. Aucune phrase tu ne commenceras par Mais (sauf sur le mode interrogatif), Car (c’est un crime), Et.

XXIV. Jamais tu n’oublieras que le mot niveau n’est approprié que là où il y a une hiérarchie. Tu te rabattras au besoin sur en cette matière ou sur ce plan.

XXV. Le verbe se vouloir de ton vocabulaire tu chasseras.

XXVI. De l’usage abusif de certain et de sembler tu te méfieras.

XXVII. Dans comme étant, tu te souviendras qu’étant est inutile.

XXVIII. Dans de par, tu n’oublieras pas que de est inutile.

XXIX. Pour ne pas mettre ta vie en péril, tu ne confondras pas problème et problématique.

XXX. Pas plus que mourir et décéder.

XXXI. Les accents tu mettras aux majuscules.

XXXII. Sauf quand il te plaira de déclamer, tu ne mettras l’emphase sur rien.

XXXIII. Mettre à jour (actualiser) et mettre au jour (dévoiler, révéler, faire apparaître) tu ne confondras pas.

XXXIV. Décennie (dix ans) et décade (dix jours) tu ne confondras pas plus.

XXXV. De mettre automatiquement et systématiquement une virgule après la conjonction or tu t’abstiendras.

XXXVI. Toutes les fois que tu voudras mettre une virgule avant et, tu te demanderas si c’est bien nécessaire. (Ce ne l’est que dans des cas très précis.)

XXXVII. Jamais tu n’oublieras que le mot Mémoires, quand il désigne une forme d’écriture autobiographique, prend la majuscule initiale et qu’il est du genre masculin.

XXXVIII. Voire même et et voire même tu flusheras à tout jamais de ton vocabulaire.

XXXIX. Que faire est généralement suffisant et que faire en sorte est très souvent inutile, et voire même fautif, tu ne perdras pas de vue.

XL. Si tu souhaites connaître tes descendants, tu ne mettras jamais à ou en devant quelque part.

XLI. Jamais tu ne diras ni n’écriras Comme X le dit quelque part; toujours tu préciseras où X a dit ce qu’il a dit.

XLII. Que le verbe attester est transitif direct et qu’il n’est pas suivi de de tu te répéteras quotidiennement.

XLIII. Pour ne pas confondre surprendre et étonner, toujours tu te souviendras de la femme d’Émile Littré. Elle tombe, dit-on, sur son mari en train de connaître bibliquement leur bonne. «Je suis surprise», dit-elle. «Non», répond-il. «Je suis surpris. Vous êtes étonnée.»

XLIV. Des faux futurs de l’indicatif tu te méfieras. Tu éviteras les phrases comme Aristophane dira la même chose dans sa pièce, sauf si tu as commencé à écrire avant Aristophane.

XLV. De répéter les prépositions tu te feras une règle, dans tes devoirs, dans tes articles et dans ta thèse (pas dans tes devoirs, tes articles et ta thèse).

XLVI. Au grand jamais tu ne découperas une phrase que tu trouves trop longue pour faire commencer la suivante par Ce qui. À Cela (et pas à Ceci) tu auras recours.

XLVII. Quand, sous ta plume, viendra le verbe effectuer, tu effectueras une correction. Tu l’enlèveras.

XLVIII. Toutes les fois que tu écriras D’autre part, tu t’assureras que D’une part le précède, et pas trop loin. Bref, tu penseras à ton lecteur.

XLIX. Dans les soirées mondaines, histoire d’impressionner les hôtes, subtilement tu glisseras que sans que ne demande pas le ne explétif. Ça en jettera. Ou pas.

L. Si tu y tiens, tu diras de quoi il retourne. Que tu y tiennes ou pas, tu ne diras pas de quoi il en retourne.

LI. Jamais tu n’écriras en cette époque particulièrement troublée, toutes les époques étant évidemment troublées.

LII. Tu ne perdras pas de vue que qui met digital à la place de numérique se met le doigt dans l’œil.

LIII. Avec la plus grande retenue tu te serviras de la formule tout se passe comme si. C’est un tic.

LIV. De posture tu ne parleras que si cela concerne l’ergonomie de ton espace de travail.

LV. Tu ne te prendras pas pour un autre : non, Balzac ne nous dit pas.

 

À ces commandements de l’Oreille tendue, on pourra en ajouter d’autres, suggérés par ses lecteurs.

Ne pas confondre «dénoter» et «détoner» (Martine Sonnet).

«Remplacer “ainsi que” par “et” n’est pas un péché et peut même alléger le texte» (@PimpetteDunoyer).

«Gare à l’abus du “entre autres”, souvent, une simple énumération suffit (bis).

«J’ajouterais un commandement sur “et ce”, dont on se passerait sans problème» (Mauriche).

«Jamais tu ne feras suivre le sujet de ta phrase par “en est un (une) qui” sous peine de terribles supplices» (@gpinsonm19).

«Jamais par “Depuis des siècles” ou “Depuis toujours” une dissertation tu ne commenceras» (La Taupe québecquoise de l’Oreille tendue).