Théories du grand acteur

Diderot, Paradoxe sur le comédien, éd. de 1994, couverture

Il y a sept ou huit lustres, l’Oreille tendue dévorait les romans de Patricia Highsmith. Pour des raisons qui lui échappent complètement, elle a cessé de la lire. À l’occasion de la diffusion, sur Netflix, de la série Ripley, elle a décidé de s’y remettre, d’abord avec The Talented Mr. Ripley.

Parmi les «talents» du personnage de Tom Ripley, signalons la qualité de son jeu, au sens dramatique du terme. Le narrateur ne cesse de le répéter : Ripley joue différents rôles, y compris le sien. (Les esprits sont souvent tortueux chez Highsmith.) Il peut imiter des personnages inventés (p. 57, p. 256) et des personnes réelles. Alors qu’il panique souvent lorsque des imprévus se présentent, il arrive sans mal à se contrôler quand il s’agit d’emprunter une identité. Il n’a alors jamais peur d’échouer : «he felt absolutely confident he would not make a mistake» (p. 130). Il est passé maître dans l’art de la «mental suggestion» (p. 144) et il sait garder la tête froide (p. 137, p. 144). Son credo est clair : «If you wanted to be cheerful, or melancholic, or wistful, or thoughtful, or courteous, you simply had to act those things with every gesture» (p. 180). Pour être (enjoué, mélancolique, rêveur, pensif, courtois), il suffit de jouer dans chacun de ses gestes.

Cela nous amène, comme toujours, à Diderot. Celui-ci, dans son Paradoxe sur le comédien (1773-1778), distingue deux sortes de comédiens, les «comédiens imitateurs» et les «comédiens de nature». Les premiers s’appuient sur l’étude, la pénétration; leur jeu est toujours le même. Les seconds s’appuient sur leur âme, leur sensibilité; leur jeu est inégal. Diderot favorise les premiers :

Qu’est-ce donc que le vrai talent ? Celui de bien connaître les symptômes extérieurs de l’âme d’emprunt, de s’adresser à la sensation de ceux qui nous entendent, qui nous voient, et de les tromper par l’imitation de ces symptômes, par une imitation qui agrandisse tout dans leurs têtes et qui devienne la règle de leur jugement; car il est impossible d’apprécier autrement ce qui se passe au-dedans de nous. Et que nous importe en effet qu’ils sentent ou qu’ils ne sentent pas, pourvu que nous l’ignorions ? (éd. 1994, p. 93)

Tom Ripley est un «comédien imitateur». Ses victimes ne peuvent évidemment pas en témoigner; elles le croient.

 

Références

Diderot, Denis, Paradoxe sur le comédien suivi de Lettres sur le théâtre à Madame Riccoboni et à Mademoiselle Jodin, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 2575, 1994, 234 p. Édition présentée, établie et annotée par Robert Abirached.

Highsmith, Patricia, The Talented Mr. Ripley, New York et Londres, W.W. Norton & Company, 2008, 287 p. Édition originale : 1955.

Accouplements 235

Denis Diderot, Université François-Rabelais (Tours), 2014, affiche

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Vialatte, Alexandre, Almanach des quatre saisons, Paris, Julliard, 1981, 232 p.

«Tout ce qui peut tourner mal, enseigne un vieux proverbe, tourne mal» (p. 193).

Diderot, Denis, Œuvres. Tome V. Correspondance, Paris, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1997, xxi/1468 p. Édition établie par Laurent Versini.

«le temps amène presque tout ce qui est possible. Les choses se combinent de tant de façons que l’événement fâcheux a lieu tôt ou tard» (lettre de Diderot à Sophie Volland, 20 octobre 1759, p. 175).

Accouplements 234

Claude Roy, Temps variable avec éclaircies, 1984, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Belleau, André, «Teilhard de Chardin (1881-1955)», émission pour la radio de Radio-Canada, série «Philosophes et penseurs», 39, 19 juillet 1964.

«une pensée, tout comme la plus belle fille du monde, ne peut donner que ce qu’elle a» (p. 2).

Roy, Claude, Temps variable avec éclaircies, Paris, Gallimard, coll. «NRF», 1984, 109 p.

«La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’on a» (p. 59).

L’oreille tendue de… Michel Lacroix

Michel Lacroix, Cécile et Marx, 2024, couverture

«J’aime la relecture de l’écologisme, du féminisme et du mouvement des droits des minorités comme attention au “monde proche” développée par [Pierre] Nepveu : “Chaque fois, écrit-il, un pouvoir, une souveraineté, une hégémonie sont appelés à reconsidérer ce qui paraissait petit, marginal, inférieur, négligeable, effacé et le plus souvent méprisé.” Cette éthique convie à tendre l’oreille, à écouter la parole discrète, qui se cache, s’interrompt avant d’avoir eu lieu. Non pas celle des vox pop, qui incite le premier venu à gonfler sa voix, à répondre à des questions qui ne sont pas les siennes, à faire entendre la doxa dans sa propre voix, non : plutôt celle qui hésite un peu à se confier, celle qui porte en elle des années de conscience silencieuse, qu’on n’entend jamais dans les médias, écrasée par la parole des personnes puissantes, privilégiées ou expertes (dont je suis, quoi que j’en dise).»

Michel Lacroix, Cécile et Marx. Héritages de liens et de luttes, Montréal, Varia, coll. «Proses de combat», 2024, 239 p., p. 166.