Accouplements 94

Kory Stamper, Word by Word, 2017, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Stamper, Kory, Word by Word. The Secret Life of Dictionaries, New York, Pantheon, 2017, xiii/296 p.

«The more I learned, the more I fell in love with this wild, vibrant whore of a language», l’anglais (p. 9).

Belleau, André, «Langue et nationalisme», Liberté, 146 (25, 2), avril 1983, p. 2-9; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 88-92; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 115-123; repris, sous le titre «Langue et nationalisme», dans Francis Gingras (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2014 (troisième édition), p. 425-429; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 113-121. https://id.erudit.org/iderudit/30467ac

«Il n’y a pas si longtemps, le chroniqueur linguistique du Devoir affirmait sans rire que le français est apte aux sentiments élevés tandis que l’anglais convient particulièrement au négoce. Pour d’autres, le français est abstrait et l’anglais concret, ou le français semble plus musical… Sans compter les dévots qui font toujours la génuflexion devant “Sa Majesté la Langue française”. (La vérité, c’est que les langues sont des guidounes et non des reines.)» (éd. de 1986, p. 118)

Whore, guidoune : la rubrique «Accouplements» ne porte pas toujours aussi bien son nom.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté Word by Word le 31 août 2017.

Voyage avec une oreille

L’Oreille tendue s’est absentée de son pavillon quelques jours en juillet-août, d’abord au Québec, puis aux États-Unis, avant d’y revenir. Elle ne s’est pas détendue pour autant. Notes.

Elle peine elle-même à y croire : après une interruption de presque sept lustres, pendant ses vacances, elle a refait du camping. C’était au Parc national d’Oka. Le scrabble en plein air, particulièrement son coup d’ouverture, ça s’est bien passé. Le dos de l’Oreille ne saurait en dire autant.

Au scrabble, à Oka, «vergers»

Pour aller dans ce parc, quand on est montréalais, il faut quitter les «districts urbains», quoi que soient les «districts urbains».

Un «district urbain» en ville / à Montréal

À Oka, il y a un camping et une plage. Des sources conjugales proches de l’Oreille ont fréquenté la seconde. Au retour, elles avaient une question linguistique : quel est le féminin de douchebag ?

Posture; du coup : le livre que lisait l’Oreille — le plus loin possible de la plage — a évidemment été publié en 2017 par des universitaires francophones.

Comment sentir, dans son corps, que l’on est aux États-Unis ? Les routes sont moins cabossées que celles du Québec. Le sel est partout. Les portions n’ont rien à voir avec l’appétit d’un humain normalement constitué.

Taux de change oblige, l’Oreille s’est contentée, cette année, de 18 trous de minigolf. (Elle a gagné, comme au scrabble.)

S’agirait-il, à Stowe, au Vermont, d’un hommage déguisé à un ancien chef du Parti québécois ?

Parizo Trails, Stowe, Vermont

Un samedi soir, dans le jardin familial, le fils cadet de l’Oreille pratique ses longues remises — c’est du football — en se filmant sur son iPad. On n’arrête pas le progrès.

Les vacances, c’est fait pour lire — et pour pratiquer ses longue remises —, mais c’est aussi fait pour se remplir les oreilles. Au menu, cet été, il y a eu la série de baladodiffusions S•Town. Le premier épisode — pardon : le premier «chapitre» — est longuet, mais l’information inattendue livrée au deuxième accroche l’auditeur pour de bon.

Dans le quotidien belge le Soir, l’excellent Michel Francard a consacré quatre livraisons de sa chronique «Vous avez de ces mots» au français parlé au Québec : sur les amérindianismes (1er juillet), sur les québécismes (7 juillet), sur les anglicismes (15 juillet), sur les néologismes (22 juillet). Lecture recommandée, où que l’on soit.

En tournée montréalaise pour cause de 375e anniversaire, la Comédie-Française a présenté Lucrèce Borgia : décor magnifique, musique justement hollywoodienne, jeu soutenu, mise en scène cohérente. On notera toutefois que Victor Hugo ce n’est pas exactement Marivaux. Amateurs de subtilité (textuelle) s’abstenir.

Au Musée McCord, on propose une courte rétrospective des 50 ans de caricature d’Aislin. Le catalogue, à lui seul, vaut le détour — à cause de son regard sans complaisance sur la politique, certes, mais aussi sur le sport et sur Montréal, pour cause de 375e anniversaire, bis.

 

Référence

Mosher, Terry, From Trudeau to Trudeau. Aislin. Fifty Years of Cartooning, Aislin Inc. Publications, 2017, 280 p. Ill. Introduction de Bob Rae.

Une défaite de Voltaire à Westmount ?

Dans son «Discours aux Welches», paru en 1764 dans ses Contes de Guillaume Vadé, Voltaire écrivait :

On vous a déjà reproché de dire un bras de rivière, un bras de mer, un cul d’artichaut, un cul-de-lampe, un cul-de-sac. À peine vous permettez-vous de parler d’un vrai cul devant des matrones respectables; et cependant vous n’employez point d’autre expression pour signifier des choses auxquelles un cul n’a nul rapport. Jérôme Carré vous a proposé le mot d’impasse pour vos rues sans issue, ce mot est noble et significatif; cependant, à votre honte, votre Almanach royal imprime toujours que l’un de vous demeure dans le cul-de-sac de Menard, et l’autre dans le cul des blancs-manteaux. Fi ! n’avez-vous pas de honte ? Les Romains appelaient ces chemins sans issue Angiportus; ils n’imaginaient point qu’un cul pût ressembler à une rue (éd. de 2014, p. 323).

Impasse ou cul-de-sac ? Le narrateur a choisi son camp.

Jusqu’à tout récemment, la ville de Westmount, sur l’île de Montréal, refusait de trancher : avenue Willow, elle avait deux «cul[s]-de-sac» pour une «impasse».

Avenue Willow, Westmount, avant

Ce n’est plus vrai : trois «cul[s]-de-sac», insiste-t-on maintenant.

Avenue Willow, Westmount, après

Est-ce à dire que Voltaire aurait perdu son combat dans les rues de Westmount ?

 

[Complément du 24 septembre 2017]

Dans le quartier voisin, on se tâte encore.

Rue Dalou :

Impasse et cul-de-sac, rue Dalou, Montréal

Rue Snowdon :

Impasse et cul-de-sac, rue Snowdon, Montréal

 

[Complément du 16 août 2024]

En 1939-1940, de passage au Québec pour des conférences radiophoniques, Charles Bruneau, «de la Sorbonne», pense encore comme Voltaire : «C’est ainsi qu’à Montréal, une rue sans issue devrait s’appeler une impasse (cul-de-sac est vulgaire)» (p. 29).

 

Références

Bruneau, Charles, Grammaire et linguistique. Causeries prononcées aux postes du réseau français de la Société Radio-Canada, Montréal, Éditions Bernard Valiquette, [1940 ?], 154 p. «Avant-propos de L.H.» (Léopold Houlé).

Voltaire, «Discours aux Welches», dans Contes de Guillaume Vadé, Oxford, Voltaire Foundation, coll. «Œuvres complètes de Voltaire», 57B, 2014, p. 297-337. Édition critique par Diana Guiragossian-Carr. Édition originale : 1764.

Divergences transatlantiques 049

Soit un véhicule automobile : «Fourgonnette ou minibus servant au transport de personnes», dit le Petit Robert (édition numérique de 2014), qui considère le mot comme un anglicisme.

Pour ce dictionnaire, van est masculin, de même que pour Ian Manook (Yeruldelgger, p. 243) et que pour @iRumeurs.

Ce n’est pas le cas au Québec, où le mot est féminin, par exemple dans cet article préparé par la rédaction d’Urbania pour la Presse+ du 29 juillet 2017.

«Une van» (la Presse+, 29 juillet 2017)

Il est vrai que les Québécois sont souvent troublés par le genre des moyens de locomotion.

 

[Complément du 26 avril 2022]

C’est bien parce que le mot est anglais qu’il plaît tant aux personnages de Réparer les vivants, de Maylis de Kerangal : «Ils sont dans le van — jamais ils ne disent camionnette, plutôt crever» (éd. de 2020, p. 16).

 

Références

Kerangal, Maylis de, Réparer les vivants, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 5942, 2020, 298 p. Édition originale : 2014.

Manook, Ian, Yeruldelgger. Roman, Paris, Albin Michel, coll. «Le livre de poche. Policier», 33600, 2016, 646 p. Avant-propos inédit de l’auteur. Édition originale : 2013.

La clinique des phrases (k)

La clinique des phrases, logo, 2020, Charles Malo Melançon

(À l’occasion, tout à fait bénévolement, l’Oreille tendue essaie de soigner des phrases malades. C’est cela, la «Clinique des phrases».)

Soit le passage suivant d’une étude universitaire récente :

Étant donnée la proximité avec la frontière canadienne, comme on a pu le voir dans certains exemples cités plus haut, la rumeur a rapidement couru que l’enfant pourrait avoir été emmené au Canada.

Pourquoi écrire «certains exemples» ? (Règle générale, dans l’écriture universitaire, prudence oblige, on abuse de certain.) Il y a des exemples qui démontrent ce que l’on avance, et d’autres, pas. Donc :

Étant donnée la proximité avec la frontière canadienne, comme on a pu le voir dans les exemples cités plus haut, la rumeur a rapidement couru que l’enfant pourrait avoir été emmené au Canada.

Les «exemples» évoqués l’ont nécessairement été «plus haut» : «plus bas» n’aurait aucun sens. Corrigeons ce premier pléonasme :

Étant donnée la proximité avec la frontière canadienne, comme on a pu le voir dans les exemples cités, la rumeur a rapidement couru que l’enfant pourrait avoir été emmené au Canada.

Si «on a pu le voir», c’est précisément parce qu’on a cité des «exemples», ci-devant «plus haut». Enlevons un second pléonasme :

Étant donnée la proximité avec la frontière canadienne, comme on a pu le voir, la rumeur a rapidement couru que l’enfant pourrait avoir été emmené au Canada.

Si «on a pu le voir», c’est qu’«on l’a vu», non ? En outre, pourquoi «pouvoir» deux fois dans la même phrase («a pu le voir», «pourrait») ? Économisons :

Étant donnée la proximité avec la frontière canadienne, comme on l’a vu, la rumeur a rapidement couru que l’enfant pourrait avoir été emmené au Canada.

N’y a-t-il pas moyen d’alléger la fin de la phrase ?

Étant donnée la proximité avec la frontière canadienne, comme on l’a vu, la rumeur a rapidement couru que l’enfant aurait été emmené au Canada.

Pour un brin plus de clarté, déplaçons un morceau de la phrase :

Étant donnée la proximité avec la frontière canadienne, la rumeur, comme on l’a vu, a rapidement couru que l’enfant aurait été emmené au Canada.

Le «comme» est-il indispensable ? Cela se discute.

Étant donnée la proximité avec la frontière canadienne, la rumeur, on l’a vu, a rapidement couru que l’enfant aurait été emmené au Canada.

L’accord, au féminin, de «donnée» ? Il paraît ne pas correspondre à l’usage actuel, sans pour autant que l’on puisse le dire fautif. Pour Marie-Éva de Villers (Multidictionnaire de la langue française, cinquième édition, édition numérique) et pour Jean Girodet, il faudrait en effet préférer l’invariabilité. Citons le second : «Pour l’expression étant donné, la règle d’accord a été longtemps incertaine. De nos jours, l’usage le plus fréquent est le suivant : 1 Placé devant le nom. Étant donné reste invariable […]. 2 Placé derrière le nom. Étant donné s’accorde en genre et en nombre […]» (Dictionnaire Bordas. Pièges et difficultés de la langue française, Paris, Bordas, coll. «Les référents», 1988 [troisième édition], 896 p., p. 250). Modernisons :

Étant donné la proximité avec la frontière canadienne, la rumeur, on l’a vu, a rapidement couru que l’enfant aurait été emmené au Canada.

À votre service.