«Deux hommes se battent.
L’archétype tend l’oreille.
Un chien donne la patte.
Un somnambule frappe à la porte…»
François Charron, «Têtes de chats», dans Ce qui nous abandonne. Poésie, Montréal, Les Herbes rouges, 2006, 88 p., p. 79.
« Nous n’avons pas besoin de parler français, nous avons besoin du français pour parler » (André Belleau).
«Deux hommes se battent.
L’archétype tend l’oreille.
Un chien donne la patte.
Un somnambule frappe à la porte…»
François Charron, «Têtes de chats», dans Ce qui nous abandonne. Poésie, Montréal, Les Herbes rouges, 2006, 88 p., p. 79.
La Mort de Roi est un roman québécois, de Gabrielle Lisa Collard, qui paraîtra dans une quinzaine au Cheval d’août. À un moment de l’intrigue, sa narratrice se demande ce qu’elle doit faire d’un personnage encombrant appelé Stéphane. Cet inconnu vient de la draguer agressivement, ce qu’elle n’a pas apprécié. Elle est un peu stressée; on le serait à moins. Que va-t-elle faire ? Prendre la route.
Je cognais déjà des clous quand j’ai pris place derrière le volant pour sortir de son garage. Heureusement, j’avais downloadé des podcasts. La voix de Malcolm Gladwell allait m’accompagner à travers les montagnes et la nuit (p. 101).
Cette voix de Malcolm Gladwell, on peut bien sûr l’entendre dans ses balados, Revisionist History ou Broken Record. (L’Oreille tendue en causait justement pas plus tard que l’autre jour.) Elle est aussi dans la version audio de son plus récent livre, Talking to Strangers (2019).
Maxime Johnson, pour le magazine l’Actualité, a interrogé Gladwell au sujet de la nature de cette version et de ses effets sur l’écriture de l’ouvrage : «Votre travail sur le livre audio a-t-il influencé la rédaction du livre papier ?»
Je pense que oui. Plusieurs personnes m’ont dit que le livre ne se lit pas de la même façon que mes ouvrages précédents. Je savais tout au long du projet que j’allais réaliser un livre audio, alors j’écrivais autant un livre qu’un script. Ça a influencé le ton de l’œuvre.
Allons-y voir de plus près : comment le «ton» a-t-il été «influencé» ?
On pourrait disserter sur l’usage par Gladwell des points d’exclamation («She’s right !», p. 182; «Wait !», p. 376), sur son usage répété de la même question rhétorique («Right ? Wrong», p. 157, p. 161, p. 205, p. 320) ou sur sa façon de s’insurger («Give me a break», p. 374). Tout cela confère une évidente oralité au livre.
C’est également vrai d’un autre procédé, autrement plus important : la volonté continuellement renouvelée de créer de la connivence. Les formes de cette connivence sont nombreuses; voici quelques-uns des procédés employés par Gladwell s’agissant de son lecteur.
Prévoir ses réactions : «In case you were wondering […]» (p. 35 n.); «I’m sure you are wondering […]» (p. 40 n.); «Can you blame him ?» (p. 177); «You can guess, can’t you ?» (p. 360)
Former un tout avec lui : «The issue with spies is not that there is something brilliant about them. It is that there is something wrong with us» (p. 68); «CIA officers are — like the rest of us — human […]» (p. 86); «It’s why you and I would want to work for him» (p. 142); «I was convinced Nervous Nelly was lying. You would conclude the same, if you saw her in action» (p. 175); «You or I would probably […]» (p. 184); «Police officers are no different from the rest of us» (p. 308).
L’accompagner : «Keep in mind […]» (p. 48, p. 323); «You can be forgiven if you find this confusing» (p. 134); «Did you follow all that ?» (p. 147); «as you will recall» (p. 171).
Solliciter son assentiment : «I think you’ll agree that this is baffling» (p. 41); «If I can convince you of one thing in this book, let it be this : Strangers are not easy» (p. 50).
Lui proposer des expériences de pensée : «Now imagine […]» (p. 132); «Imagine the following scenario» (p. 160); «If you knew my father […]» (p. 163); «So, suppose that you are a successful professional comedian» (p. 209); «If you talk to someone from Seattle […]» (p. 285 n.).
Le conseiller : «If you want to understand how deception works, there is no better place to start» (p. 69 n.); «If you would like to go down the Sandusky rabbit hole, you may want to start with Ziegler» (p. 357); «if it interests you, there’s much more to read !» (p. 368)
Le diriger : «Take a look» (p. 274, p. 285 n., p. 287, p. 376); «But think about it» (p. 297); «Think back […]» (p. 337).
Faire appel à ses souvenirs : «Just think about how many times you have criticized someone else, in hindsight, for their failure to spot a liar» (p. 78); «If you read about the Sandusky case at the time […]» (p. 119).
Demander sa confiance : «I could give you a point-by-point analysis of what was wrong with the investigation of Kercher’s murder» (p. 170); «Believe me, there are more like this» (p. 180).
Le féliciter (l’auteur et le lecteur ont appris des choses ensemble) : «I hope by now, however, that you aren’t satisfied with this account of Sexton’s death» (p. 290); «I think you can guess» (p. 311 n.); «At this point, I think we can do better» (p. 320); «If you can make sense of those numbers, you’re smarter than I am» (p. 376).
La plupart de ces adresses au lecteur peuvent viser un interlocuteur singulier. Le pluriel est aussi possible : «Do you think the judge was right ? I’m guessing many of you do» (p. 154).
Le choix des pronoms personnels va aussi dans le sens d’une inclusion du lecteur. Au lieu de «I’ll call him Philip», «Let’s call him Philip» (p. 69). Au lieu de «One would think we’d be good at it», «You’d think we’d be good at it» (p. 72). Au lieu de «But I’m gettind ahead of myself», «But we are getting ahead of ourselves» (p. 142).
Tout cela mis ensemble fait que le ton de Talking to Strangers ne peut pas ne pas rappeler celui de Revisionist History. Ce n’est évidemment pas un reproche. C’est de cela qu’est faite la voix de Malcolm Gladwell. Voilà pourquoi elle nous accompagne, parfois dans des situations douloureuses.
P.-S.—De quoi est-il question dans Talking to Strangers ? Du fait que souvent nous «lisons» mal les personnes que nous voyons pour la première fois. Pourquoi ? Certains voudraient que nous soyons systématiquement méfiants envers elles, alors que ce n’est pas dans le meilleur intérêt de la société; nous croyons pouvoir saisir leur personnalité sur leur visage; nous faisons comme si nous n’avions pas à tenir compte du contexte de la rencontre. Sur ces trois plans, collectivement, nous avons tout faux.
Références
Collard, Gabrielle Lisa, la Mort de Roi. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2019, 132 p.
Gladwell, Malcolm, Talking to Strangers. What We Should Know about the People We Don’t Know, New York, Boston et Londres, Little, Brown and Company, 2019, xx/386 p. Ill.
Depuis aujourd’hui, «Usito, un dictionnaire conçu au Québec pour tous les francophones et francophiles intéressés par une description ouverte du français» est en consultation gratuite : usito.usherbrooke.ca. Pour une description du français québécois, entre autres choses, voilà une ressource essentielle.
(Accouplements : une rubrique où l’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)
Le ménage de la bibliothèque est une manière de remettre en ordre ses priorités. Il y a des constantes, mais parfois on se surprend de retirer tel ouvrage des tablettes. C'est soi-même, qu'on classe. Et on se trouve de plus en plus maigre.
— Centre vide (@CentreVide) April 28, 2018
La septième livraison des Cahiers Victor-Lévy Beaulieu est lancée ce soir; c’est une invitation.
L’Oreille tendue y publie un texte, «Accidents de lecture». Son sujet ? Les textes auxquels elle ne souhaite pas retourner. Son incipit ? «J’espère ne jamais avoir à relire la Condition humaine.»
Ce qui nous amène, tout naturellement, à Patrick Boucheron.
Un grand livre est un livre qu’on a envie de relire tout le temps ou qu’on a envie de ne jamais relire. J’avais 19 ans quand j’ai ouvert Belle du Seigneur, d’Albert Cohen, pour la première fois et je ne suis pas sorti de chez moi pour pouvoir poursuivre ma lecture. La vie s’était alors absentée autour de moi, le plus important était de parvenir aux dernières pages. J’ai un rapport ébloui et inquiet à Belle du Seigneur car j’ai décidé de ne jamais le relire. Avec ce livre, j’ai envie d’avoir 19 ans à tout jamais. En revanche, je relis tout le temps par fragments Madame Bovary, de Flaubert, car j’ai envie de vieillir avec lui, ou avec elle. Il existe aussi des chefs-d’œuvre qu’on ne peut pas ne pas avoir lus, car même si on ne les a jamais lus, ils ont fait advenir un monde dans lequel on vit : c’est le cas de Don Quichotte, de Cervantès. Le chef-d’œuvre est pour moi soit un livre qu’on ne relira pas, soit un livre qu’on ne cessera jamais de relire, mais dans les deux cas, on les lira toujours pour la première fois.
Puis à Michel Gay.
Et puis pourquoi, alors qu’on remet le nez dans des bouquins dont on a gardé le meilleur souvenir depuis qu’on les a lus il y a 20, 30 ou 40 ans, livres qui figurent au firmament en quelque sorte de nos lectures, de nos découvertes dans l’univers de la littérature, œuvres d’au mieux quelques douzaines d’auteurs dont les seuls noms nous rappellent, parfois vaguement, parfois vivement, comment nous nous sommes forgé quelque chose qui ressemble à notre propre machine à penser, à notre propre pensée, oui, pourquoi les relisant arrive-t-il régulièrement — il y a des exceptions bien évidemment — qu’on ne sache plus réellement ce qu’on y avait trouvé de si convaincant, de si à proprement parler extraordinaire… (p. 142)
La question, donc, est simple : relire ou pas ?
[Complément du 4 mars 2021]
«Accidents de lecture» est désormais disponible numériquement ici.
Références
Delorme, Marie-Laure, «Patrick Boucheron : “Il est imprudent de ne pas lire”», le Journal du dimanche, 9 août 2018.
Gay, Michel, Ce sera tout. Roman, Montréal, VLB éditeur, 2018, 161 p. Ill.
Melançon, Benoît, «Accidents de lecture», les Cahiers Victor-Lévy Beaulieu, 7, 2019, p. 179-181. https://doi.org/1866/28565
De l’article Astronaute
De l’article Créateur aquatique
De l’article Dead
De l’article Pridrink
De l’article Querelle (de Paris / de Roberval)