De Proust à Voltaire et Updike, en autobus

Portrait de Marcel Proust en 1900

Il est déjà arrivé à l’Oreille tendue de parler de lecture à haute voix, parfois en contexte génital, parfois non.

L’autre jour, elle y a repensé en lisant le roman la Fiancée américaine d’Éric Dupont (2012) :

[Marcel Truchon, alias Bruno-Karl d’Ambrosio] n’avait pas terminé sa première semaine d’études [à l’École nationale de théâtre de Montréal] qu’un soir, assis dans l’autobus qui le ramenait chez lui, il commença à lire À la recherche du temps perdu à voix haute. Comme ça. «Longtemps je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte…» et ne s’arrêta pas avant d’être arrivé chez lui. Il paraît qu’au début, les gens l’insultaient, lui ordonnaient de se taire. Tu t’imagines ? Proust dans l’est de Montréal pendant les années 1980 ? Des perles aux pourceaux ! Mais à force de persévérance, certains pourceaux finirent par prendre goût aux perles. Son initiative attira vite l’attention de journalistes qui se sont mis à réaliser des reportages depuis l’autobus 27 […]. Peu à peu, Bruno-Karl d’Ambrosio a attiré dans l’autobus 27 un public désireux d’entendre lire Proust à voix haute — et avec l’accent correct — de sorte que les passagers qui s’étaient montrés réfractaires à cette invasion de la culture dans leur quotidien se sont faits à cette lecture. Il paraît qu’il y avait des gens qui prenaient le 27 juste pour entendre un bout de Proust. C’est ce que j’appelle de la passion. Il ne fallut que quelques jours pour que son idée soit imitée dans les quatre coins de la ville. Sur le circuit 51, on se mit à lire du Voltaire. Les anglophones, pour ne pas être en reste, décidèrent d’assommer les passagers du circuit 144 avec une lecture de John Updike. Partout dans les autobus de Montréal, on se mit à lire. Bientôt, l’idée fut reprise à Toronto et aux États-Unis (éd. de 2015, p. 602-603).

 

Référence

Dupont, Éric, la Fiancée américaine. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2015, 877 p. Édition originale : 2012.

Citation gastronomique du soir

Londres, Paris, Hachette, coll. «Guides bleus», 1973, couverture

Des sources conjugales proches de l’Oreille tendue évoquent un séjour londonien. Elles viennent d’avoir accès à l’ouvrage de la série des «Guides bleus» consacré par Hachette, en 1973, à Londres. Sous la rubrique «Cuisine anglaise», on y lit ceci :

On ne vient évidemment pas en Angleterre pour faire bonne chère, mais il peut être intéressant d’avoir quelques détails sur la nourriture que l’on se fera servir dans les restaurants qui ne se réclament pas de quelque gastronomie étrangère à ce pays.

Précisons tout de suite que cette nourriture est saine, pour ainsi dire aseptisée, mais d’une grande monotonie dans l’absence de saveur. Une soupe fabriquée industriellement ou un jus d’un fruit quelconque compose généralement l’entrée. Vient ensuite un plat de viande, toujours bouillie ou cuite à l’étouffée, même si elle est annoncée rôtie. Le plat de résistance est accompagné d’un choix de légumes assaisonnés à l’eau dont on aura éprouvé toutes les variétés après deux ou trois repas. Celui-ci s’achève par quelque glace, très crémeuse, que l’on soupçonne invariablement d’être parfumée à la vanille, ou encore par un gâteau dont les cuisiniers anglais détiennent jalousement le secret. Tel est le menu type de la plupart des restaurants à prix fixe, ou de ceux dont la carte est limitée à un nombre restreint de plats.

Ce genre de restaurant est omniprésent, mais Londres offre cependant la possibilité d’y échapper, notamment en fréquentant les établissements à spécialités étrangères, en particulier les restaurants français, italiens, espagnols, hongrois, etc., bien qu’il soit nécessaire d’indiquer en passant que ces diverses gastronomies ne se sont pas améliorées après leur transplantation (p. 69).

Miam.

Le niveau baisse ! (2000)

(«Le niveau baisse !» est une rubrique dans laquelle l’Oreille tendue collectionne les citations sur le déclin [supposé] de la langue. Les suggestions sont bienvenues.)

 

«Je suis obligée de constater que nos étudiants n’ont aucune connaissance de la grammaire française […].»

Source : Une professeure de Lettres modernes, en France, durant les années 2000, citée dans Isabelle Delcambre, «Entre normes et variations, le mémoire de master : un genre de discours universitaire», dans Catherine Gravet (édit.), Écriture scientifique, écriture sous contraintes ?, Mons, Université de Mons, Service de Communication écrite, coll. «Travaux et documents», 5, 2014, p. 79-95, p. 91.

 

Pour en savoir plus sur cette question :

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Benoît Melançon, Le niveau baisse !, 2015, couverture

Interdite d’entrée

Jonathan Livernois, la Route du Pays-Brûlé, 2016, couverture

L’Oreille tendue a lu tous les livres parus dans les collections «Documents» et «Pièces» de la maison Atelier 10. L’idée derrière ces entreprises lui plaît : des textes brefs, branchés sur l’actualité, qui font réfléchir, soit par l’essai ou l’étude, soit par le théâtre. Dans certaines œuvres, elle entre d’emblée; c’est le cas pour 26 lettres. Abécédaire des mots en perte de sens (2014, voir ici) ou pour Unité modèle (2016, voir ). En revanche, pour d’autres, elle reste à l’extérieur. Ce n’est pas un jugement de valeur, une critique négative. Certains livres ne sont tout simplement pas pour elle.

C’était déjà le cas avec les Tranchées de Fanny Britt (2013), peut-être pour des raisons biologiques, peut-être pour des raisons générationnelles : la décision d’avoir des enfants ou pas se pose selon des raisons différentes pour chacun.

C’est encore le cas avec la Route du Pays-Brûlé. Archéologie et reconstruction du patriotisme québécois de Jonathan Livernois, qui vient tout juste de paraître. L’auteur sait faire preuve d’humour — «Laval, c’est la faute de ma famille» (p. 14) — et d’autodérision — «J’ai apporté la coiffeuse en question dans mon logement du Vieux-Rosemont, à Montréal. […] Nous y sommes d’ailleurs une poignée d’universitaires à avoir l’impression de nous salir les mains de cambouis parce que nous faisons nos courses au Provigo des anciennes shops Angus. On en connaît un bout sur l’authenticité» (p. 37). Ses fréquentations culturelles rejoignent celles de l’Oreille : Gaston Miron, Jacques Brault, Pierre Nepveu, Plume Latraverse (mais il y a aussi, il est vrai, Pierre Falardeau et Fred Pellerin). Sa langue est solide, son propos clair. En essayiste, Livernois est sensible aux signes de toutes natures qui l’entourent (un nom de lieu, une émission de télévision, un défilé), qu’il intègre à son histoire (personnelle, familiale). Il refuse de s’enfermer dans la «vallée laurentienne» (p. 30), comme dans le nationalisme ethnique. La Charte des valeurs du Parti québécois, ce n’est pas pour lui (p. 29, p. 65). Bref, du bon, du proche.

Pourtant, une phrase comme la suivante est incompréhensible pour l’Oreille : «Pour y voir clair, je veux pouvoir comprendre d’où viennent mon amour et ma fierté du Québec […]» (p. 10). «Amour» du Québec ? «Fierté» ? Cela ne lui dit rien du tout. Rien. L’accès à l’argument central du livre lui est dès lors interdit.

P.-S. — Remplacez «Québec» par «Canada» ou par «Vanuatu» : ce serait pareil.

 

[Complément du 7 décembre 2016]

Commentant l’essai de Livernois, dont il recommande la lecture, Julien Lefort-Favreau écrit, dans le numéro hors série de Nouveau projet intitulé «RétroProjecteur 2016-2017» : «Je ne comprends pas exactement pourquoi on chercherait à revivifier l’amour du pays, chose qui m’est totalement étrangère. L’amour du prochain m’est déjà difficile; tout un pays, c’est juste trop» (p. 46). L’Oreille n’est pas seule.

 

Références

Britt, Fanny, les Tranchées. Maternité, ambiguïté et féminisme, en fragments, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 04, 2013, 103 p. Ill.

Choinière, Olivier (édit.), 26 lettres. Abécédaire des mots en perte de sens, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 02, 2014, 125 p.

Corbeil, Guillaume, Unité modèle, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 07, 2016, 109 p. Ill.

Lefort-Favreau, Julien, «Le peuple dans tous ses états», Nouveau projet, numéro hors série «RétroProjecteur 2016-2017», 2016, p. 44-47.

Livernois, Jonathan, la Route du Pays-Brûlé. Archéologie et reconstruction du patriotisme québécois, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 09, 2016, 76 p. Photographies de Justine Latour.