Un mot désormais inutile ?

«Tendances. L’ère de la postmodernité», la Presse+, 30 décembre 2015

Croyez-la sur parole : l’Oreille tendue aime les mots. Il est vrai que certains usages l’ennuient — de capitale, d’extrême, de problématique, de quitter, d’urbain, etc. —, mais, en général, elle essaie de ne pas faire (trop) de boutons devant les mots employés n’importe comment.

Cela dit, elle est humaine : il lui arrive de perdre de sa retenue. C’est le cas devant plusieurs occurrences incongrues du mot postmoderne. (Oui, bien sûr, rien là de neuf.)

Exemples.

Le même jour, le 30 décembre dernier, le Devoir publie un texte d’opinion de Yann Boromus et Étienne Boudou-Laforce, «Star Wars. De la vacuité de la cinématographie postmoderne» (p. A7), et la Presse+, un article d’Iris Gagnon-Paradis, «Tendances. L’ère de la postmodernité» (il s’agit de mode). Personne n’a (n’aurait) besoin de définir les mots utilisés en titre; cela va (irait) de soi.

Dans son livre sur le chroniqueur journalistique Pierre Foglia, Marc-François Bernier écrit, au sujet de la présence d’un crucifix à l’hôtel du Parlement du Québec : «Les premiers veulent l’enlever au nom de la pluralité postmoderne qui fait fi des traditions, les seconds veulent le conserver, car ils y voient justement le symbole d’une tradition à défendre, sinon à faire revivre» (p. 170). L’Oreille met l’auteur au défi de trouver qui que ce soit qui ait voulu enlever ce symbole «au nom de la pluralité postmoderne». De la pluralité ? Oui. De la pluralité postmoderne ? Cela est plus que douteux.

Le chroniqueur Mathieu Bock-Côté, lui, écrit ceci le 30 septembre 2015 : «En un mot, la grosse madame anglaise de chez Eaton s’est fait remplacer par le petit branché mondialisé et postmoderne.» Postmoderne paraît être ici un genre d’insulte : être branché (mot venu tout droit des années 1980) et être mondialisé, ce n’est pas bien; être postmoderne, ce n’est pas mieux; petit est la cerise sur le gâteau / le sundae. Transportons-nous au Moyen Âge et essayons d’insulter quelqu’un de l’époque en le traitant de petit troubadour médiéval. Ce serait aussi absurde que de traiter quelqu’un de postmoderne en 2015.

Pour le dire autrement : s’il existe un telle chose que la postmodernité, il s’agit d’un concept pour décrire une époque. Ce n’est ni un étendard (Je suis postmoderne) ni un terme péjoratif (Espèce de postmoderne !).

Ça va mieux. Merci.

P.-S. — Rappelons que le mot n’est pas récent. Il serait avéré, en anglais, en 1949, selon le Dictionnaire historique de la langue française, dans «la terminologie […] de l’art» : «Ces termes [postmoderne, postmodernisme, après-modernisme] recouvrent un mouvement artistique contemporain, notamment architectural, fondé sur la remise en cause des théories modernistes (au sens américain) et du style international dominants dans la première moitié du XXe siècle» (éd. de 1992, p. 1258). Le mot s’impose en français en 1979, avec la parution d’un ouvrage de Jean-François Lyotard, la Condition post-moderne.

 

Références

Bernier, Marc-François, Foglia l’Insolent, Montréal, Édito, 2015, 383 p.

Lyotard, Jean-François, la Condition post-moderne : rapport sur le savoir, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Critique», 1979, 109 p.

Rey, Alain (édit.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires le Robert, 1992, 2 vol., xxi/2383 p.

Mystère renouvelé

Kim Thúy, Ru, 2009, couverture

 

Les fêtes de fin d’année sont parfois l’occasion de débats enflammés.

C’est arrivé à l’Oreille tendue le 1er janvier. La question qui a mis le feu aux poudres ? Comment — mystère insondable — expliquer le succès, depuis de nombreuses années, du roman Ru, de Kim Thúy (2009) ?

Il va de soi que ce succès ne peut pas s’appuyer sur les qualités stylistiques du roman. Il n’en a pas.

Les lecteurs de Ru sont peut-être séduits par son contenu, les récits de résilience qui le composent. (L’Oreille ne pense pas que le contenu d’une œuvre artistique soit particulièrement important, du moins sur la durée.)

La popularité du roman pourrait s’expliquer par la popularité de son auteure, qui accepte bien volontiers les invitations médiatiques, nombreuses, qu’on lui adresse. Voilà quelqu’un de sympathique, qui n’hésite pas à se confier publiquement.

Traductrice, restauratrice, avocate : tout sourirait professionnellement à Kim Thúy. Pourquoi pas la littérature ?

On pourrait être plus cynique. Le public, en achetant massivement ce roman et en couvrant sa créatrice de lauriers, ne serait-il pas en train de s’autocongratuler ? Regardez bien : une jeune fille doit quitter son Viêt-Nam natal parmi des milliers d’autres boat people; elle s’établit au Québec, s’intègre, réussit; si elle a réussi, c’est qu’elle a pu s’intégrer; si elle a pu s’intégrer, c’est le signe que l’intégration à la québécoise fonctionne. Le succès de Ru serait celui du Québec.

Cette interprétation, qui ne renvoie évidemment pas à une décision consciente du public, est apparue au cours de la discussion du 1er janvier. Au final, les débats du jour de l’an servent peut-être à quelque chose.

 

Référence

Thúy, Kim, Ru, Montréal, Libre expression, 2009, 144 p.

Le zeugme du dimanche matin et de Philippe Didion

«Au cours de ces vingt années, les Goncourt perdent la moitié de leur effectif : Jules meurt en 1870 et Edmond demeure seul aux commandes du Journal. Cet événement, ajouté à la perte de Gavarni, le meilleur des amis, à la guerre et au relatif insuccès des livres parus et de leurs adaptations théâtrales, conduit Edmond à s’enfermer de plus en plus hermétiquement dans sa maison d’Auteuil et dans une aigreur de plus en plus virulente» (Notules dominicales de culture domestique, 27 décembre 2015).

P.-S. — Les Notules ? Explication ici.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Autopromotion 216

Portrait d’Adolf Hitler

Hier, l’Oreille tendue a été interviewée à la télévision de Radio-Canada, par Louis-Philippe Ouimet, sur l’entrée de Mein Kampf dans le domaine public.

On peut (ré)entendre l’entretien ici et le (re)voir .