Les deux Bill

«Finalement pourtant, sans que je les cherche,
les “quelques arpents de neige” s’imposèrent à moi,
lors d’un voyage à la Côte Nord.»
(Henri Vernes, le Petit Journal, 4 avril 1965)

Tous le savent : pas de Bob Morane sans Bill Ballantine.

Tous ne le savent peut-être pas : l’auteur de la série des «Bob Morane», Henri Vernes, a campé trois de ses romans au Québec, le Diable du Labrador (1960), Terreur à la Manicouagan (1965) et Des loups sur la piste (1980). En 2012, le romancier Bryan Perro a regroupé ces trois œuvres sous le titre Bob Morane au Québec.

En couverture du recueil, dessinée par Carl Loiselle, deux personnages filent en motoneige, devant un barrage hydroélectrique.

 

Bob Morane au Québec, 2012, couverture

Celui qui est derrière, fusil à la main, doit être Bob Morane; il était également armé sur la couverture de l’édition originale (Marabout, 1965). Celui qui conduit est nécessairement Bill Ballantine. Comment en être sûr ? Il est roux et, derrière le pare-brise endommagé, on voit clairement une bouteille sur laquelle on lit «77». Or le seul whisky que boit ce rouquin de Bill Ballantine — tous devraient le savoir — est du Zat 77.

Québec oblige, Ballantine porte un maillot des Canadiens, l’équipe de hockey de Montréal. Son numéro ? Le 4, comme celui que porte Jean «Le Gros Bill» Béliveau. Cela ne devrait pas nous étonner : «le commandant Morane et Bill Ballantine étaient des fervents du sport national canadien» (éd. de 2012, p. 164).

Bill et / en Bill.

P.-S.—Il y a plusieurs éditions de Terreur à la Manicouagan (1968, 1995, 2000…). Dans celle de 2000, on lit ceci : «On se souvenait, à Montréal, de cette mémorable soirée où, dans ce même Forum, également lors d’une rencontre pour le championnat professionnel de la ligue Nationale d’Amérique, les deux équipes en présence en étaient venues aux mains en une gigantesque bagarre à laquelle, aussitôt, s’étaient mêlés les joueurs de réserve, et qui avait ensuite gagné les gradins. Il avait fallu faire appel à la police et aux bombes lacrymogènes pour évacuer le stade, mais l’achaffourée [sic] s’était continuée au-dehors, se changeant en une émeute au cours de laquelle le quartier tout entier avait été mis à sac» (p. 112-113). L’édition de 2012 corrige le texte, en remplaçant «pour le championnat professionnel de la ligue Nationale d’Amérique» par «pour la finale d’Association», et «achaffourée» par «échauffourée» (éd. de 2012, p. 165). Il y avait pourtant plus important à corriger. Il y eut bel et bien une émeute, au Forum de Montréal, le 17 mars 1955 (c’est d’elle que Vernes parle, sans la nommer). En revanche, il n’y eut pas de «gigantesque bagarre», ni sur la glace ni dans les gradins, et la police n’a pas utilisé de «bombes lacrymogènes».

P.-P.-S.—Au début du vingt-troisième chapitre de Candide (1759), le conte de Voltaire, «Candide et Martin vont sur les côtes d’Angleterre; ce qu’ils y voient», Candide discute avec Martin sur le pont d’un navire hollandais : «Vous connaissez l’Angleterre; y est-on aussi fou qu’en France ? — C’est une autre espèce de folie, dit Martin. Vous savez que ces deux nations sont en guerre pour quelques arpents de neige vers le Canada, et qu’elles dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le Canada ne vaut.»

 

[Complément du 4 novembre 2014]

L’Oreille tendue vient de faire paraître une courte analyse de l’article du Petit Journal du 4 avril 1965 signé par Henri Vernes. Voir dans les références ci-dessous.

 

[Complément du 5 décembre 2014]

Dans la Presse du jour, le journaliste Daniel Lemay rapporte le contenu d’un entretien qu’il a eu avec Vernes au moment de la mort de Jean Béliveau :

Joint hier à Bruxelles, le célèbre auteur nous a raconté sa rencontre avec le grand hockeyeur.
«Au début des années 60, je suis allé au Québec pour Bob Morane, et mon guide était le père Ambroise Lafortune. Nous étions allés partout : dans le Grand Nord, chez les Indiens et au Forum de Montréal pour un match des Canadiens contre les Maple Leafs de Toronto. Là, on m’avait présenté à Jean Béliveau, qui m’avait offert sa crosse dédicacée.
«Comme je ne pouvais pas l’emporter dans l’avion, je l’avais offerte au fils de M. Kazan, le directeur de Marabout au Canada. J’ignore ce qu’il est advenu de cette crosse.»
Où qu’elle soit, elle vaut beaucoup d’argent… Comme le roman de Bob Morane qu’Henri Vernes a dédicacé à Jean Béliveau il y a 50 ans.

 

[Complément du 22 octobre 2018]

Philippe Girard publie en 2009 le roman graphique Tuer Vélasquez. On y voit le personnage de Philippe Girard traverser une adolescence difficile et être témoin des agissements d’un prêtre pédophile. Comment se donne-t-il «du courage» (p. 23) pour le dénoncer ? En tirant des leçons de la série des aventures de Jack Bowmore et de Glen Glenlivet publiée chez Marabout sous la signature d’Harry Barnes; les allusions à Bob Morane, à Bill Ballantine et à Henri Vernes sont transparentes. Il y a même un roman de la série qui s’intitule Panic à la Manic (p. 24).Philippe Girard, Tuer Vélazquez, 2009, p. 24, détail

 

[Complément du 25 janvier 2023]

 

Références

Girard, Philippe, Tuer Vélasquez, Montréal, Glénat Québec, 2009, 191 p.

Lemay, Daniel, «Jean Béliveau, acteur, auteur et lecteur», la Presse, 5 décembre 2014, p. A31.

Melançon, Benoît, contribution au dossier «Enquête sur la réception de Candide (XII). Coordonnée par Stéphanie Géhanne Gavoty et André Magnan», Cahiers Voltaire, 13, 2014, p. 242-243.

Vernes, Henri, «Hommage de Henri Vernes au Québec nouveau. L’auteur de Bob Morane à la Manicouagan», le Petit Journal, 4 avril 1965, p. 62.

Vernes, Henri, Bob Morane au Québec. Le diable du Labrador. Terreur à la Manicouagan. Des loups sur la piste, Shawinigan, Perro éditeur, 2012, 445 p. Préface de Normand de Bellefeuille.

Vernes, Henri, Terreur à la Manicouagan, dans Bob Morane. L’intégrale 12, Bruxelles, Ananké, coll. «Volumes», 2000, p. 107-211. Ill.

Ne parlons pas religion

Soit le commentaire suivant, signé par un chroniqueur du site RDS.ca, qui en a contre les joueurs des Canadiens de Montréal — c’est du hockey — qui ne démontre(raie)nt pas les efforts nécessaires par les temps qui patinent :

Les passagers des derniers matchs avaient déjà été identifiés : Pacioretty, Bourque, Plekanec, Subban, Eller, Gionta, Vanek et Emelin. Par passagers, on sous-entendait des éléments qui n’apportaient à peu près rien sur le plan des statistiques ou qui se prenaient carrément le moine pendant qu’un petit groupe de coéquipiers, toujours les mêmes, se tuaient à l’ouvrage.

Deux remarques.

On pourra ajouter passagers à Langue de puck. Abécédaire du hockey, petit ouvrage que publiait l’Oreille tendue il y a quelques semaines.

On notera que lesdits passagers sont réputés se prendre le moine. De quoi s’agit-il ?

Sans entrer dans des détails scabreux, on dira que le moine, pour utiliser la langue du hockey, se trouve dans le bas du corps. Qui se le prend paresse. Pour un joueur de hockey, ce n’est pas bien.

P.-S.—On voit aussi se pogner le moine ou se pogner le beigne. C’est dans la même région.

P.-P.-S.—Ce moine se prononce fréquemment mouène.

P.-P.-P.-S.—Un collègue de l’Oreille, Olivier Bauer, ne cesse de le démontrer : hockey et religion ont partie liée au Québec. Cela étant, il ne paraît pas à l’Oreille que la dimension religieuse de ce moine soit clairement démontrée.

 

[Complément du 2 avril 2022]

On peut aussi se pogner le morceau. Ce n’est pas mieux.

 

Référence

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey, Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p. Préface de Jean Dion. Illustrations de Julien Del Busso.

Langue de puck. Abécédaire du hockey (Del Busso éditeur, 2014), couverture

Le rescapé

Arthur Buies selon Albert Chartier dans Séraphin illustré

«Mon ambition était d’étonner mes contemporains par mon style»
(Arthur Buies, Chroniques canadiennes).

Le 18 février 1994, l’Oreille tendue assistait à la soutenance de thèse de son ami Rainier Grutman. Elle souhaitait alors que cette soutenance permette de «fermer» le XIXe siècle québécois. Elle n’a malheureusement pas été entendue.

Pourquoi ce jugement que des esprits pressés pourraient juger péremptoire ? C’est que l’Oreille considère qu’on ne peut rescaper de cette période littéraire qu’un auteur, et un seul, l’essayiste Arthur Buies.

Voilà pourquoi elle se réjouit de découvrir, dans le plus récent numéro de la revue Liberté (304, été 2014), un dossier consacré à l’écrivain dans la rubrique «Rétroviseur». Introduit par Julien Lefort-Favreau («L’indépendance de la parole», p. 65), ce dossier contient des textes d’Élisabeth Nardout-Lafarge («Desesperanza», p. 66-67), Michel Vézina («Un père rimouskois», p. 67-68) et Martine-Emmanuelle Lapointe («Penser avec Buies», p. 68-69). De la belle ouvrage.

 

[Complément du 31 janvier 2016]

Les textes du dossier de Liberté paru en 2014 sont désormais disponibles ici, certains en version intégrale, d’autres par extraits.

La même revue a consacré un dossier à «Arthur Buies notre contemporain» (numéro 282) en novembre 2008. Les articles sont .

 

[Complément du 3 février 2016]

Dans une «Libre opinion» parue dans le Devoir du 29 janvier, «Les pays d’en haut ou la nouvelle victoire du père Grignon», Jonathan Livernois rejoint le jugement de l’Oreille : Arthur Buies est le «meilleur écrivain du XIXe siècle canadien-français» (p. A8).

 

Illustration : Albert Chartier, dans Claude-Henri Grignon et Albert Chartier, Séraphin illustré, Montréal, Les 400 coups, 2010, 263 p., p. 139. Préface de Pierre Grignon. Dossier de Michel Viau.

 

Liberté, 304, couverture

Dernier adieu

Place d’Armes, mai 2011, travaux de rénovation

Maurice Richard, le plus célèbre joueur de la plus célèbre équipe de hockey en Amérique du Nord, voire au monde, meurt le 27 mai 2000.

À l’annonce de sa mort, des partisans se rassemblent spontanément en quelques lieux de Montréal pour honorer sa mémoire. Trois jours plus tard, il est exposé en chapelle ardente sur la glace du Centre Molson à Montréal.

Le 31 mai, ce sont ses funérailles.

Il s’agit de funérailles nationales, célébrées en la basilique Notre-Dame de Montréal. De 1996 à 2004, cinq autres personnalités auront eu droit à ce type de funérailles au Québec. Avant lui, le poète et éditeur Gaston Miron (le 21 décembre 1996) et le ministre et psychiatre Camille Laurin (le 16 mars 1999). Après lui, le peintre Jean-Paul Riopelle (le 18 mars 2002), le syndicaliste Louis Laberge (le 24 juillet 2002) et l’éditorialiste et ministre Claude Ryan (le 13 février 2004). Deux créateurs (un homme du livre et un peintre, auquel on a comparé Richard), deux ministres (un indépendantiste et un fédéraliste, Laurin et Ryan), un homme d’action qui se présentait comme un homme du peuple (le surnom de Laberge était Ti-Louis) : fruit du hasard, le voisinage n’en définit pas moins l’homme Maurice Richard avec assez de justesse, jusque dans ses contradictions.

Le convoi funéraire parvient à la basilique après avoir emprunté la rue Sainte-Catherine, celle de l’ancien Forum, là où a joué Richard pour les Canadiens de Montréal de 1942 à 1960. Environ 3000 personnes sont admises dans la basilique. S’y côtoient la famille et les ex-coéquipiers, les politiques et les médiatiques. À l’extérieur, sur la place d’Armes, la cérémonie est visible sur écran géant. L’office est célébré par le cardinal Jean-Claude Turcotte. Un des amis de Maurice Richard, Paul Aquin, un de ses neveux, Stéphane Latourelle, et un de ses fils, Maurice Richard fils, s’adressent au public. On lit deux passages de la bible. Le premier provient de la seconde lettre de saint Paul Apôtre à Timothée (4, 7-8). S’y mêlent la fierté de s’être toujours battu et la confiance en une récompense à venir : «Je me suis bien battu, j’ai tenu jusqu’au bout de la course, je suis resté fidèle. Je n’ai plus qu’à recevoir la récompense du vainqueur […].» Le second est tiré de l’Évangile selon saint Jean (14, 2-3) : «Je pars vous préparer une place […] je reviendrai vous prendre avec moi; et là où je suis, vous y serez aussi.» La chanteuse populaire Ginette Reno interprète, comme aux funérailles de son propre père, «Ceux qui s’en vont, ceux qui nous laissent» : d’un père à l’autre, il n’y a qu’un pas. On joue du Fauré, du Gounod, du Franck, du Bach, des hymnes et des psaumes. Les huit porteurs sont d’anciens joueurs des Canadiens, retenus parce qu’ils avaient joué avec Richard : Jean Béliveau, Henri Richard, Elmer Lach, Émile Bouchard, Ken Reardon, Kenny Mosdell, Dickie Moore, Gerry McNeil. Le tout est retransmis par la majorité des télévisions francophones québécoises et quelques anglophones. L’Assemblée nationale a suspendu ses débats et les drapeaux sont en berne.

De l’Est de Montréal (l’aréna Maurice-Richard) au Nord (sa maison), comme du centre-ville (le Centre Molson) au Vieux-Montréal (la basilique Notre-Dame), on retiendra que Maurice Richard a réuni, dans les derniers jours de mai 2000, des centaines de milliers de personnes, des millions si l’on ajoute à cela les reportages journalistiques, radiophoniques, télévisuels, numériques. Les rares voix discordantes qu’on a pu entendre n’avaient en général rien à reprocher à Richard, mais elles déploraient, avec plus ou moins de retenue, l’unanimisme du discours entourant sa mort et la place que ce discours occupait dans l’espace public. Il n’y en avait plus que pour le Rocket. On parlerait encore beaucoup de lui, mais jamais autant que durant ces quelques jours.

P.-S. — Ce qui précède vient de l’ouvrage que l’Oreille tendue a fait paraître pour la première fois en 2006, les Yeux de Maurice Richard.

 

Référence

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture