Technique de rupture

Comment rompre in absentia avec une aveugle ? Pour lui écrire, il faudrait connaître le braille. Autre solution, chez le Christian Gailly de K.622, le magnétophone :

Après un certain silence, de qualité très inquiétante, quoi qu’on attende du silence, on entend la voix du mari, assez fidèle ma foi : Je te quitte, Jeanne, je m’en vais, je pars, pour toujours, mais j’ai prévenu ta sœur, elle sera là demain matin, elle s’installe ici, elle vient vivre avec toi, voilà, adieu, Jeanne (p. 113).

On ne pense pas toujours suffisamment à ce genre de choses.

 

Référence

Gailly, Christian, K.622, Paris, Éditions de Minuit, 1989, 124 p.

Jurons modestement

Il y a les vrais sacres : tabarnac, cibouère, câââââlice, hostie, crisse, sacrament, etc.

Et il y a les versions édulcorées : tabouère, tabaraouette, torpinouche — et câline de bine.

Est-ce à cela que pensait cet entrepreneur de la région (officiellement bilingue) d’Ottawa ?

Conteneur à déchets

P.-S. — L’image vient du blogue de Jean-François Lisée sur le site du magazine l’Actualité par l’intermédiaire de @pimpettedunoyer.

Le français, langue européenne

Benoit Murray, le personnage principal du roman Tiroir no 24 de Michael Delisle, est adopté à six ans par la famille montréalaise qui possède la Boulange Cyr, ces «marchands de mokas» (p. 126). Treize ans plus tard, la situation commerciale est mauvaise, d’autant que vient de s’ouvrir en face une épicerie plus raffinée, Le Traiteur. Benoit finira par y travailler.

Qui dit raffinement culinaire dit souvent raffinement linguistique. Benoit va donc changer sa façon de parler. C’est madame Jean qui, la première, le souligne :

Mon Dieu, l’avez-vous entendu, «les pains à salade» ! Es-tu rendu avec un accent français, mon petit Benoit ? (p. 78)

Elle a entendu juste.

Je m’enferme dans les toilettes et je serre les dents. La vieille vache a raison. Il m’arrive d’avoir un accent. Ça m’échappe. C’est à force de travailler avec des Européens. C’est normal, mais ce n’est pas nécessaire de le claironner devant la clientèle (p. 79).

De qui Benoit a-t-il attrapé cet «accent français» ? De son patron, et amant, Jean-Pierre Lemaire. Celui-ci est… belge.

 

Référence

Delisle, Michael, Tiroir no 24, Montréal, Boréal, 2010, 126 p.

Interrogation cantologique

C’était dans le Devoir du 15 février : «À travers la Travers. Montréal en lumière et Radio-Canada célèbrent La Bolduc» (p. B8).

Un festival et une société d’État s’unissent pour rendre hommage, le 20 février, à la chanteuse Mary Travers, dite La Bolduc (1894-1941).

Boucar Diouf, Sénégalais d’origine établi au Québec, sera à l’animation d’un documentaire sur cette «immigrante de souche».

Est-ce à lui qu’on demandera de chanter «L’ouvrage aux Canadiens», un texte de 1931, qu’on peut (ré)entendre sur le site de Bibliothèque et Archives Canada ?

C’est à Montréal qu’y a des sans-travail
C’t’effrayant d’voir ça les gensses qui travaillent pas
C’est pas raisonnable quand il y a de l’ouvrage
Qu’ça soit les étrangers mais qui soient engagés
Un bon Canadien ça vaut trois immigrés
Et pis ça s’adonne qui ont pas peur d’travailler
Au pic pis à la pelle ça les dérange pas
Pour peupler l’Canada j’vous dis qu’sont un peu là
[…]
On s’occupe de l’hygiène et du bureau d’santé
On s’couche pas une dizaine dans une chambre à coucher
On s’nourrit pas à l’ail et au baloney
C’est pour ça qu’ces gensses-là se donnent meilleur marché

Ça ne manquerait pas de piquant.

La vie avant l’extrême

Jean-Philippe Domecq, Ce que nous dit la vitesse, éd. de 1994, couverture

Humant l’air du temps à la recherche des mots à la mode, il arrive que l’on lise un texte et qu’à travers lui on entende ce qu’il aurait été s’il avait été écrit aujourd’hui. Exemple.

Le pilote automobile Ayrton Senna se tue le 1er mai 1994 sur le circuit d’Imola en Italie. Jean-Philippe Domecq consacre un texte à cette mort dans son ouvrage, publié la même année, Ce que nous dit la vitesse.

Ce livre rassemble, outre «Senna : pourquoi ce deuil mondial ?», trois textes sur la course automobile. «Quel héroïsme aujourd’hui ? Le cas Lauda» a d’abord paru en 1985. Il contient la phrase suivante :

Quant à l’évolution respective des courses d’endurance et des courses de concurrence limite, elle est différemment ressentie d’une décennie à l’autre, et on constate que l’endurance n’est pas systématiquement valorisée (p. 105).

Il y a fort à parier que, rédigé aujourd’hui, ce texte donnerait à lire courses de concurrence extrême plutôt que limite, tant l’extrême est devenu banal.

 

Référence

Domecq, Jean-Philippe, Ce que nous dit la vitesse. Essai, Paris, Quai Voltaire, 1994, 148 p.