D’Arvida

 

Samuel Archibald, Arvida, 2010, couverture

On fait d’abord confiance au titre : Arvida se déroule bel et bien à Arvida ou aux alentours de cette petite ville du Québec, cette cité utopique du Saguenay. Il y est question de «chainsaw» et de chasse, de forêts et de familles, de l’ordinaire et du fantastique, de personnages typés (juste assez) et de créatures mystérieuses (pas trop). On pousse parfois du côté de la Nouvelle-Écosse ou de l’Ontario. La nature est toujours proche, et les animaux.

Puis apparaît l’histoire intitulée «Jigai», nippo-gore et troublante. Dans un village éloigné — éloigné d’Arvida comme des centres du Japon —, la mutilation et l’automutilation sont élevées au rang d’art. Le choc est puissant.

On revient par la suite au Saguenay, après un bref passage à Paris. On assiste à un match de hockey qui ne se déroule pas comme prévu, on fait la connaissance de ceux qui constituent la caste des «derniers-nés», on visite une maison qui se fait pendant qu’un couple s’y sépare.

Le tout se termine sur une réflexion sur la nécessité des récits, car «l’oubli est plus fort que la mémoire et on ne peut pas écrire toute sa vie sur l’impossibilité de raconter» (p. 313). L’auteur, une fois encore, se met clairement en scène. Samuel Archibald est né en 1978 à Arvida et il aime conter; plusieurs de ses narrateurs partagent cet état civil.

En sortant d’Arvida, on se rend compte qu’on a retenu nombre de choses de ce recueil d’«Histoires». (Dans le désordre.) Que Stephen King et Marcel Proust sont compatibles. Que les routes de l’Amérique ne réservent pas que de bonnes surprises. Que la mort et le suicide ne sont jamais loin. Qu’il est des lieux où l’on prononce «our» pour «ours» (p. 136). Que l’on peut rencontrer l’ex-joueur de hockey Maurice Richard, ce dont on rêve depuis qu’on est «tout petit», et lui dire : «Au pire, le Rocket, va donc chier» (p. 227). Qu’il est cruel, pour une petite fille, d’appeler son ami imaginaire du nom de l’enfant mort-né de son père. Qu’il est difficile de trouver en épicerie du «sel facultatif» (p. 268-269). Que la lumière entrant dans une pièce depuis longtemps close y pénètre «avec lenteur, en roulant sur elle-même comme une goutte de sang tombée dans l’eau» (p. 125). Que les histoires peuvent se marier avec les longues notes infrapaginales et les listes — de «toutes les affaires pas normales qui se passaient dans la maison» (p. 277) ou des «Critères du manipulateur» (p. 281-283). Etc.

Il y a quand même quelque chose dans Arvida qui chicote l’Oreille tendue. Elle apprécie l’usage assumé et constant, sauf dans «Jigai», géographie oblige, de la langue populaire québécoise («consulter» employé intransitivement, «bouette», «cossins», etc.). Elle se réjouit de voir la conjonction de subordination «après que» suivie de verbes à l’indicatif; c’est suffisamment rare pour le noter. Pourtant, elle s’interroge sur la présence, dans la narration, de tournures évidemment fautives ou d’expressions inutilement recherchées : on boit du vin dans des «coupes», les morts sont «décédés», on dit d’une personne qu’elle est «articulée». L’hypercorrection de la concordance des temps contraste fort avec ce qui paraît dès lors un relâchement.

Elle ne boudera pas son plaisir pour ça, même si ça la turlupine un tout petit brin.

 

Référence

Archibald, Samuel, Arvida. Histoires, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 04, 2011, 314 p. Ill.

Histoire d’accent

Jules Verne, les Enfants du capitaine Grant, couverture

L’Oreille tendue a déjà eu l’occasion de dire un mot de la langue de Jules Verne dans les Enfants du capitaine Grant (c’est ici).

Il faut dire aussi quelque chose des langues étrangères que pratique le personnage de Jacques-Éliacin-François-Marie Paganel, «secrétaire de la Société de géographie de Paris, membre correspondant des sociétés de Berlin, de Bombay, de Darmstadt, de Leipzig, de Londres, de Pétersbourg, de Vienne, de New-York, membre honoraire de l’Institut royal géographique et ethnographique des Indes orientales».

Traversant l’Amérique du Sud — parfois à dos de tremblement de terre (en quelque sorte) —, il décide de se mettre à l’espagnol. Rien n’y fait : ses interlocuteurs ne comprennent rien à ce qu’il raconte. Comment expliquer cette incapacité à prendre langue avec «les indigènes» ? Paganel, qui n’est jamais à court d’explications, propose celle-ci à ceux qui l’accompagnent : «C’est l’accent qui me manque»; «Ah ! S’il n’y avait pas l’accent ! Mais il y a l’accent !»; «Diable d’accent !».

Il y a pourtant une autre explication à ses difficultés. C’est que Paganel est distrait : il a voulu apprendre l’espagnol dans un livre écrit en portugais.

Partir pour les Indes et arriver au Chili ! Apprendre l’espagnol et parler le portugais, cela est trop fort, et si cela continue, un jour il m’arrivera de me jeter par la fenêtre au lieu de jeter mon cigare.

On ne se gênera pas, autour de lui, pour lui rappeler son étourderie.

 

Référence

Verne, Jules, les Enfants du capitaine Grant, édition numérique, Project Gutenberg, 2004. Édition originale : 1868.

Fil de presse 010

Logo, Charles Malo Melançon, mars 2021

Quelques lectures (historiques et néanmoins récentes) pour le mois de Marie.

Une histoire du français ? Jean-Benoît Nadeau et Julie Barlow, le Français, quelle histoire !, Éditions Télémaque, 2011.

Une histoire de la langue de bois ? «Les langues de bois», numéro 58 de la revue Hermès (CNRS Éditions, 2011).

Une histoire de l’argot ? Jean La Rue, Dictionnaire d’argot et des locutions populaires. Version raisonnée et commentée à partir des éditions de 1894 et du début du XXe siècle, Paris, Classiques Garnier, coll. «Classiques de l’argot et du jargon», 4, 2011, 521 p. Édition de Denis Delaplace.

Une histoire du libertinage (linguistique) ? Patrick Wald Lasowski, Dictionnaire libertin. La langue du plaisir au siècle des Lumières, Paris, Gallimard, coll. «L’infini», 2011, 608 p.

Une histoire de ce qui n’existe pas ? Paolo Albani et Berlinghiero Buonarroti, Dictionnaire des langues imaginaires, Paris, Les Belles Lettres, 2011, 576 p. Édition originale : 1994.

Une histoire de la phonétique ? Christophe Rey, Nicolas Beauzée précurseur de la phonétique. Dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, la Grammaire générale et l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke, Paris, Honoré Champion, coll. «Mots et dictionnaires», 19, 2011.

Une histoire de la langue au siècle des Lumières ? Ferdinand Gohin, les Transformations de la langue française pendant la deuxième moitié du XVIIIe siècle (1740-1789), Genève, Slatkine reprints, 2011, 400 p. Réimpression de l’édition de Paris, 1903.

Une histoire des dictionnaires ? Alain Rey, Dictionnaire amoureux des dictionnaires, Paris, Plon, 2011, 1005 p.

N’est-ce pas le mois le plus beau ?

Propos de bouche

Manuel de diction. Parlons bien, 1950, couverture

En 1950, aux Éditions de la bonne chanson de Saint-Hyacinthe (Québec), J.-H. Bernard, ptre, «professeur de diction», fait paraître Parlons bien. Ce Manuel de diction est précédé d’une dédicace (à «M. Eugène Lassalle, directeur-fondateur du Conservatoire Lassalle de Montréal»), d’une note de l’auteur («En diction, comme en chant, le meilleur traité ne vaut pas grand’chose, sans la voix et l’oreille du maître»), de six citations démontrant l’«Importance de l’élocution» (on y trouve notamment un M. Mallarmé, mais il s’agit du ministre de l’Éducation nationale de France, pas du poète de la «disparition élocutoire») et d’un avant-propos («Cet ouvrage n’est pas un traité complet […]»). Le lecteur aura été prévenu : avant de commencer à parler, il y de nombreuses étapes à franchir.

Pour aider ses utilisateurs (pas «les tout-petits, mais […] ceux qui ont déjà certaines connaissances en français»), l’auteur a divisé son ouvrage en quatre parties : la phonétique («Se faire entendre»), la phraséologie («Se faire comprendre») et le geste, cela suivi d’un supplément («Fables et exercices») fait de textes à lire, tirés d’auteurs surtout français (au premier rang desquels La Fontaine), plus rarement québécois (Henri Bourassa, Lionel Groulx, Félix-Antoine Savard).

S’il est vrai que les exercices sont massivement regroupés dans le «Supplément», on en trouve aussi dans la première partie. En voici deux exemples.

Le premier se présente sous la forme d’un texte truffé de difficultés, à la fin de la rubrique «La voyelle o et au» :

Où sont aujourd’hui nos Jérôme et nos Chrysostôme ? Si des hommes frivoles, ô Sauveur, osent nier l’autorité de ta parole, n’est-ce pas beaucoup notre faute, la nôtre, à nous, tes orateurs ? Orateurs monotones et mornes auditeurs, tout dort. Ô Nautonnier, rends-nous l’orage ! Flots profonds, tonnerres sonores, vous réveillez jusques aux morts. — D’un pôle à l’autre et de l’aurore jusqu’au couchant, à Toronto, comme aux Comores, à Nogvorod comme aux Açores, l’homme honore les Apôtres et les héros. — Par ce temps chaud, au bord de l’eau, dans les roseaux dort le crocodile. — Près du tombeau de son héros, Laocoon offre à Chronos en holocauste un bon taureau aux cornes d’or. — Gondal (p. 13).

Attribuées à Ignace Louis Gondal, l’auteur de Parlons ainsi de la voix et du geste (1900) et du Mécanisme de la parole (1895), mais sans références précises, ces phrases sont proches, involontairement, du surréalisme, version cadavre exquis, voire de la prose d’Éric Chevillard.

Elles ont pourtant une signification plus immédiate qu’une litanie comme celle de la p. 23 :

J.-H. Bernard, Manuel de diction. Parlons bien, 1905, p. 23

Quoi qu’il en soit de la nature des exemples retenus, tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de s’y livrer ne suffirait probablement pas. On détrompera peut-être l’Oreille tendue là-dessus.

 

Référence

Bernard, J.-H., ptre, Manuel de diction. Parlons bien, Saint-Hyacinthe (Québec), Les éditions de la bonne chanson, 1950, 102 p. Ill.

J.-H. Bernard, Manuel de diction. Parlons bien, 1905, p. 9

Mea culpa

Il y a dix jours, l’Oreille tendue s’est mise à parler, histoire de signaler un trait de la prononciation de certaines chroniqueuses culturelles de la radio de Radio-Canada, soit un double accent d’intensité : sur quelques adverves, plus précisément sur la première syllabe de ces adverbes. Exemple : «Ce spectacle est TELLEMENT poche

Malheureusement, elle se trompait, et doublement.

D’une part, il n’y a pas que les chroniqueuses culturelles à être affectées. C’est également le cas, au moins, des chroniqueuses économiques.

D’autre part, l’accent peut porter aussi bien sur un nom ou sur un adjectif que sur un adverbe. Exemples, tirés de deux chroniques économiques radiophoniques récentes : «On parle de CINQUANTE millions de dollars»; «Google est assis sur des MONTAGNES de liquidités.»

Le mal est profond.

P.-S. — On peut (ré)entendre la voix de l’Oreille ici.