Accouplements 174

Pierre Popovic et Érik Vigneault (édit.), les Dérèglements de l’art, 2000, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Un juge québécois vient d’interdire aux comédiens de fumer sur scène. Réaction de l’homme de théâtre Serge Denoncourt dans la Presse+ du 14 novembre : «On n’accepte plus la cigarette. Mais l’alcool, l’héroïne, le suicide, le meurtre, l’avortement sur scène ? Ces actions sont-elles plus acceptables ?»

Lisant dans cette phrase le mot «avortement», l’Oreille tendue a repensé à un article de son collègue, et néanmoins ami, Yvan Leclerc. Dans «En marge du naturalisme» (2000), il étudie «le “théâtre réaliste” de Frédéric de Chirac» (1869-1906), notamment la pièce l’Avortement (1891).

Deux extraits :

Selon les indications du manuscrit, Marceline, fille publique, grosse des œuvres de son souteneur, après des hésitations, finit par consentir à se faire avorter. Elle ôte «sa camisole et son jupon de dessous», se jette sur un lit, prête à subir les manœuvres de la mère Mathieu. Celle-ci s’approche du lit et, après avoir ceint un tablier blanc, opère la patiente, qui pousse des gémissements par intervalle. Un langage significatif accompagne les gestes de l’avorteuse : […] «Elle pose un bol plein d’alcool sur la table et s’essuie les mains rouges de sang après son tablier» (256).

«La sage-femme sortait en effet de dessous les rideaux du lit avec les mains rouges de sang, qu’elle essuyait sur son tablier.» C’est ici que bascule la représentation, entendue au double sens de performance d’un soir (ce fut un acte unique, sans répétition ni reprise) et d’essence théâtrale. À la vue de ce sang, les spectateurs ont violemment protesté. Alors que dans la scène de possession [le Gueux], ils criaient plutôt pour encourager les acteurs, dans la scène d’avortement, ils n’ont pas supporté la vue du sang qu’ils savaient pourtant n’être pas réel. Chirac s’est fait traiter d’assassin et on a dû baisser le rideau (p. 258-259).

Tout, sur scène, n’est pas représentable, hier comme aujourd’hui.

 

Référence

Leclerc, Yvan, «En marge du naturalisme : le “théâtre réaliste” de Frédéric de Chirac», dans Pierre Popovic et Érik Vigneault (édit.), les Dérèglements de l’art. Formes et procédures de l’illégitimité culturelle en France (1715-1914), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2000, p. 247-263.

Accouplements 173

Abbé Barruel, Journal ecclésiastique, 1792, extrait

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Abbé Barruel, Journal ecclésiastique, 1792.

«Traité historique et critique de l’élection des évêques, par le P*** de l’Oratoire; 2 vol. Chez Pichard, Dufresne, Lorme et Lallemant.

Je n’ai pas lu celui-ci, mais j’en ai entendu faire bien des éloges.»

Marcotte, Gilles, «Salles obscures. Action ! City of Bad Men, au Capitol», le Devoir, 19 décembre 1953, p. 7. Compte rendu de City of Bad Men de Harmon Jones, de Dream Wife de Sidney Sheldon, de Terror on a Train de Ted Tetzlaff et de Prisoners of the Casbah.

«Rivev aquero (Loews) : — Pas vu.»

P.-S.—Le titre du film que n’a pas vu Gilles Marcotte est vraisemblablement Ride, Vaquero !, de John Farrow.

P.-P.-S.—L’Oreille tendue a étudié la critique cinématographique de Gilles Marcotte ici.

Accouplements 172

Alain Farah, Mille secrets mille dangers, 2021, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Flaubert, Gustave, Madame Bovary, Paris, Garnier-Flammarion, coll. «GF», 86, 1966, 441 p. Chronologie et préface par Jacques Suffel.

«Je veux qu’on l’enterre dans sa robe de noces, avec des souliers blancs, une couronne. On lui étalera ses cheveux sur les épaules; trois cercueils, un de chêne, un d’acajou, un de plomb. Qu’on ne me dise rien, j’aurai de la force. On lui mettra par-dessus toute une grande pièce de velours vert. Je le veux. Faites-le» (p. 346).

Farah, Alain, Mille secrets mille dangers. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 161, 2021, 497 p.

«Trois cent mille personnes défileront du lundi au mardi matin, jusqu’à ce que l’on soit dans l’obligation d’interrompre l’hommage, pour la mise en bière. La dépouille [du frère André] est placée dans un triple cercueil de bois, de cuivre et de ciment» (p. 359).

P.-S.—Ce n’est pas la première fois qu’Alain Farah emprunte un chemin flaubertien; voir ici.

 

[Complément du 26 janvier 2022]

Ceci, encore, dans Pourquoi Bologne. Roman (Montréal, Le Quartanier, «série QR», 71, 2013, 206 p.), toujours d’Alain Farah : «Comme Emma Bovary, c’est devant la télé que j’ai vécu mes plus belles expériences» (p. 139-140); «Eh bien, vous, monsieur Farah, on peut dire que vous avez la langue bien pendue ! Sous midazolam, d’habitude, les gens se taisent ou alors nous confient des secrets. Vous, c’était un véritable cours magistral, Madame Bovay par-ci, les avant-gardes par-là, on prenait presque des notes» (p. 155).

Accouplements 171

Colonne couverte d’insultes, La Ronde, Montréal, août 2011

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Marivaux, le Jeu de l’amour et du hasard, dans Théâtre complet. Tome premier, Paris, Classiques Garnier, 1989, p. 775-845 et p. 1098-1108. Texte établi, avec introduction, chronologie, commentaire, index et glossaire par Frédéric Deloffre. Nouvelle édition, revue et mise à jour avec la collaboration de Françoise Rubellin. Édition originale : 1730.

«Pour […] fortifier de part et d’autre [de beaux sentiments], jurons-nous de nous aimer toujours, en dépit de toutes les fautes d’orthographe que vous aurez faites sur mon compte» (acte II, scène V, p. 819).

Simenon, Georges, Maigret chez le ministre, Paris, Presses Pocket, coll. «Presses Pocket», 946, 1972, 190 p. Édition originale : 1954.

«—Tu as bien travaillé, mon petit.
— Pas de fautes d’orthographe ?
— Je ne crois pas» (p. 72).

Ni dans un cas ni dans l’autre, il n’est question de langue, bien qu’il soit question de «fautes d’orthographe».

Accouplements 170

Suzanne Lamy, la Convention, 1985, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Lamy, Suzanne, la Convention. Récit, Montréal et Pantin, VLB éditeur et Le Castor astral, 1985, 82 p.

«Me revient ce soir l’attention que tu as toujours accordée aux petites choses, habituellement l’apanage des femmes — une tache de couleur, un tic dans la parole, les bizarreries de la chatte. Le poivron vert que tu as posé au matin de mon départ sur le rebord de la fenêtre. Tu me dis qu’il mesurera l’écoulement du mois que je vais passer près de ma mère. Tu le vois virer du vert lustré à l’incarnat flamboyant, au mordoré pâli, tourner au mauve noir. Tu suis les premières craquelures jusqu’à ce que la peau malade d’un lupus irréversible plisse, ratatine, fende autour de graines desséchées et jaunasses qui tombent une à une dans un mucus malodorant. Au téléphone, tu me donnes de ses nouvelles, régulièrement» (p. 44).

Grégoire, Julien, Jeux d’eau. Roman, Montréal, Del Busso éditeur, 2021, 212 p.

«Même que sur son balcon, quand le printemps arrivait, elle mettait une pomme sous une cloche de verre, tu sais, comme pour le fromage. Et elle laissait la pomme pourrir là. Elle aimait ça voir toutes les étapes de la décomposition. C’était comme un symbole pour elle. Tout le monde qui passait chez elle devait se taper sa théorie sur la pourriture, qu’elle expliquait avec un regard méchant. Elle aimait ça mettre le monde mal à l’aise avec ça. Je veux dire, au début du printemps, déjà, c’est un peu écœurant, mais quand l’été commence, c’est devenu vraiment dégueulasse. Mais elle, elle disait qu’il n’y avait pas de raison de trouver ça dégueulasse. Je te l’expliquerai, sa théorie, une fois» (p. 71-72).