Les enfants de Loco Locass

Dave Bakken, Patrice Bertolacci et David Vachon, regroupés sous le nom collectif Les dégriseurs, publient dans le Devoir du 21 juin leur «Manifeste pour un Québec dégrisé. Rompre avec l’idéal du vert-de-gris».

Ils sont contre beaucoup de choses, dont les «pelouses sans pissenlits» et le «cheeseburger double à 1,39 $». Ils sont pour un certain nombre de choses, dont le «développement durable» (qui pourrait être contre ?). Ils ont oublié des choses : dans leur panoplie, il manque l’égalité homme-femme et la laïcité (ça viendra).

On pourrait discourir longuement sur les origines idéologiques de ce manifeste. L’Oreille tendue préfère se pencher sur ses origines musicales. À la lecture du texte des Dégriseurs, elle a en effet été frappée par la ressemblance entre celui-ci et les procédés rythmiques du rap, tel qu’il est pratiqué par Loco Locass par exemple.

Cette parenté se manifeste, d’une part, par la concaténation de mots phonétiquement apparentés. C’est clair d’entrée de jeu : «Dégriseurs», «dégrisé», «vert-de-gris» (plus loin : «grisâtres»). Ça continue sans discontinuer (c’est contagieux) : «lunaire» et «lunatiques», «dissipé» et «abysses».

D’autre part, la rime est martelée. Parfois la métrique est en A-B-B-A : «les vaincus, les marmots, les anormaux, les perdus»; «monde larvaire, croulant, déprimant, pervers». Ailleurs, elle est moins complexe (mais c’est elle qui domine) : «qui attirent les ambitions vers le fond. Disparition totale de tout débat de fond»; «léguer un monde amer à des enfants qui auront honte de leurs pères»; «centre commercial mondialisé, enveloppé d’une mer asphaltée, stationnement à volonté»; «Les coupons de circulaire et le panier le moins cher»; «Aucune envie de prendre le bateau, ni même l’échangeur Turcot»; «L’un la travestit, l’autre l’appauvrit»; «murmurée humblement, par le vent du changement». Dernier exemple de ce type : «Disons “Non” aux chantres de l’immobilisme pathétique, et scandons en cœur le revitalisme politique !» À d’autres moments, c’est l’accumulation qui l’emporte : «Nous ne sommes pas des anarchistes, nous ne sommes pas des souverainistes, ni des fédéralistes, nous ne sommes aucunement maoïstes, stalinistes ou castristes»; «Une planification énergétique se voulant systématique et s’orientant sur le long terme implique un minimum de pouvoir décisionnel politique».

Enfin, on rapprochera ce traitement éclectique de la rime de l’épiphore du onzième paragraphe : toutes les phrases se terminent par le mot «échec».

Autrement dit : sans être un ver d’oreille, ça sonne régulier.

La rythmique rap qu’on vient de décrire est surtout active dans la première moitié du texte. Serait-ce l’effet de l’écriture à plusieurs mains ? Quoi qu’il en soit, voilà un manifeste à chanter.

Des nouvelles de la mort

Les médias — on s’en tiendra à eux aujourd’hui — n’aiment pas appeler la mort par son nom. Ce n’est pas la première fois qu’on le déplore ici.

Exemples nouveaux, tirés de l’actualité d’hier.

Sur le site Web de la Presse : «Claude Léveillée s’éteint.» Sur Twitter : «Décès de Claude Léveillée»; «Mes hommages à Claude Léveillée, décédé»; «Claude Léveillée est parti sur son cheval blanc»; «Claude Léveillée a enfourché son cheval blanc»; «Même si on l’avait vu venir, le départ de Claude Léveillée est triste…»; «Léveillée peut enfin s’endormir (en paix)»; «Le Québec vient de perdre un grand homme»; «Le grand Claude Léveillée nous a quitté» (on appréciera le singulier de quitté).

La situation est plus complexe au Devoir. Son site Web est clair, s’agissant du chanteur : «Claude Léveillée est mort.» (Merci.) Pour un poète et essayiste, dans l’édition papier, c’est beaucoup plus affecté : «Le jardin de l’écriture se referme sur Jean-Pierre Issenhuth» (9 juin 2011, p. B7).

«Le jardin de l’écriture se referme» ? L’Oreille tendue ne connaissait pas cette euphémisation particulièrement lyrique de la mort. Il y a des cas où elle préférerait — presque — décéder.

Oui 002

Patrick Roy, la Ballade de Nicolas Jones, 2010, couverture

S’il y a mettez-en, c’est qu’il y a mets-en.

Soit la phrase suivante, tirée du journal la Presse : «Blues Gitan ? Mets-en !» (12 décembre 2003, cahier Arts et spectacles, p. 10). Traduction : oui, en plus fort.

Le même mets-en se trouve chez des écrivains contemporains.

Voir le Dégoût du bonheur (2001) de Mélika Abdelmoumen :

— Je sais. Je raisonne comme une comptable. C’est terrible.
— Mets-en ! (p. 170)

Voir aussi, plus récemment, la Ballade de Nicolas Jones (2010) de Patrick Roy :

«Mets-en», dit-il en souriant, puis il verrouille doucement (p. 87).

Avant eux, dès 1990, Réjean Ducharme, ce romancier à l’oreille si fine, connaissait-il déjà l’expression ? Il écrit :

Tout plein tout plein ? Mets-en mets-en !… (p. 87)

Ce ne serait pas étonnant. Voilà pourquoi, entre autres raisons, il faut périodiquement rouvrir les livres de Ducharme.

P.-S. — Pourquoi ce titre («Oui 002») ? C’est qu’il y eut, il y a jadis naguère, un Oui 001.

 

Références

Abdelmoumen, Mélika, le Dégoût du bonheur, Montréal, Point de fuite, 2001, 174 p.

Ducharme, Réjean, Dévadé. Roman, Paris et Montréal, Gallimard et Lacombe, 1990, 257 p.

Roy, Patrick, la Ballade de Nicolas Jones. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 01, 2010, 220 p.

Gilles Duceppe rappeur ?

À la suite du débat des chefs du 13 avril — il s’agit de politique fédérale canadienne —, l’Oreille tendue s’est penchée sur la langue parlée par les principaux chefs de parti canadiens (c’est ici).

C’était avant de découvrir une publicité électorale quasi chantée, celle du chef du Bloc québécois, Gilles Duceppe. Elle existe en version courte (pour la radio) et en version longue (en vidéo, sous le titre «Pour qu’on nous entende parler Québec !»).

L’Oreille se tend triplement à son écoute.

 

On sent Gilles Duceppe juste sur le point de se mettre à rapper, à suivre vraiment la musique, à jouer de la voix (pour attirer les voix, à coup de «huit millions»). Va-t-il continuer à psalmodier ? Va-t-il au contraire se laisser entraîner par le rythme ? Va-t-il céder au plaisir des rimes ? Elles sont nombreuses, à défaut d’être riches : «Y a des fois où t’avances / T’avances»; «Pourquoi est-ce qu’on fait tout ça ? / Pourquoi je fais tout ça ?»; «Laissez pas les autres occuper toute la place / Laissez-les pas décider à vot’ place»; «Parlez, textez, écrivez, puis surtout, utilisez votre voix, allez voter». Sur la bande vidéo, il ne franchit pas le pas; à la radio, presque.

On ne connaîtra donc pas ses talents d’interprète. On pourra, en revanche, mettre en doute ses capacités en géopolitique. «Ils vont nous entendre parler Québec jusqu’au Canada», dit-il, sur les deux supports. Pourquoi n’a-t-on pas prévenu l’Oreille tendue que l’indépendance la souveraineté du Québec était déjà faite et que la province ne faisait plus partie du Canada ? Ce doit bien être le cas si l’on peut distinguer aussi clairement la partie du tout.

«À la fin de la journée», dit le crypto-rappeur, sur fond de neige fondante. Comme dans ce «At the end of the day» si prisé des anglophones, eux qui forment le «nous» de «nous entendre» ? Cet emprunt serait bien ironique.