Baseball et numérique

Fortitude. The Exemplary Life of Jackie Robinson (2013)

L’Oreille tendue aime le numérique, de courriel en site, de Tumblr en blogue.

Elle admire Jackie Robinson, le premier joueur noir du baseball dit «moderne». Celui-ci a commencé sa carrière avec les Dodgers de Brooklyn en 1947, après avoir joué un an avec les Royaux de Montréal.

L’Oreille devait donc lire le livre numérique «augmenté» ou «enrichi» — texte, photos, vidéos, liens — de Lyle Spencer, Fortitude. The Exemplary Life of Jackie Robinson (2013), conçu spécifiquement pour le iPad.

Les textes ne lui laisseront pas une impression durable : qui a lu les livres de Jules Tygiel (1997), d’Arnold Rampersad (1997) ou de Jonathan Eig (2007) n’y apprendra rien de nouveau. La prose est édifiante et patriotique. Le livre est bref et pourtant répétitif : chaque chapitre est précédé de son résumé. L’auteur trouve aussi le moyen d’y inclure deux passages sur des joueurs sans rapport direct avec la carrière de Jackie Robinson, George Brett (lui et Robinson sont au Temple de la renommée du baseball) et Ron Santo (lui et Robinson étaient diabétiques).

Les images, fixes et mobiles, sont bien intégrées au texte et elles sont belles, iPad oblige, mais, elles aussi, répétitives. Combien de fois doit-on montrer Robinson en train de voler le marbre durant le premier match des Séries mondiales de 1955 contre les Yankees de New York, et le receveur des Yankees, Yogi Berra, devenir furieux à la suite de la décision de l’arbitre sur ce jeu ? (Note pour les non-initiés : voler le marbre est un exploit rarissime au baseball, et Robinson y excellait.)

On pourrait reprocher aux concepteurs du livre, l’auteur mais aussi l’organisation des ligues majeures de baseball (Major League Baseball), de ne pas avoir tenu compte du tout des représentations culturelles de Jackie Robinson. Il y des romans, par exemple ceux de Don DeLillo et de Robert B. Parker, qui ont transformé Robinson en personnage. Pourquoi ne pas les citer ? Il y a des chansons sur lui : pensons à «Did You See Jackie Robinson Hit that Ball», disponible sur YouTube. Pourquoi ne pas les faire entendre ? Avant 42 (2013), il y a au moins eu un autre film sur JR, The Jackie Robinson Story (1950), qu’on peut voir ici. Pourquoi ne pas en diffuser des extraits ? On aurait pu aller bien plus loin qu’on ne l’a fait dans l’utilisation des ressources du numérique.

Il faut toutefois signaler deux choses dans Fortitude, dont l’une tient à la dimension «augmentée» du livre.

En 1962, dès sa première année d’éligibilité, Jackie Robinson est élu au Temple de la renommée du baseball : il y est le premier joueur noir. Comme c’est d’usage, il doit livrer un discours d’acceptation lors d’une cérémonie tenue à Cooperstown. Le livre contient le texte de ce discours, mais aussi une lecture, captée sur vidéo, de ce discours par des boursiers de la fondation Jackie-Robinson. Cette lecture est doublement touchante, notamment parce qu’il s’agit d’un texte fait essentiellement de remerciements : Jackie Robinson remerciait ceux qui avaient rendu sa carrière possible; les étudiants d’aujourd’hui le remercient, lui, même s’il est mort en 1972, de ce qu’il a fait pour eux.

La seconde chose à retenir est une anecdote, probablement pas nouvelle, concernant Rachel Robinson, la veuve du joueur. Après la mort de son mari, elle se serait promenée, dans leur maison, de pièce en pièce, avec à la main une photo de lui volant le marbre. Comment dit-on voler le marbre en anglais ? Stealing home. On lui avait volé sa maison.

 

[Complément du 23 avril 2013]

C’est à s’en mordre le lobe : l’Oreille tendue n’a pas tout de suite remarqué que dans Fortitude (courage, fermeté, détermination, force de caractère) on doit entendre forty-two (Jackie Robinson portait l’uniforme numéro 42). Honte à elle.

 

Références

DeLillo, Don, Pafko at the Wall. A Novella, New York, Scribner, 1997. Édition numérique. Édition originale : 1992.

Eig, Jonathan, Opening Day. The Story of Jackie Robinson’s First Season, New York, Simon & Schuster, 2007, 323 p. Ill.

Parker, Robert B., Double Play. A Novel, New York, Berkley Books, 2005, 289 p. Ill. Édition originale : 2004.

Rampersad, Arnold, Jackie Robinson. A Biography, New York, Ballantine Books, 1998, 512 p. Ill. Édition originale : 1997.

Spencer, Lyle, Fortitude. The Exemplary Life of Jackie Robinson, New York, MLB.com Play Ball Books, et Ecco. An Imprint of HarperCollins Publishers, 2013. Préface de Kareem Abdul-Jabbar. Deuxième édition. Édition pour iPad.

Tygiel, Jules, The Jackie Robinson Reader. Perspectives on an American Hero, with Contributions by Roger Kahn, Red Barber, Wendell Smith, Malcolm X, Arthur Mann, and more, New York, Dutton, 1997, viii/278 p.

Les zeugmes du dimanche matin, des Papous et des illusions

Des papous dans la tête

Aux Papous dans la tête, sur France Culture, on aime les zeugmes (exemples du 22 janvier 2012, du 15 avril 2012, du 10 juin 2012, du 25 novembre 2012, du 16 décembre 2012 et du 31 mars 2013).

Deux occurrences récentes, l’une parlée, l’autre chantée.

Durant l’émission du 31 mars 2013, Pascal Fioretto parle de la «perte de ses clefs et de ses illusions».

Dans celle du 7 avril, Guy Ciancia chante «En voiture Arthur» de François Caradec :

C’est dans un trou à Charleville
Qu’il a perdu ses illusions
Ses tifs, ses yeux, ses agobilles
On peut dire qu’il a pas eu d’fion

N.B. Qui est ce «il» ? Rimbaud, bien sûr.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Extrême : le point

Printemps oblige, l’Oreille tendue a la fibre ménagère. Après avoir mis de l’ordre dans sa liste de à saveur, elle s’attaque aujourd’hui à extrême, son «perroquet d’or» en 2012.

Elle s’impose cependant une contrainte : de sa besace, elle ne tirera que ce qui concerne la culture.

Cela donne…

«La télé de demain : plus trash, plus voyeuse et plus extrême» (la Presse, 9 avril 2013, cahier Arts, p. 3).

N.B. Ce «plus extrême» laisse rêveur.

«Roman limite, roman extrême» (le Devoir, 16-17 mars 2013, p. F3).

«Folklore extrême sous les flocons» (la Presse, 28 février 2013, cahier Arts, p. 3).

«Dany Laferrière, né en Haïti mais témoin extrême d’un Québec et d’un monde en mutation» (le Devoir, 12-13 janvier 2013, p. F5).

Musique «pop extrême» (le Devoir, 26 octobre 2012, p. B5).

«Huit camps pour de la poésie en mode extrême : Un banc de méduses phosphorescentes ? Des œufs d’Aliens qui n’att… http://bit.ly/OkoElw» (@Gehenne1, 23 juillet 2012).

«une création de cirque extrême» (le Devoir, 13 juillet 2012, p. B2).

«Théâtre extrême» (la Presse, 19 mai 2012, cahier Arts, p. 18).

«l’émission de potinage extrême TMZ» (le Devoir, 13 février 2012, p. A8).

Son corps extrême, roman de Régine Detambel (2011).

«Rock extrême» (la Presse, 13 juin 2011, cahier Arts et spectacles, p. 5).

«De l’intime jusqu’à la peinture extrême» (le Devoir, 31 décembre 2010, p. E3).

«version extrême du Hank d’origine» (le Devoir, 8 octobre 2010, p. B5).

«expérience d’art extrême» (le Devoir, 20-21 juin 2009, p. F3, publicité).

«Denise Boucher, femme extrême» (la Presse, 8 avril 2007, cahier Lectures, p. 9).

«Zapping extrême» (la Presse, 25 septembre 2006, cahier Technaute, p. 8).

Que reste-t-il qui ne soit pas extrême ?

Du psychotronique

Disque de Guy Lafleur (1979), pochette

Est réputée psychotronique toute activité culturelle où le mauvais goût de ses artisans et leur incompétence, volontaire ou pas, peuvent mener à l’hallucination (souhaitée) des consommateurs. Chez certains, il y a un véritable culte du psychotronique.

Exemples

L’album disco de Guy Lafleur est psychotronique.

Toute l’œuvre de Normand L’Amour est psychotronique.

Distinctions

Ce qui est bizarroïde est (probablement) moins grave que ce qui est psychotronique.

Ce qui est quétaine est moins ambitieux (en quelque sorte) que ce qui est psychotronique.

Remarque

On peut légitimement se demander si l’expression «Navet psychotronique» (le Devoir, 26-27 février 2011, p. E11) n’est pas pléonastique.

On trouve le psychotronique en divers lieux de la culture.

Cinéma

«À découvrir : Truffe, de Kim Nguyen. OVNI cinématographique datant de 2008, le film prend racine dans un quartier Hochelaga-Maisonneuve pris d’assaut par des chasseurs de truffes, ce champignon convoité qui s’est mis soudainement à pousser dans les sous-sols de ce coin de la ville. Il y est question de folie, d’irrationnel, de convoitise et de manipulation, le tout posé sur un scénario psychotronique aussi improbable qu’une fin du monde. Forcément» (le Devoir, 4 décembre 2012, p. A4).

«Il s’agit d’une curiosité psychotronique davantage qu’autre chose, avec chauves-souris qui foncent sur le spectateur, organes humains gigotant et hémoglobine à fond la caisse» (le Devoir, 15 octobre 2003).

N.B. En anglais, le mot apparaîtrait en 1979 dans le titre du film The Psychotronic Man.

Musique

«Dans les milieux psychotroniques, l’affaire est entendue : Mme Saint-Onge a bel et bien enregistré le disque le plus bizarre jamais fait au Québec» (la Presse, 5 octobre 2003).

«Alerte psychotronique : Un disque québécois d’hypnose remixé par un DJ français http://rc.ca/11OWnLx» (@vincentgrou).

Série Web

«Ils défendent le Canada et combattent les Nouveaux Felquistes. Bienvenue dans l’univers psychotronique des “Héros du Nord”» (la Presse, 12 novembre 2010, cahier Arts et spectacles, p. 1).

Spectacle

«Joyeux Noël psychotronique !» avec MC Gilles et DJ XL5, «ces deux ambassadeurs du kitsch» (la Presse, 23 décembre 2010, cahier Arts et spectacles, p. 2).

Restauration

«Classique poulet BBQ dans une décor psychotronique» (tripadvisor.fr).

P.-S. — On ne confondra pas ce psychotronique avec celui défini dans Wikipédia : «Le terme psychotronique est l’appellation slave pour parapsychologie et métapsychique, avec une consonance plus technique.»

 

[Complément du 12 février 2017]

Vient de paraître : Aleksi K. Lepage, Journal d’un psychotronique, Paris, Éditions Noir sur blanc, coll. «Notabilia», 2017, 96 p. Ce titre permet de constater que le mot, s’il est le plus souvent un adjectif qualificatif, peut aussi être, à l’occasion, un substantif.

Du mou dans la définition

Le Larousse en ligne connaît trois sens au mot lousse, «nom féminin (de l’anglais loose, ample)».

«Au Canada, se dit de ce qui n’est pas serré; ample : Des chaussures lousses

«Au Canada, libre, sans entrave : Laisser son chien lousse

«Familier. Au Canada, se dit de quelqu’un qui est prodigue, généreux.»

Ces définitions appellent quatre commentaires.

Le mot lousse n’est pas toujours un nom. Il peut aussi être un adjectif.

L’adjectif est épicène (pas seulement «féminin»). On dira aussi bien Mon jackstrap est lousse que La courroie de mon aide maritale était lousse (Dictionnaire québécois instantané, p. 129).

Le mot est toujours familier. Il ne l’est pas plus dans la troisième définition que dans les deux précédentes.

Enfin, le dernier sens se rencontre notamment dans l’expression se lâcher lousse, qui n’est pas prise en compte par Larousse. Définition possible : Se laisser aller, être libre, décontracté.

Exemples

«Corcoran ne se lâche jamais vraiment lousse» (le Devoir, 20 avril 2001);

«[Lâchés] lousses ils sont, lâchés lousses ils demeureront» (le Devoir, 27-28 juillet 2002);

Éric Goulet «se lâche glorieusement lousse» (le Devoir, 24-25 décembre 2011, p. E3).

Bref, il y a un peu de lousse dans les définitions.

 

[Complément du 17 octobre 2017]

On peut aussi avoir du lousse, c’est-à-dire ne pas se sentir à l’étroit.

 

[Complément du 29 avril 2018]

Sur le site Correspondance du Centre collégial de développement de matériel didactique, Louise Desforges propose plusieurs autres sens de lousse. C’est ici.

 

Référence

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture