Tombeau d’Ella (8) : genres

Ella Fitzgerald en 1974, avec Joe Pass

[Ce texte s’inscrit dans la série Tombeau d’Ella. On en trouvera la table des matières ici.]

La chose est banale.

La voix masculine des Trois Accords chante «Dans mon corps de jeune fille» (2009). Gerry Boulet, le chanteur du groupe Offenbach, n’a pas hésité à reprendre, sans en modifier les paroles, «L’hymne à l’amour» d’Édith Piaf, notamment sur le disque Tabarnac (1975). Des hommes chantent en se mettant à la place d’une femme.

Ella Fitzgerald, elle, chante du point de vue d’un homme. Cela donne «Brown-Skin Gal (In the Calico Gown)» (1965), «Wives and Lovers» (1966), «Polka Dots and Moonbeams» (1974), «Sweet Lorraine» (1979) et «I Want A Little Girl» (1986). Son biographe, Geoffrey Mark Fidelman, parle alors de «gender bender» (p. 244). Il s’agit toujours de chansons d’amour, de séduction, de possession, de mariage.

On est moins ridicule quand on respecte le texte que quand on met, par exemple, au féminin une chanson qui décrit manifestement les gestes d’un homme. Marie-Chantal Toupin s’y est essayée, en 2005, dans «J’irai au sommet pour toi». La détermination du hockeyeur Maurice Richard devient cocasse dans sa bouche : «Je n’ai pas peur / Des blessures / Ni injures lancées à ma figure / Je suis / Grande et fière / Et le resterai / Ma vie entière.»

Les Trois Accords, Gerry Boulet et Ella Fitzgerald avaient raison de ne pas changer de genre.

 

[Complément du 12 mars 2013]

Sur Twitter, @ChroniquesTrad fait remarquer à l’Oreille tendue qu’en musique traditionnelle la chanson de femme interprétée par des hommes est pratique courante et elle lui propose même un exemple. Merci.

 

Illustration : Ella Fitzgerald avec Joe Pass, 1974, photo déposée sur Wikimedia Commons

 

Référence

Fidelman, Geoffrey Mark, First Lady of Song. Ella Fitzgerald. For the Record, New York, A Citadel Press Book, Carol Publishing Group, 1996, xx/379 p. Ill. Édition originale : 1994.

[Les dates entre parenthèses devraient être celles des enregistrements. Elles ne sont pas toujours fiables.]

Pas terrible, en effet

Une pancarte brandie durant une manifestation à la suite du Sommet sur l’enseignement supérieur du gouvernement du Québec :

«Pauline
c’est pas
vargeux
ton
affaire» (le Devoir, 26 février 2013, p. A3).

Un tweet :

«La pochette de Chic de ville : pire ou meilleure que celle de Rêver Mieux ? Elle n’était pas vargeuse elle non plus…» (@OursMathieu).

Vargeux, donc. Ce qui, au Québec, n’est pas vargeux n’est pas terrible.

Remarque. Vargeux ne s’emploie que dans des constructions négatives. On ne dira pas Pauline, c’est vargeux ton affaire.

Tombeau d’Ella (7) : Paris

Ella Fitzgerald, All my Life, le Monde du jazz, 2009

[Ce texte s’inscrit dans la série Tombeau d’Ella. On en trouvera la table des matières ici.]

«We’ll always have Paris.»
Humphrey Bogart, Casablanca, 1942

Que sait Ella Fitzgerald de la France ?

Qu’on y mange du camembert et que ce mot rime avec «Fred Astaire» («You’re the Top», 1956). Qu’un paquebot légendaire s’appelait Île-de-France («A Fine Romance», 1957). Qu’il existe un chapeau parisien, le «Paris hat» («I’m Alway True to You in my Fashion», 1956). Qu’Abélard et Héloïse se sont écrits («Just One of those Things», 1956). Que les artistes français lui ont donné des pochettes : Bernard Buffet (Ella Fitzgerald Sings the George and Ira Gershwin Songbook, 1959), Henri Matisse (Ella Fitzgerald Sings the Harold Arlen Songbook, 1961), Jean Dubuffet (Clap Hands, Here Comes Charlie !, 1961). C’est normal : elle connaît le Louvre («You’re the Top», 1956).

Elle glisse quelques mots en français dans ses chansons : «fini» («Bewitched», 1956); «chéri» et «rendez-vous» («That’s my Desire», 1947); «’s magnifique», «s’élégante» et «’s exceptionnel» («’s Wonderful», 1959). Il en est même une qui s’appelle «Dites-moi» (1963) : «Dites-moi / Pourquoi / La vie est belle / Dites-moi / Pourquoi / La vie est gaie.»

Surtout, elle chante Paris. Après Charlie Parker (1949) et Frank Sinatra (1950), pour ne nommer qu’eux, il y a bien sûr, en 1956, ses premières interprétations d’«April in Paris», l’une avec Count Basie, l’autre, plus lente, avec Louis Armstrong (on préférera nettement cette version). Et il y a, la même année, «I Love Paris», avec les paroles de Cole Porter.

Même une oreille aussi peu musicale que celle de l’Oreille tendue ne peut qu’être frappée par les arrangements de Buddy Bregman, par le célesta en ouverture, par les cordes, par la timbale et la basse, par la montée en puissance de l’orchestre et de la voix, parfois ensemble, parfois à tour de rôle.

L’interprète se pose une question et y répond : «I love Paris / Why oh why / Do I love Paris ? / Because my love is near.» Voilà pourquoi elle aime Paris : l’être aimé («my love») y est. Dans cette ville hors du temps («this timeless town»), on peut aimer toutes les saisons («drizzles», l’hiver, rime avec «sizzles», l’été), du moment qu’on n’y est pas seul.

Pourquoi «I Love Paris» est-elle la chanson d’Ella Fitzgerald que l’Oreille a le plus écoutée ? Parce qu’elle aime Ella Fitzgerald. Parce qu’elle aime Paris. Lui faut-il d’autres raisons ? En 1966, André Belleau écrivait une de ces phrases paradoxales dont il avait le secret : «J’aime la chanson actuelle de toute ma faiblesse» (éd. de 1986, p. 63). Paraphrasons : «J’aime cette chanson de toute ma faiblesse.»

P.-S. — La France a bien rendu son affection à Ella Fitzgerald. Deux exemples : la précieuse anthologie des chansons 1935-1952 publiée par le Monde du jazz, dans sa collection «Le chant du monde», en 2009, sous le titre All my Life; le lycée qui porte le nom de la chanteuse à Saint-Romain-en-Gal.

 

[Complément du 12 juillet 2016]

À Montpellier, qui ne voudrait habiter la résidence Ella-Fitzgerald ?

 

[Complément du 23 mars 2017]

Il y a les honneurs publics. En 1990, Ella Fitzgerald reçoit, des mains de Jack Lang, les insignes de Commandeur des arts et des lettres du gouvernement de la France.

Il y a aussi les passions individuelles, par exemple celle de Boris Vian, qui l’appelle le plus souvent seulement «Ella». Un exemple parmi bien d’autres : «Personnellement, et afin de rétablir l’équilibre dans les consciences torturées de ceux qui me font l’honneur de me prendre pour directeur (de conscience), et chacun sait qu’ils sont légion, je précise que les trois grands moments de mon existence furent les concerts d’Ellington en 1938, les concerts de Dizzy en 1948 (c’est bien 48 ?) et Ella en 1952. Dieu sait si Flip Phillips m’emmerde (soyons nets), mais j’accepterais de l’écouter une heure pour entendre Ella dix minutes (j’ai une drôle de résistance)» («Revue de presse», Jazz Hot, 67, juin 1952; dans Œuvres, vol. 6, p. 324).

 

[Complément du 24 avril 2017]

Aux honneurs officiels ajoutons l’émission d’un timbre-poste en 2002.

Timbre-poste Ella Fitzgerald

 

[Complément du 10 août 2018]

Dans un reportage de France Culture, on peut voir le piano de Boris Vian dans son appartement de la cité Véron (Paris, 18e arrondissement). Sur ce piano, un disque : «Ella Fitzgerald Sings the Cole Porter Song Book.»

 

[Complément du 25 avril 2019]

À Paris, prenez le tramway jusqu’à l’arrêt Ella-Fitzgerald.

 

Station de tramway Ella-Fitzgerald, Paris, avril 2019

 

Références

Belleau, André, «La rue s’allume», Liberté, 46 (8, 4), juillet-août 1966, p. 25-28; repris dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 17-19; repris dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 59-63; repris dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 59-64. https://id.erudit.org/iderudit/30058ac

Vian, Boris, Œuvres. Tome sixième, Paris, Fayard, 1999, 645 p. Édition publiée sous l’autorité d’Ursula Vian Kübler. Sous la direction de Gilbert Pestureau. Édition établie et présentée par Claude Rameil. Documentation et archives : Nicole Bertolt.

[Les dates entre parenthèses devraient être celles des enregistrements. Elles ne sont pas toujours fiables.]

Dans son livre à lui

Sébastien Raymond, Bâton élevé, mises en échec verbales et slapshots philosophiques, 2012, couverture

«On a tous notre heure de gloire
On a tous écrit une page
Du grand livre d’histoire
D’une ligue de garage»
Éric Lapointe, «Rocket (On est tous des Maurice Richard)», 1998

 

Bâton élevé, mises en échec verbales et slapshots philosophiques, qu’a publié récemment Sébastien Raymond, fait se rejoindre deux façons de concevoir le hockey de plus en plus visibles dans la société québécoise.

Depuis quelques années, on a étudié le «sport national» à partir de la théologie (Bauer et Barrot, 2009; Bauer, 2011), de l’histoire culturelle (l’Oreille tendue, 2006), de la psychologie (Grondin, 2012), des sciences humaines en général (Laurin-Lamothe et Moreau, 2011) — et de la philosophie (Baillargeon et Boissinot, 2009).

Dans le même temps, il a été beaucoup question, notamment dans la culture populaire, des ligues de garage. Le meilleur exemple de cela est la série de films, puis d’émissions de télévision, les Boys.

Qu’est-ce qu’une ligue de garage ? La définition suivante est proposée par un des ailiers droits du Patriote de la Vieille Capitale, par ailleurs fidèle lecteur de l’Oreille tendue :

une organisation dont les équipes sont formées de mécaniciens (d’où vient son nom, je suppose), de travailleurs de la construction, de couvreurs, d’électriciens, de commis bancaires, de profs de français ou de philo. Trois particularités dans ce genre d’organisation : les noms d’équipes anglais y sont légion (c’est plus sérieux… encore que Angry Beavers), les matchs ont lieu à des heures impossibles et il faut payer pour y jouer (les lock-out sont peu probables).

Il n’est dès lors pas très étonnant de voir aujourd’hui paraître un ouvrage cherchant, dans ce type de hockey, des «slapshots philosophiques». (Slap Shot n’est seulement un titre de film; c’est aussi un type de lancer, le «lancer frappé».)

En quatrième de couverture, on dit de l’ouvrage qu’il «s’intéresse à l’un des aspects les plus emblématiques de la société québécoise» et qu’il est constitué «de citations glanées dans les chambres de joueurs» et de «photographies originales». Il s’agirait de poser «un regard artistique et plein d’humour sur l’univers des ligues de garage», de montrer comment «la testostérone et la philosophie font bon ménage».

L’entreprise est cependant bien décevante. Sauf exception («Moi, je me considère en bonne forme, malgré que je sois petit pour mon âge»), les «textes» restent au ras des pâquerettes et beaucoup de photos souffrent de leur composition sur deux pages (le lecteur n’arrive pas à voir le centre de l’image). D’autres sont sous-éclairées ou floues.

Les joueurs cités ou photographiés seront peut-être contents du livre. Les autres, pas. L’analyse philosophique des ligues de garage reste à faire. (Il est vrai que ce n’était pas le but de Sébastien Raymond.)

P.-S. — Interrogation linguistique. Dans la phrase «À 5’9” et 175 livres mouillées, tu rentres pas trop fort dans le lard d’un gars qui pèse 50 livres de plus que toi et à qui tu passes en dessous des épaules…», l’accord de «mouillées» attire le regard. Des «livres mouillées» ? L’Oreille tendue aurait préféré le masculin singulier : c’est le joueur dont il est question implicitement qui est «mouillé», pas les livres qu’il pèse.

 

Références

Baillargeon, Normand et Christian Boissinot (édit.), la Vraie Dureté du mental. Hockey et philosophie, Sainte-Foy (Québec), Presses de l’Université Laval, coll. «Quand la philosophie fait pop !», 2009, xiii/262 p. Ill. Préface de Jean Dion.

Bauer, Olivier et Jean-Marc Barreau (édit.), la Religion du Canadien de Montréal, Montréal, Fides, 2009, 182 p. Ill.

Bauer, Olivier, Une théologie du Canadien de Montréal, Montréal, Bayard Canada, coll. «Religions et société», 2011, 214 p. Ill.

Grondin, Simon, le Hockey vu du divan, Sainte-Foy (Québec), Presses de l’Université Laval, 2012, 214 p. Ill.

Laurin-Lamothe, Audrey et Nicolas Moreau (édit.), le Canadien de Montréal. Une légende repensée, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2011, 144 p.

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Raymond, Sébastien, Bâton élevé, mises en échec verbales et slapshots philosophiques, Montréal, Les 400 coups, 2012, [n. p.]. Ill.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture