Considérations sur l’art de la pancarte

Depuis plus de cent jours, des associations étudiantes font grève au Québec. Elles en ont contre la volonté du gouvernement du premier ministre Jean Charest d’augmenter les droits de scolarité universitaires.

Les opposants à la hausse portent le carré rouge. Le vert est pour ceux qui ne sont pas d’accord avec les rouges. Ceux qui revendiquent une trêve ont choisi le blanc. Quelques-uns, plus rares, croient que le noir s’impose : «Je le porterai pour me rappeler que je suis en deuil de la démocratie», écrivait Normand Baillargeon sur son blogue le 18 mai.

Le conflit a évidemment donné lieu à nombre de réflexions sur les mots utilisés par les uns et les autres. (L’Oreille tendue vient de regrouper les siennes sous la catégorie ggi, pour grève générale illimitée. C’est en bas à droite.)

Il a aussi donné lieu à la rédaction de beaucoup de pancartes. L’Oreille parlait de celles-ci le 27 mai à la radio de Radio-Canada (on peut l’entendre ici). Ci-dessous, les considérations formulées à ce moment-là, et d’autres.

Deux remarques préalables.

Il existe sûrement des milliers de pancartes liées au présent conflit. L’Oreille, à partir du dépouillement de la Presse et du Devoir, et en se servant de quelques sites, en a consulté environ 400; elle n’a pas la prétention d’épuiser le sujet. On lira les propos ci-dessous comme une première série d’interprétations et d’hypothèses.

Une pancarte, c’est, le plus souvent, du texte, mais aussi une calligraphie, de la couleur, une photo ou un dessin. L’Oreille parlera surtout texte. Elle sait qu’elle va faillir sémiologiquement.

1. Figures politiques

Rien d’étonnant : les principales figures représentées sur les pancartes sont politiques. Il est donc largement question de Jean Charest, des ministres de l’Éducation, du Loisir et du Sport, d’abord Line Beauchamp puis Michelle Courchesne, et du ministre des Finances, Raymond Bachand. Ils ne sont pas exagérément bien traités.

2. Figures culturelles

Les étudiants en grève profitent de l’occasion pour afficher leur culture.

Si on en croit leurs pancartes, ils seraient notamment appuyés par Edgar Allan Poe, Voltaire, Albert Camus, Réjean Ducharme, Malevich, Descartes — et Louis-Ferdinand Céline. Ce dernier appui n’est peut-être pas du meilleur aloi.

La citation culturelle, fidèle ou légèrement modifiée, est largement pratiquée par les manifestants :

«L’enfer c’est la hausse» (Jean-Paul Sartre).

«On va toujours trop loin pour les gens qui ne vont nulle part» (Pierre Falardeau).

«Il y a des pays où l’État paie l’étudiant et lui dit merci» (Félix Leclerc).

3. Palmarès

L’auteur le plus souvent évoqué pourrait être Albert Camus, avec cinq apparitions.

Il serait suivi de près par le hockeyeur Scott Gomez, avec quatre mentions, par exemple : «La hausse… encore moins rentable que Gomez !». (Gomez est le joueur le mieux payé des Canadiens de Montréal et il vient de connaître une saison catastrophique.)

4. Pédagogie

On ne saurait reprocher aux concepteurs de pancartes d’afficher leurs lectures. En revanche, ils auraient pu être un brin plus sensibles à la portée pédagogique de leur mouvement.

Se promener avec «Science sans conscience n’est que ruine de l’âme» au-dessus de la tête est légitime. Pourquoi ne pas dire que cette phrase est de Rabelais ?

Pourquoi ne pas indiquer que «Nous sommes devenus les bêtes féroces de l’espoir» et «Nous sommes arrivés à ce qui commence !» sont des emprunts au poète Gaston Miron ?

5. Efficacité

Certaines pancartes n’ont pas le punch souhaité.

Le cas le plus radical est peut-être celui-ci : «Hausser les frais c’est vendre des diplômes bidons comme l’Église vendait des indulgences au XIVe siècle.» Peut mieux faire.

Émile Durkheim est une figure tutélaire de la sociologie. Mais quel peut être le sens de son patronyme employé seul sur une pancarte ?

Victor Hugo aurait écrit : «Mieux vaudrait encore un enfer intelligent qu’un paradis bête.» Manifeste-t-on vraiment pour aller en enfer ?

6. Curiosités

Il y a des pancartes rouges. Il y en a aussi, beaucoup moins, des vertes.

Registre juridique : «On vous a respectés pendant 8 semaines, maintenant respectez la loi.»

Registre comique : «Quelle mouche vous a piquetés ?».

7. Curiosités, bis

«Coiffeuse en colère», dit une manifestante. Mais pourquoi ?

8. Body painting

Les manifestants, en quelques occasions, se sont transformés en manufestants : ils déambulaient presque nus.

Certains avaient leur pancarte à la main. D’autres devenaient pancartes, leur message étant écrit sur eux.

«Charest, tu veux notre peau ! Non.»

«Prend [sic] garde !»

«Nous sommes à un poil de la solution.»

«Line Beauchamp m’a volé mes vêtements !»

«Le corps étudiant contre la hausse.»

Euphonie oblige, l’Oreille a un faible pour celle-ci : «On se les gèle pour le gel.»

9. Grammaire

La grève étudiante aura servi de révélateur quant à la situation de l’enseignement de la langue au Québec.

Line Beauchamp est restée «pantoite» à la suite de certaine discussion avec les leaders étudiants. Sa remplaçante a solennellement déclaré le 23 mai : «Je pense sincèrement que nous pouvons se rasseoir positivement, constructivement.»

Les brandisseurs de pancartes ne s’en tirent guère mieux :

«Négocies [sic] ostie

«Prend [sic] garde !»

«Ils pourront couper toutes les fleurs, ils n’empêcherons [sic] pas le printemps.»

Au retour de la grève, il faudra se pencher sur le problème de l’enseignement des verbes dans la Belle Province.

10. Grève chiffrée

Le gouvernement a d’abord parlé d’une augmentation de 1625 $. À un moment, il a été dit que cela représentait 50 ¢ par jour d’augmentation. Plus tard encore, le même gouvernement a imposé une loi fort impopulaire, la loi 78. Pendant les manifestations contre celle-ci, une policière de Montréal — «Matricule 728» — aurait fait du zèle.

Tous ces nombres se retrouvent sur les pancartes.

C’est normal : «J’ai pas mes maths 536 mais je sais compter.»

11. Portraits

Parfois, les mots ne sont pas nécessaires : une image en vaut mille.

Les visages du commentateur Richard Martineau, du reporter Claude Poirier et de Jean Charest se voient agrémentés d’un nez de clown, rouge, comme il se doit. L’image dénigre.

Elle peut aussi marquer le respect : ce sera un portrait de la syndicaliste Madeleine Parent, morte le 12 mars 2012, auquel on aura collé un carré rouge.

12. Insultes et injures

Le conflit est long. Il rassemble, et oppose, des milliers de personnes. Dans les médias dits «sociaux», dont le rôle est capital dans les événements actuels, les intervenants ne sont pas toujours, pour emprunter une expression au Devoir, «en mode retenue» (23 mai 2012, p. A7); c’est le moins qu’on puisse dire. Dès lors, qu’il y ait des dérapages était prévisible.

Cela n’excuse pas de traiter une commentatrice de «salope», comme cela est arrivé à Sophie Durocher.

«Beauchamp est dans le champ» relève de l’humour, tout en marquant le désaccord. Accompagner cette phrase d’un dessin de vache auquel on a greffé la tête de la ministre est grossier.

Il y a toutes sortes de raisons d’en vouloir à Jean Charest, mais ce n’est pas un «fasciste».

La preuve en est faite une fois de plus : les conflits mènent à l’hyperbole. Ça ne dispense pas de le déplorer.

(L’Oreille se contente d’exemples banals. Il y a pire.)

13. Figures culturelles, bis

C’est affaire de générations. Chaque manifestant a ses propres références.

Harry Potter : «À Poudlard, c’est gratuit, pourquoi pas ici ?»; «Dumbledore serait pas d’accord.»

Star Wars : «Au côté éduqué de la force joins toi», à côté d’un portrait de maître Yoda; «Lyne, je suis ton père», au-dessus de celui de Darth Vader.

Buzz Lightyear : «Vers la gratuité et plus loin encore.»

Chuck Norris : «1ère étape : grève. 2e étape : manif. 3e étape : Chuck Norris.»

Mafalda : «Le pire c’est quand le pire commence à empirer.»

Ninja : «Ninja go contre les libéraux.»

Le Roi lion : «Pour le gouv. Charest, la GGI est la meilleure diversion depuis Timon déguisé en vahiné…».

Tout le monde ne s’y retrouve pas.

14. Le goût du jour

Sauf une fois au chalet est une expression à la mode ? On lira «Sauf une fois dans le budget».

«Mon père est riche en tabarnak», éructe une jeune personne avinée sur YouTube ? Cela donnera «C’est pas tous les pères qui sont riches en tabarnak», «Mon père n’est pas riche en tabarnak» ou, dans un registre différent, «Mon recteur est riche en tabarnak».

Le gouvernement promeut un ambitieux «Plan Nord» ? On lui répondra «Charest a perdu le nord» ou «À quand un plan nord pour l’éducation ?».

Crise et actualité vont main dans la main.

15. Autoréflexivité

La grève dure depuis trop longtemps. La preuve ? La pancarte devient sujet de pancarte : «Ma pancarte m’a abandonné… comme mon gouvernement»; «La loi 78 censure ma pancarte.»

16. Palmarès, bis

Chacun a ses pancartes favorites. L’Oreille en retient trois.

Parmi les arguments du gouvernement de Jean Charest pour justifier la hausse, il y avait la «juste part» exigée des étudiants. Réponse : «Charest : juste pars».

Chez les jeunes, le swag est une qualité très recherchée. Personne ne penserait associer ce terme à un quinquagénaire légèrement enveloppé et portant des complets sombres. Et pourtant : «Charest, t’as pas de swag !».

La préférée de l’Oreille, entre toutes ? «Mon père est dans l’anti-émeute.» Elle dit la violence, mais sans hostilité : devant les manifestants, il y a les policiers membres de l’escouade anti-émeute. Elle marque l’appartenance au mouvement des étudiants : je suis avec vous, même si mon père est policier. Elle rappelle aux policiers que ce sont leurs enfants qui défilent, plus ou moins pacifiquement. Elle est une mise en garde — aux forces de l’ordre en général, à un policier en particulier : ne me maltraite(z) pas. Elle refuse la violence verbale. Ce feuilleté de sens réjouit.

 

[Complément du 2 juin 2012]

«Mon père est dans l’anti-émeute», c’est aussi le conflit des générations, remarque un collègue de l’Oreille. Bien vu.

On prolongera la réflexion sur la douzième considération ci-dessus en lisant l’article de Catherine Lalonde, «Les sacres du printemps. Insultes, injures, et gros mots exultent dans la rue», dans le Devoir des 2-3 juin 2012 (p. A1 et A12).

 

[Complément du 21 juin 2012]

Un article de la Presse du 16 juin 2012 cite la pancarte suivante : «Policiers, vos enfants sont aussi des étudiants» (p. A20). Cette version de «Mon père est dans l’anti-émeute» est nettement moins réussie, car dépersonnalisée.

L’article porte sur les slogans entendus dans les rues de Montréal durant les manifestations printanières.

Les zeugmes de Twitter, et du dimanche matin

@OlivierQuelier : «Par chance, un peu plus loin, dans le chapô d’un article sur Cotillard, un joli zeugme : “[elle] perd ses deux jambes, et ses illusions”.»

@bailly : «Petit a, tu composes le gouvernement, et petit b, le numéro de téléphone des futurs ministres. Zeugme du jour.»

@LaLangelliere : «Liberté, de Paul Éluard et de circonstance : http://www.poetica.fr/poeme-279/liberte-paul-eluard/

@AudreyPariss : «Check out Two Feet Stand Up from MMOTHS : http://t.opsp.in/1Cxu5 Brendan Canning en couleur et en moustache!!»

@PimpetteDunoyer : «#ff à des filles pleine d’esprit et d’avenir (très mauvais zeugme) @caroline_gm @haselnut

@OursAvecNous : «Il y a longtemps que vous rêvez de vous faire raconter en audio et en Allemand du Astérix ? C’est par ici : http://www.youtube.com/watch?v=WGafN83tVaw

@GarpAvecArobase : «en vacances et en vitesse : coucou avec la main et à très vite, toutes & tous !» (via @ljodoin)

@desrosiers_j : «Proust zeugmant : “…du monsieur médiocrement habillé, lequel parut perdre à la fois toute contenance, une mâchoire, et beaucoup de sang”.»

@francisroyo : «Les zeugmes du dimanche matin / sont toujours à point et à l’heure. / https://oreilletendue.com/2012/04/22/les-zeugmes-du-dimanche-matin/

Repris par l’Oreille tendue, ce zeugme devient évidemment autoréflexif.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Images de Butch

[Lecteur, si tu ne t’intéresses pas aux relations du sport et de la culture, passe ton chemin.]

Émile «Butch» Bouchard, l’ex-défenseur des Canadiens de Montréal — c’est du hockey — de 1941 à 1956, est mort le 14 avril; il était né en 1919. Il n’occupe pas, dans les représentations culturelles de ce sport, la même place que Maurice Richard, Jean Béliveau ou Guy Lafleur, voire que Lorne Worsley, mais il a néanmoins été objet de discours.

C’est le cinéma qui lui a accordé le plus de place. Il apparaît notamment dans des films de Gérard Pelletier (Passe-partout : «Le sport est-il trop commercialisé ?», 1955), de Gilles Gascon (Peut-être Maurice Richard, 1971), de Jacques Payette (le Rocket / The Rocket, 1998) et de Karl Parent et Claude Sauvé (Maurice Rocket Richard, 1998). Deux autres films méritent d’être présentés un peu plus longuement.

Parmi les lieux communs les plus récurrents sur l’histoire du hockey à Montréal, on trouve celui de l’exploitation économique des joueurs (souvent francophones) par leurs patrons (souvent anglophones). Un exemple parmi cent : «Maurice Richard était sous-payé et exploité parce qu’il était canadien-français», écrit Normand Lester en 2003 (p. 10). Les joueurs auraient été victimes de leurs employeurs. On peut relativiser ce type de jugement, et les déclarations filmées d’Émile Bouchard y contribuent.

S’il est vrai que Maurice Richard n’a pas toujours été payé à sa valeur (marchande) du temps qu’il était joueur, il ne faudrait pas oublier que son origine ethnique n’était peut-être pas la seule cause de cet état de fait. À l’époque de Richard, il y a eu au moins un joueur mieux payé que lui chez les Canadiens de Montréal, mais c’était lui aussi un Canadien français, Jean Béliveau, qui rappelle le fait dans ses Mémoires en 2005. Il y a donc lieu de se demander quelle est la part de responsabilité des joueurs eux-mêmes dans les négociations de travail.

Dans Maurice Richard. Histoire d’un Canadien / The Maurice Rocket Richard Story (1999), Jean-Claude Lord et Pauline Payette donnent la parole à l’ancien numéro 3 des Canadiens : «Dans ce temps-là, on était imbéciles», affirme-t-il. Pourquoi ? Parce que les joueurs ne discutaient pas entre eux de leur salaire, ce qui les privait du pouvoir de négocier. Arrive cependant le début de la saison 1947 : constatant qu’il y avait «un peu d’abus», Bouchard et Richard décident de faire «front commun» pour négocier leur contrat. Certains iront jusqu’à parler de grève. La leçon se sera pas immédiatement entendue ni par eux ni par leurs coéquipiers : Bouchard et Richard n’obtiendront pas gain de cause; les joueurs ne se rassembleront en syndicat que bien plus tard. Pourtant, quelque chose était peut-être en train de changer.

Maurice Richard. Histoire d’un Canadien est un docudrame; Maurice Richard / The Rocket (2005), de Charles Binamé, est une fiction. Le personnage de Bouchard, joué par Patrice Robitaille, fait partie d’une série de personnages qui déterminent, plus qu’il ne le fait lui-même, les choix, sur la glace et hors de celle-ci, de Maurice Richard : sa femme, son entraîneur, Dick Irvin (d’abord et avant tout), son directeur gérant, Frank Selke, un représentant syndical, son coiffeur, son nègre (Richard était joueurnaliste à ses heures). C’est son entourage qui dicte quoi faire au Rocket.

Cela est parfaitement clair quand il est question du statut social de Richard. Binamé propose une interprétation clairement nationaliste de la carrière de celui-ci. Richard est moqué à Montréal comme ailleurs parce qu’il ne parle pas anglais, lui qui est entouré d’anglophones, la plupart du temps en position d’autorité, qui ne lui veulent pas que du bien : le patron de l’usine où, jeune homme, il travaille, Dick Irvin, Frank Selke ou Clarence Campbell, le président de la Ligue nationale de hockey. Maurice Richard serait leur victime parce qu’il est canadien-français.

C’est le personnage d’Émile Bouchard qui, dans le film, est chargé de faire comprendre à Richard ce qu’il est pour les siens, et quelles responsabilités cela entraîne. La scène se déroule dans un train, la nuit, et Bouchard déclare ce qui suit à son coéquipier : «Toi, faut qu’tu donnes un sens à c’que tu fais.» On peut s’interroger sur le réalisme supposé de cet échange, mais il est reste que Binamé, comme Lord et Payette, fait d’Émile Bouchard la voix de l’affirmation des joueurs contre ceux qui les emploient. Voilà un leader.

Émile «Butch» Bouchard

Mais il n’y a pas que le cinéma.

Butch Bouchard est présent dans cinq chansons. On y vante ses talents de passeur : «Quand sur une passe de Butch Bouchard i prenait le puck derrière ses goals» (Pierre Létourneau, «Maurice Richard», 1970); «Butch Bouchard à Savard vers Béliveau» (Loco Locass, «Le but», 2009). On apprécie la qualité de son jeu défensif : «Avec Butch à leurs côtés / Les goals seront bien gardés» (Denise Émond, «La chanson des étoiles du hockey», 1956). On notera qu’il n’est jamais représenté seul : «Maurice Richard qui part avec grand Butch Bouchard» (La famille Soucy, «Le club de hockey Canadien», 1954); «Morenz Joliat pis les deux Richard / Bonin Béliveau pis Geoffrion / Sans oublier not’Butch Bouchard / Hourra pour nos champions» (Oswald, «Les sports», 1960). Émile Bouchard, capitaine des Canadiens de 1948 à 1956, était, encore et toujours, un joueur d’équipe.

La peinture, à l’exception de Bernard Racicot, ne s’est guère intéressée à Bouchard. En matière de sculpture — on se souviendra qu’il y a quatre statues de Maurice Richard à Montréal —, ce n’est guère mieux : une fresque en sept scènes, signée Jules Lasalle, orne la façade de l’aréna Émile-Butch-Bouchard de Longueuil. L’Oreille tendue ne connaît qu’un roman où il est question de Bouchard, la Poussière du temps (2005), de Michel David, mais c’est pour son restaurant, rue De Montigny, à Montréal (p. 400). Bill Templeman semble être le seul poète à avoir chanté le joueur, sur le mode de la nostalgie : «It used to be a game of skill and grace when the Rocket played / along with Geoffrion and Bouchard. Now it is a game of thugs» (p. 194). La bande dessinée ? Sur la couverture de la Patinoire en folie de Pierre Huet (2011), un personnage ressemble fort à Bouchard; il ne réapparaîtra pas dans l’intrigue.

Émile «Butch» Bouchard en bande dessinée

D’autres joueurs ont occupé plus de place qu’Émile Bouchard dans la culture québécoise. Il en a pourtant une, marquée par sa contribution à son équipe, à ses coéquipiers et à son sport, plus que par ses exploits personnels.

P.-S. — L’Oreille tendue a donné un entretien sur ces questions à Franco Nuovo, à la radio de Radio-Canada, le 15 avril. On peut l’entendre ici.

 

Références

Béliveau, Jean, avec Chrys Goyens et Allan Turowetz, Jean Béliveau. My Life in Hockey, Vancouver, Greystone Books, 2005, xii/312 p. Ill. Foreword by Wayne Gretzky. Introduction by Allan Turowetz. Traduction : Ma vie bleu-blanc-rouge, Montréal, Hurtubise HMH, 2005, 355 p. Ill. Préface de Dickie Moore. Avant-propos d’Allan Turowetz. Traduction et adaptation de Christian Tremblay.Édition originale : 1994.

David, Michel, la Poussière du temps. Tome I. Rue de la Glacière, Montréal, Hurtubise HMH, 2005, 456 p.

Huet, Pierre, la Patinoire en folie, Montréal, Les 400 coups, coll. «Strips», 2011, 62 p. Avec la participation de Patrick Moerell.

Lester, Normand, «1. La discrimination dans le sport. Maurice Richard : la fierté d’un peuple», dans le Livre noir du Canada anglais 3, Montréal, Les Intouchables, 2003, p. 14-26.

Templeman, Bill, «They Don’t Play Hockey Here Any More : The Montreal Forum’s Chief Ghost Meditates Upon the History of the Game», dans Dale Jacobs (édit.), Ice. New Writing on Hockey. A Collection of Poems, Essays, and Short Stories, Edmonton, Spotted Cow Press, 1999, p. 194-197.

Sur le Web

Émile «Butch» Bouchard

Exposition Bienvenue Chez Butch Bouchard !

Temple de la renommée du hockey (Toronto)

Wikipédia

Jubilatoire, malgré tout

Éric Plamondon, Mayonnaise, 2012, couverture

L’Oreille tendue a eu l’occasion — c’était le 6 janvier 2010 — de rendre compte du pamphlet de Jean-Loup Chiflet, 99 mots et expressions à foutre à la poubelle (2009). Parmi ces mots et expressions, il y avait jubilatoire :

Voilà, le nouveau ton de l’enthousiasme est donné. Plus question de se contenter de se réjouir avec réserve et discrétion. Non ! On se doit de commenter notre plaisir avec des cris plutôt qu’avec des chuchotements, des applaudissements et des vivats, qui peuvent même aller jusqu’à l’hystérie collective suivie de pâmoison (p. 79).

Sans suivre Chiflet dans tous ses emportements, l’Oreille n’hésite pas à reconnaître que jubilatoire est beaucoup utilisé, voire trop.

C’est pourtant le mot qui lui vient à la bouche à la lecture des deux premiers titres de la trilogie romanesque 1984 d’Éric Plamondon, Hongrie-Hollywood Express (vol. I, 2011) et Mayonnaise (vol. II, 2012).

Pourquoi 1984 ? Parce que le nageur et acteur Johnny Weismuller, le «héros» du premier roman, meurt cette année-là, qui est aussi celle du suicide de l’écrivain Richard Brautigan, le héros du deuxième. 1984, c’est aussi l’invention du Macintosh : Pomme S (à paraître) mettra en scène Steve Jobs.

Pourquoi jubilatoire ? L’Oreille aime l’utilisation par Éric Plamondon des listes et des énumérations. Elle aime son érudition, cinématographique notamment, mais pas seulement : technique, scientifique, historique, japonaise. Elle aime son refus de la linéarité. Elle aime l’Amérique qu’elle est invitée à parcourir (dans le temps, dans l’espace). Elle aime le choc entre eux des courts chapitres, prose ou vers, qui font les livres, et l’extravagance de leurs titres. Elle aime l’évident plaisir qu’a l’auteur à citer (des étiquettes aux textes littéraires), et sa croyance dans l’univers des correspondances. Elle aime qu’il ne tombe pas dans les travers linguistiques de l’époque (à quelques «au niveau de» près). Elle aime entendre la rumeur concrète du monde, mais sans souci exagéré de réalisme. Elle aime que la matière des mots soit matière à jeu («Détroit / Des trois, je préfère le dernier : / dessins, / des saints, / des seins», vol. I, p. 133). Elle aime que s’exprime, dans 1984, une humanité sans épanchement ni narcissisme. Elle aime le soin apporté aux tables des matières, qu’aimait lui aussi Richard Brautigan (vol. II, p. 124-125). Elle aime l’art de l’absurde («Francis Ford Coppola bouge les lèvres sur l’écran. J’en conclus qu’il doit être question de cinéma ou d’autre chose», vol. II, p. 126) et le sens du rythme (répétitions, variations, reprises — anaphores).

Dans Mayonnaise, Michel Braudeau est cité, au sujet de Tokyo-Montana Express, de Brautigan :

Cela tient du haïku et du croquis sur un bout de nappe, du vide-poche et de l’autoportrait de l’artiste en puzzle. Un long bouquet de ces feux d’artifice que Baudelaire appelait des fusées (p. 32).

Aussi bien, voilà qui pourrait décrire les deux romans d’Éric Plamondon.

Jubilatoire, donc, oui, malgré tout.

 

[Complément du 23 mai 2012]

Sur son blogue, Dominic Tardif trouve Mayonnaise… «jubilatoire».

 

Références

Chiflet, Jean-Loup, 99 mots et expressions à foutre à la poubelle, Paris, Seuil, coll. «Points. Le goût des mots», Hors série, inédit, P 2268, 2009, 122 p. Dessins de Pascal Le Brun.

Plamondon, Éric, Hongrie-Hollywood Express. Roman. 1984 — Volume I, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 44, 2011, 164 p.

Plamondon, Éric, Mayonnaise. Roman. 1984 — Volume II, Montréal, Le quartanier, «série QR», 49, 2012, 200 p.