S’indigner devant le Printemps érable

Paul Chamberland, les Pantins de la destruction, 2012, couverture

[Septième texte d’une série sur les livres du Printemps érable. Pour une liste de ces textes, voyez ici.]

Les Pantins de la destruction, l’essai qu’a publié Paul Chamberland en septembre de l’année dernière, n’est pas à proprement parler un livre sur ce que l’on appelle maintenant le Printemps érable. Seul le premier de ses trois chapitres, «Croc à phynances et carré rouge» (p. 9-32), aborde explicitement ce qui s’est passé au Québec en 2012. Au mieux, la «crise étudiante» est la «toile de fond» de l’ouvrage (quatrième de couverture).

De quoi est-il question alors dans ce livre ? De «la Destruction en cours» du monde dans lequel nous vivons, sous la poussée de divers courants mortifères : Nécronomie, Némocratie, thanatocratie, nécrodictature, etc. (L’auteur aime les néologismes et les majuscules.)

En un (rare) passage synthétique, les incarnations de Thanatos, la pulsion de mort, sont décrites :

Colossales et conjuguées, trois vagues de fond, trois forces de destruction massive emportent désormais le cours du monde. La première résulte de l’exploitation effrénée et irresponsable des ressources de la biosphère, provoquant du coup la dégradation du milieu qui forme la niche de l’espèce humaine. La deuxième doit sa malfaisance à la voracité mondialisée, et sévissant en toute impunité, de l’oligarchie des superprédateurs financiers, à qui les chefs d’État «démocratiques» donnent le champ libre au détriment des peuples. La troisième investit toute la vie en société grâce au dispositif de gestion technocratique et biopolitique des populations de manière à codifier et à «normaliser» l’ensemble des comportements selon une logique instrumentale tout à fait indifférente aux aspirations qui donnent son sens proprement humain à une vie digne d’être vécue (p. 83-84).

Si tant est qu’un lien clair puisse être établi entre les trois forces de ce «système globalitaire» (p. 84) et les événements de 2012, il faudrait probablement le chercher du côté de la deuxième et, surtout, de la troisième. Un ancien premier ministre du Québec («Grossevoix Lucien Bouchard», p. 13), un ancien ministre des finances («Ubu-Bachand», passim) et des financiers («les Paul Desmarais de ce monde, père et fils», p. 19) feraient partie de ces «pantins» toujours prêts à écraser les autres sans se rendre compte que la logique du monde tel qu’il va a programmé qu’ils seront eux aussi écrasés à leur tour. La situation québécoise ne serait qu’une manifestation de plus d’une déréliction généralisée, un exemple de plus parmi ceux que Chamberland empile les uns sur les autres tout au long du deuxième chapitre.

S’il n’évoque les grèves étudiantes de 2012 qu’allusivement, les Pantins de la destruction permet néanmoins de poser une question à l’ensemble des textes les abordant : pourquoi écrire sur elles ?

Certains se contenteront de rapporter, presque sur le vif, ce qui a été vécu. D’autres voudront prendre du recul et essayer de comprendre ce qui s’est passé, voire de proposer des pistes de solution. D’autres, enfin, utiliseront la fiction pour problématiser la crise sociale. Ceux-là postulent l’existence d’un interlocuteur : à interpeler, à convaincre, à séduire — à qui s’adresser.

Pendant les 100 premières pages de l’essai de Paul Chamberland (qui en compte 109), il n’en va pas de même. Le lecteur est placé devant un soliloque. La basse continue de ce «véritable manifeste citoyen» (quatrième de couverture) est l’indignation contre la situation du monde. Y est postulée une fin inéluctable. Un point de comparaison est sans cesse présent : le nazisme. Que répondre à une phrase comme «Les puissants d’aujourd’hui, puisqu’ils en ont les moyens, entendent assujettir à leur règne l’humanité entière» (p. 57) ? Ce cri est à prendre ou à laisser.

Il faut attendre le troisième chapitre, et tardivement dans ce chapitre, pour voir se dessiner quelque chose de l’ordre de la sortie de l’état de crise. Un «Nous» apparaît (p. 100-101), auquel une forme de «résistance» est proposée. Personne n’est à même de mettre un frein aux forces de Thanatos, mais des choix éthiques s’offrent tout de même à ceux qui refusent «l’avancée de l’inhumain» (p. 85).

Pareille position est parfaitement légitime. Elle confine néanmoins au solipsisme.

 

Référence

Chamberland, Paul, les Pantins de la destruction, Montréal, Poètes de brousse, coll. «Essai libre», 2012, 109 p.

Dans son livre à lui

Sébastien Raymond, Bâton élevé, mises en échec verbales et slapshots philosophiques, 2012, couverture

«On a tous notre heure de gloire
On a tous écrit une page
Du grand livre d’histoire
D’une ligue de garage»
Éric Lapointe, «Rocket (On est tous des Maurice Richard)», 1998

 

Bâton élevé, mises en échec verbales et slapshots philosophiques, qu’a publié récemment Sébastien Raymond, fait se rejoindre deux façons de concevoir le hockey de plus en plus visibles dans la société québécoise.

Depuis quelques années, on a étudié le «sport national» à partir de la théologie (Bauer et Barrot, 2008; Bauer, 2011), de l’histoire culturelle (l’Oreille tendue, 2006), de la psychologie (Grondin, 2012), des sciences humaines en général (Laurin-Lamothe et Moreau, 2011) — et de la philosophie (Baillargeon et Boissinot, 2009).

Dans le même temps, il a été beaucoup question, notamment dans la culture populaire, des ligues de garage. Le meilleur exemple de cela est la série de films, puis d’émissions de télévision, les Boys.

Qu’est-ce qu’une ligue de garage ? La définition suivante est proposée par un des ailiers droits du Patriote de la Vieille Capitale, par ailleurs fidèle lecteur de l’Oreille tendue :

une organisation dont les équipes sont formées de mécaniciens (d’où vient son nom, je suppose), de travailleurs de la construction, de couvreurs, d’électriciens, de commis bancaires, de profs de français ou de philo. Trois particularités dans ce genre d’organisation : les noms d’équipes anglais y sont légion (c’est plus sérieux… encore que Angry Beavers), les matchs ont lieu à des heures impossibles et il faut payer pour y jouer (les lock-out sont peu probables).

Il n’est dès lors pas très étonnant de voir aujourd’hui paraître un ouvrage cherchant, dans ce type de hockey, des «slapshots philosophiques». (Slap Shot n’est seulement un titre de film; c’est aussi un type de lancer, le «lancer frappé».)

En quatrième de couverture, on dit de l’ouvrage qu’il «s’intéresse à l’un des aspects les plus emblématiques de la société québécoise» et qu’il est constitué «de citations glanées dans les chambres de joueurs» et de «photographies originales». Il s’agirait de poser «un regard artistique et plein d’humour sur l’univers des ligues de garage», de montrer comment «la testostérone et la philosophie font bon ménage».

L’entreprise est cependant bien décevante. Sauf exception («Moi, je me considère en bonne forme, malgré que je sois petit pour mon âge»), les «textes» restent au ras des pâquerettes et beaucoup de photos souffrent de leur composition sur deux pages (le lecteur n’arrive pas à voir le centre de l’image). D’autres sont sous-éclairées ou floues.

Les joueurs cités ou photographiés seront peut-être contents du livre. Les autres, pas. L’analyse philosophique des ligues de garage reste à faire. (Il est vrai que ce n’était pas le but de Sébastien Raymond.)

P.-S. — Interrogation linguistique. Dans la phrase «À 5’9” et 175 livres mouillées, tu rentres pas trop fort dans le lard d’un gars qui pèse 50 livres de plus que toi et à qui tu passes en dessous des épaules…», l’accord de «mouillées» attire le regard. Des «livres mouillées» ? L’Oreille tendue aurait préféré le masculin singulier : c’est le joueur dont il est question implicitement qui est «mouillé», pas les livres qu’il pèse.

 

Références

Baillargeon, Normand et Christian Boissinot (édit.), la Vraie Dureté du mental. Hockey et philosophie, Sainte-Foy (Québec), Presses de l’Université Laval, coll. «Quand la philosophie fait pop !», 2009, xiii/262 p. Ill. Préface de Jean Dion.

Bauer, Olivier et Jean-Marc Barreau (édit.), la Religion du Canadien de Montréal, Montréal, Fides, 2008, 182 p. Ill.

Bauer, Olivier, Une théologie du Canadien de Montréal, Montréal, Bayard Canada, coll. «Religions et société», 2011, 214 p. Ill.

Grondin, Simon, le Hockey vu du divan, Sainte-Foy (Québec), Presses de l’Université Laval, 2012, 214 p. Ill.

Laurin-Lamothe, Audrey et Nicolas Moreau (édit.), le Canadien de Montréal. Une légende repensée, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2011, 144 p.

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Raymond, Sébastien, Bâton élevé, mises en échec verbales et slapshots philosophiques, Montréal, Les 400 coups, 2012, [n. p.]. Ill.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture

Raconter le Printemps érable, bis

Collectif, Printemps spécial, 2012, couverture

[Sixième texte d’une série sur les livres du Printemps érable. Pour une liste de ces textes, voyez ici.]

Printemps spécial. Fictions a été achevé d’imprimer le 17 septembre 2012. Les douze collaborateurs de l’ouvrage, tous romanciers publiés aux éditions Héliotrope, ont donc écrit dans l’urgence sur ce qu’on a appelé le «printemps québécois» (p. 19, p. 24 et p. 66) ou le «printemps érable» (p. 31 et p. 38), les grèves étudiantes qui ont secoué le Québec tout au long de 2012 et qui n’étaient pas terminées au moment d’aller sous presse. «Leurs textes ici ne visent pas l’analyse, ils ne cherchent pas à convaincre non plus. Ils sont l’expression tour à tour lyrique, ironique, admirative ou mélancolique d’un printemps à nul autre pareil» (p. 4).

Cette proximité avec les événements pose au moins deux questions aux auteurs de fiction. Que peut la littérature devant une révolte comme celle-là ? Où se situer, dedans (avec les grévistes et manifestants) ou dehors (à distance) ?

Le réflexe d’un écrivain est de s’accrocher aux mots, et le Québec de 2012 en a fourni plusieurs aux auteurs de Printemps spécial : «rue» (p. 19, p. 67 et p. 68), «belle vie» (p. 32), «majorité silencieuse» (p. 32), «néolibéral» (p. 37, p. 52 et p. 58), «violence» (p. 40), «intimidation» (p. 40), «indignés» (p. 59-60, p. 68 et p. 111), «enfants-rois» (p. 78), «juste part» (p. 32). C’est ce «juste part» qui, à la toute fin de «La jeune fille et les porcs» de Nicolas Chalifour (p. 15), sauve un texte autrement englué dans le mépris. Photos et textes rappellent les slogans des manifestants : «La loi spéciale, on s’en câlisse !» (p. 67). La littérature est à l’écoute.

Plusieurs auteurs de Printemps spécial écrivent hors du «bourbier montréalais» (p. 90) : de Berlin (André Marois), de New York et de «Occupy Wall Street» (Gail Scott), de Paris (Patrice Lessard, Michèle Lesbre). Le texte de Gabriel Anctil, «La révolte», ne dit strictement rien de plus que les discours médiatiques, même s’il s’ouvre sur une mise à distance : «Le silence qui flotte sur l’étage est mortuaire, comme si cette révolte populaire se déroulait à l’autre bout du monde et non à quelques pas d’ici» (p. 64). Faut-il s’éloigner pour dire quelque chose de neuf ?

Comment situer ce qui se passe au Québec dans un cadre plus large ? Le personnage de Martine Delvaux («Autoportrait en militante») est prudent : «Tu sursautes quand on établit des parallèles entre le printemps érable et le printemps arabe, entre le Québec et la Russie, entre la brutalité policière et les crimes que l’État commet au même moment en Syrie» (p. 31). Ni André Marois («J’ai l’impression que je vais débarquer en terre étrangère, dans une Hongrie de 1956», p. 37) ni Gabriel Anctil (p. 69) n’ont sa retenue.

Chez Catherine Mavrikakis, Simon Paquet et Olga Duhamel-Noyer, l’extériorité est paradoxalement proche et ce choix esthétique fait entrer du trouble dans les discours tout faits. La première, dans «À la casserole», met en scène un personnage venu du passé de la narratrice, Hervé, un clochard sourd aux bruits de la contestation. Le deuxième montre par l’ironie combien il peut être difficile de s’intégrer aux manifestants quand on arrive d’ailleurs, géographiquement et socialement («L’inactiviste»). La dernière, dans le texte le plus fort du recueil, «La corde», imagine une femme victime de violence pendant que passe une manifestation à côté de l’appartement où elle est ligotée, yeux bandés, entourée de gens qu’elle ne peut qu’entendre («Ils commentent des images», p. 102). Ni l’agression ni la manifestation ne paraissent avoir de sens, sans que naisse pour autant l’inquiétude. La fiction sert à montrer cela aussi.

Saisir les mots de la grève est important. Réussir à la déranger est autrement plus difficile, et nécessaire.

 

Référence

Printemps spécial. Fictions, Montréal, Héliotrope, «série K», 2012, 113 p. Ill.

Relire Cherokee

Jean Echenoz, Cherokee, 1983, couverture

Relire Cherokee (1983) de Jean Echenoz (presque) trente ans après sa parution ?

C’est retrouver des zeugmes.

«La voyante posa sur lui un regard attendri, sur ses jambes un plaid […]» (p. 12).

Cela lui donnait «une allure confuse de souteneur et de petit déjeuner» (p. 32).

Marguerite-Elie Ferro était doté «de soixante-huit ans et d’un énorme capital» (p. 43).

Georges Chave, à la Bibliothèque nationale, rue de Richelieu, «consulta toutes sortes de fichiers, à la recherche d’ouvrages traitant de l’émigration française en général, bas-alpine au Mexique et au XIXe siècle en particulier […]» (p. 60).

C’est retrouver des chiens absents, même si, en apparence, dans l’intrigue, l’animal le plus important semble être un perroquet, en l’occurrence Morgan.

«Georges entra : cela sentait fort le chien, ou plutôt les chiens, dont au moins un mouillé. Mais il n’y avait pas de chien, pas plus que de volaille dans le poulailler ruiné qu’étayait un mur tout au fond du jardin» (p. 18).

(Jean Echenoz, qui n’aime pas les pigeons, ces «rats de l’espace» [p. 168], a un faible pour les chiens.)

C’est retrouver des antimétaboles (à distance).

«Il y avait des vents, des peaux, des cordes, des panoplies de saxophones rangés par ordre décroissant comme des outils, et puis un piano dans le fond, un crapaud coréen» (p. 26).

«Entre les deux courait un établi bardé d’étaux, d’outils, de tout ou partie de moteurs, de caissons gras contenant des pièces, de bidons bouchés par des chiffons noirs, de panoplies de clefs fixées au mur par ordre décroissant comme des saxophones parmi plusieurs calendriers de l’année en cours, qu’illustraient des photographies de femmes déshabillées dans des voitures décapotées» (p. 124).

C’est retrouver la perfection (circulaire) d’un paragraphe qui commence par «Entrons» et se clôt sur «sortons» (p. 243).

C’est retrouver d’étonnants portraits.

«La dame qui vint ouvrir n’avait plus sa jeunesse mais elle était bien belle, droite, ferme et fardée, avec un sourire émouvant. Elle avait un visage de bonne fée incestueuse, comme le portrait-robot établi par un homme qui voudrait décrire à la fois Michèle Morgan et Grace Kelly à cinquante-cinq ans, cet homme étant Walt Disney. Elle portait un tailleur Chanel couleur zinc, un corsage gris et léger comme une fumée et un énorme collier en or» (p. 27-28).

«Georges examina l’intrus, le trouva de carrure avantageuse et de peau très blanche, avec des cheveux blonds très clairs et des yeux bleus très pâles, comme si on l’avait longuement plongé dans l’eau de Javel. Il avait l’air d’un ange haltérophile trop précocement sevré, trop souvent reclus dans le cabinet noir, avec un sourire triste d’ancien enfant de troupe. Il portait au poignet une grosse gourmette en métal blanc avec son prénom dessus» (p. 89-90).

«L’inconnu pouvait avoir quelque quarante ans, malgré ses yeux de trop jeune taupe que grossissaient des verres épais, malgré des rides se croisant sur son front, autour de ses yeux, reliant profondément les coins de sa bouche aux ailes de son nez. À armes encore inégales, le blanc disputait au roux la majorité de ses cheveux courts parmi lesquels luttaient aussi nombre d’épis multidirectionnels, comme une herbe rase soumise aux vents continentaux. À première vue, son visage et tout son corps semblaient agités de tics incessants, et puis non : c’était l’arrangement presque dissymétrique de ses membres qui produisait cette impression — quoiqu’il eût aussi quelques tics réels, mais pas tant que ça. Il portait un pantalon blanc et une chemise hawaïenne à manches courtes imprimée de palmiers, de skieurs nautiques vert pomme et jaune citron sur plans de topaze. Son sourire n’était pas arrogant mais plutôt résigné, et découvrait un chevauchement de dents mal implantées, battues d’épis à l’instar de sa chevelure, penchées en tous sens comme de vieilles pierres tombales» (p. 112-113).

C’est ne pas s’y retrouver dans l’intrigue, cette parodie de roman noir.

Relire Cherokee, bref, c’est se retrouver chez soi.

P.-S. — Il était temps : là, à côté, il y a dorénavant une catégorie «Echenoz».

 

Référence

Echenoz, Jean, Cherokee. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1983, 247 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Pas de côté

Clément de Gaulejac, Grande école, 2012, couverture

Il y a des masses de bonnes raisons d’aimer la maison d’édition québécoise Le Quartanier : Samuel Archibald, Daniel Grenier, David Turgeon, Éric Plamondon, Patrick Roy, Perrine Leblanc, Alain Farah, etc.

Ajoutons à ces noms celui de Clément de Gaulejac.

Les Récits d’apprentissage qu’il publie sous le titre Grande école éblouissent. De quelques lignes à deux pages, ces 134 fragments évoquent des écoles d’art, surtout, mais aussi des casernes et des colonies de vacances, entre l’Europe et le Québec. Devant des «Chefs» sans nom ni prénom, le narrateur, qui n’en a pas non plus, entouré de plus de «camarades» que de vrais amis, accumule les petits échecs, les malentendus, les ratages, les déceptions. De couac en grain de sable dans l’engrenage, ce qui était prévu n’arrive jamais (tout à fait). Ou est-ce affaire de défaillances de la mémoire ? Les choses «s’étaient-elles vraiment passées ainsi» (p. 235) ?

Cela aurait pu composer une théorie de catastrophes doublée d’une déploration. Il n’en est rien. L’art de Clément de Gaulejac — et il est grand — tient dans la conjonction d’une expérience — c’est bien au narrateur que tout cela est arrivé — et d’une mise à distance de cette expérience — cela lui est bel et bien arrivé à lui, mais comme s’il s’agissait d’un autre. Plutôt que de s’appuyer sur ses malheurs — car c’est de malheurs qu’il faut parler malgré le détachement —, le narrateur livre, sans lien immédiatement visible entre eux, «différents morceaux de lui-même» (p. 237). À chacun de se constituer un portrait, de la teinte qui lui conviendra.

Au-delà de ce fil de l’expérience, il y a, dans Grande école, une réflexion savante, mais qui avance masquée, sur le rapport des mots et des images (l’ouvrage compte d’ailleurs 47 dessins en noir et blanc, rarement en relation directe avec les textes qui les entourent). Sans avoir l’air d’y toucher, le narrateur parle d’art «conceptuel» et d’art «minimaliste», il nomme Walter Benjamin et Michel Foucault (les Mots et les choses), il connaît les films de Jean-Luc Godard et d’Éric Rohmer (et de Pierre Perrault). Il sait la place du spectateur dans l’art, surtout le plus actuel, et il maîtrise le vocabulaire de la critique (deux textes s’appellent «Le référent»). Ses découvertes sont celles de tout artiste, «apprenti» (p. 231) ou pas, qu’il fasse partie ou non des «brebis égarées» (p. 110) : «nous postulons perpétuellement à la singularité, mais la réalité est que nous sommes infiniment interchangeables» (p. 60); il est (trop) facile de «prendre la défense du sens commun contre l’opinion du libre penseur» (p. 224); «dans le monde des idées, il n’y a pas de premier servi» (p. 201).

Pareille éducation artistique aurait pu être triste comme un manuel de sociologie. Pas quand on a la subtilité de Clément de Gaulejac.

 

Référence

De Gaulejac, Clément, Grande école. Récits d’apprentissage, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 58, 2012, 237 p. Ill.