Exercices de reconnaissance

Jean Echenoz, Envoyée spéciale, 2016, couverture

Ça vient de paraître, ça s’appelle Envoyée spéciale et c’est incontestablement du Jean Echenoz.

Les variations sur l’incise, sentencie l’Oreille tendue, sont toujours aussi roboratives. Les noms des personnages restent toujours aussi improbables, ce qui fait que le lecteur se met à douter de tous les noms propres du roman (personne réelle ? ou pas ?). Comme il se doit, on croise Bruce Lee et Tancrède Synave, Georges Marchais et Didier Super. Ce vrai-faux roman de genre (d’espionnage) évoque des œuvres précédentes d’Echenoz comme le Méridien de Greenwich (1979), Cherokee (1983), l’Équipée malaise (1986) ou Lac (1989). Qui raconte ? Ce n’est pas de la première clarté : «nous ne comprenons pas non plus, malgré notre omniscience», accorde le narrateur (p. 270). La ronde des personnages donne le tournis : Nadine Alcover laisse son emploi auprès d’Hubert Coste pour devenir la compagne du frère de celui-ci, Lou Tausk (c’est un pseudonyme), avant de le quitter à son tour pour épouser le général Georges Bourgeaud du Lieul de Thû, ce dernier faisant chanter Lou, ci-devant compositeur du mégatube planétaire «Excessif», devenu le compagnon de Charlotte Guglielmi, l’assistante qui a remplacé Nadine Alcover auprès d’Hubert, avant qu’il ne soit jeté en prison. L’intrigue (façon de parler) dure un an, comme dans Un an (1997).

Sur le plan lexical, on est en territoire connu. Les adjectifs étonnent mais convainquent : une autoroute «sans échangeurs ni bretelles ni la moindre aire de repos» est dite «de structure autiste» (p. 249). Il en va de même des pronoms : Echenoz préfère souvent quoi à lequel (sur quoi). Un nourrisson pleure dans le métro ? Il faut, dit l’auteur, ce maître du verbe, «l’obturer au moyen d’une tétine» (p. 43).

Il y a l’habituelle récolte de zeugmes — «[…] Tausk va et vient sans but dans son peignoir et son appartement» (p. 68); le reste, ce sera pour dimanche prochain, désolé — et de portraits :

Massif et bedonnant, grosse tête poupine ovale homothétique à un gros buste ovale — œuf de cane sur œuf d’autruche sans aucun cou pour faire le joint —, [Kim Jong-un] avançait d’un pas buté, emprunté, compensant sa petite taille comme son cher leader de père par d’épaisses talonnettes sur lesquelles il marchait en balançant les bras loin du corps. […] Il souriait la plupart du temps, la seule alternative à ce sourire étant un regard monobloc mais composite où s’entrelaçaient méfiance, envie, colère, menace, bouderie, comme si son expression faciale ignorait tout état intermédiaire (p. 250 et p. 251-252).

C’est du Echenoz, et ce n’est pas tout à fait le Echenoz auquel on s’est habitués. Certes, ça tuait dans les Grandes Blondes (1995) et dans Je m’en vais (1999), ça s’écharpait et ça mourait dans 14 (2012), mais, dans Envoyée spéciale, il y a changement d’échelle. Autour de Constance (qui n’en est pas l’incarnation, du moins en amour), on se suicide (dans le métro), on se fait rétrécir (amputation, démembrement, décapitation — pas du même personnage), on se fait tirer dessus (au revolver, au fusil d’assaut), on se fait torturer («plâtrer», en l’occurrence), on se fait manger (c’est, probablement, le sort du beagle Biscuit, nom prédestiné, alias Faust) ou broyer (un papillon). D’autres scènes frappent par leur violence, sexuelle (en prison), sociale (avec un mendiant, encore dans le métro) ou géopolitique (pourquoi tolérer la Corée du Nord ?). La fin du roman n’est pas du meilleur augure pour son héroïne (façon de parler).

Et pourtant, c’est du Echenoz : cela rend heureux, vertu du style grand.

P.-S. — «Sentencie» ? Comme dans «L’aveugle se doit d’être un peu muet, sentencia Russel» (le Méridien de Greenwich, p. 32).

 

[Complément du 6 janvier 2018]

Où, en janvier 2018, classe-t-on la traduction anglaise du plus récent Echenoz, Envoyée spéciale, chez McNally Jackson Books, à New York ?

Envoyée spéciale au rayon Espionnage de McNally Jackson Books, New York, janvier 2018

 

Références

Echenoz, Jean, le Méridien de Greenwich. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 255 p.

Echenoz, Jean, Envoyée spéciale. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2016, 312 p.

Trente et unième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Jean Echenoz, Envoyée spéciale, 2016, couverture

Énumération

Définition

«Dénombrement des divers éléments dont se composent un concept générique ou une idée d’ensemble, éventuellement à des fins de récapitulation : “Que la terre, le ciel, que toute la nature…” (Racine, Phèdre, IV, 2, 1677)» (Dictionnaire des termes littéraires, p. 174).

Exemples

«Ce boulevard [de Belleville], il n’y a pas si longtemps — et même encore parfois de nos jours —, s’y trouvait une sorte de marché sauvage épars comme un terrain vague et où, à même le trottoir, des pauvres vendaient à des pauvres toute pauvre sorte d’objets de troisième main, sorbetière ou centrifugeuse sous blister crevé, jeu de tasses ébréchées, lots de yaourts discrets sur leur péremption, grille-pain sans prise électrique, mixeur insoucieux de garantie, liasses d’anciens magazines télé sans illusions sur leur avenir, vieux jouets, gants dépareillés, vieilles fringues et tout ce que l’on pourrait encore énumérer.

Mais, d’abord, alertées par les riverains qui ont vu là une nuisance et fini par se plaindre, les forces de l’ordre ont fait un peu de ménage en dispersant ces négociants amateurs qu’elles ont refoulés vers les portes est et nord de Paris. Et puis ce qu’il y a, ensuite, c’est qu’on se fatigue vite d’énumérer» (Envoyée spéciale, p. 25).

«Ouvert, [un soupirail] apporte un peu de l’air et du son de la rue de Pali-Kao dont le nom commémore une victoire des troupes anglo-françaises pendant la deuxième guerre de l’opium — et sur les trottoirs de laquelle, il n’y a pas si longtemps non plus, on négociait encore à la sauvette divers produits dérivés de cet opium, plus ou moins coupés de lactose quand ce n’était pas de caféine, de paracétamol, de plâtre, de strychnine ou de détergent, et de produits pires encore qu’on pourrait à nouveau énumérer. Mais, d’abord, alertées par les riverains qui ont vu là une nuisance et fini par se plaindre, etc. Et puis ce qu’il y a, ensuite, etc.» (Envoyée spéciale, p. 26-27)

 

Références

Echenoz, Jean, Envoyée spéciale. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2016, 312 p.

Van Gorp, Hendrik, Dirk Delabastita, Lieven D’hulst, Rita Ghesquiere, Rainier Grutman et Georges Legros, Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Honoré Champion, coll. «Dictionnaires & références», 6, 2001, 533 p.

Accouplements 21

Nicolas Dickner, Six degrés de liberté, 2015, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Souvenons-nous d’Un an (1997), le roman de Jean Echenoz : «flottait une puissante odeur de chien bien qu’il n’y eût pas de chien» (p. 64); «Régnaient de suffocantes odeurs d’essence et de chien, mais cette fois avec un chien» (p. 66); «flottait une odeur de grésil et de cendre mais pas de chien bien qu’il y en eût un» (p. 68).

Ouvrons maintenant Six degrés de liberté (2015) de Nicolas Dickner : le sergent M. F. Gamache «passe à la division C une fois par semaine, avec une douzaine de bagels au sésame et des renseignements de première main sur les enquêtes en cours» (p. 38); «le sergent Gamache se pointe brièvement (avec bagels, mais sans information)» (p. 158); «le sergent ne transporte pas ses habituels bagels» (p. 325).

Apprécions.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté Six degrés de liberté le 6 avril 2015.

 

Références

Dickner, Nicolas, Six degrés de liberté, Québec, Alto, 2015, 380 p.

Echenoz, Jean, Un an. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1997, 110 p.

Autopromotion 151

Jean Echenoz, 14, 2012, couverture

L’Oreille tendue, à l’invitation du magazine University Affairs / Affaires universitaires, vient de publier deux brèves notes de lecture, l’une sur Victor Klemperer (LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue), l’autre sur Jean Echenoz (14).

C’est ici.

 

[Complément du 1er février 2025]

Les deux notes de lecture ont disparu du site du magazine. Les voici de nouveau, sur le site de l’Oreille : Klemperer; Echenoz.

 

Références

Echenoz, Jean, 14. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2012 123 p.

Klemperer, Victor, LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue, Paris, Albin Michel, coll. «Agora», 202, 1996, 372 p. Traduit de l’allemand et annoté par Élisabeth Guillot. Présenté par Sonia Combe et Alain Brossat.

«Que lisez-vous ?», University Affairs / Affaires universitaires, 56, 1, janvier 2015, p. 12-19, p. 15.

Une fusée en Tchécoslovaquie

Maurice Richard au volant d’une Skoda (1959)

Soit le texte suivant :

Un nouveau sociologue : Monsieur Hockey

Il a frémi sous l’adulation de Prague. Et quelle générosité ont ces Tchèques ! L’idole a changé de temple mais le peuple est toujours le même. Rêveur et confus devant tant d’admiration, (les épaules du héros ne sont qu’humaines) monsieur Hockey a fait une déclaration que seuls les démiurges peuvent se permettre. La certitude n’est-elle pas le propre des dieux ? C’est ainsi qu’il déclarait lors d’une interview à Radio-Canada : «Malgré le coût élevé des billets pour une joute, les fervents y ont assisté en masse. Il n’y a donc pas de pauvreté en Tchécoslovaquie. Tous travaillent et sont satisfaits de leur sort.» Pour en arriver à cette profonde observation, monsieur Hockey a vu des monuments, a signé des autographes, a prononcé une conférence. Et ce fut la naissance de notre sociologue national. Monsieur Hockey est ainsi devenu un autre pantin de la plus astucieuse des propagandes.

On ne sait pas de qui est ce texte, paru en mars-avril 1959 dans le deuxième numéro de la revue Liberté (p. 138). Il se trouve dans une chronique collective, «L’Œil de Bœuf», signée à cinq : André Belleau, Jean Filiatrault, Jacques Godbout, Fernand Ouellette et Jean-Guy Pilon. L’Oreille tendue est tombée dessus en peaufinant sa bibliographie des textes de Belleau.

L’amateur de sport aura reconnu ce «Monsieur Hockey» : il s’agit de Maurice Richard, le célèbre ailier droit des Canadiens de Montréal de 1942 à 1960. (L’Oreille a en beaucoup parlé; voir ici, par exemple.) Richard a eu plusieurs surnoms au fil des ans : «Bones», «La Comète», «The Brunet Bullit», «V5», «Sputnik Richard», «Monsieur Hockey» (donc) — mais surtout «Le Rocket». Pour Liberté, le surnom tient lieu de nom propre.

Maurice Richard séjourne en effet quelques jours en Tchécoslovaquie en mars 1959, une blessure à la cheville le tenant à l’écart du jeu. Il y est l’invité d’honneur du tournoi mondial de hockey amateur. Il ne lui suffit plus de s’en prendre aux gardiens adverses : «Le Rocket enfonce le rideau de fer et reçoit le plus bel hommage de sa carrière», affirme le numéro du magazine Parlons sport du 21 mars 1959. Lui que l’on ne voit jamais hors de l’Amérique du Nord, le voici soudain à Prague, sur une patinoire où il reçoit une ovation monstre (les «Raketa !» de la foule le font pleurer), à l’hôtel Palace donnant l’accolade au coureur de fond Emil Zátopek ou sur le pont Charles, assis, décontracté, sur le capot d’une Skoda qu’on vient de lui offrir. (Ce n’est pas vraiment la sienne; il ne recevra celle-là qu’à son retour à Montréal, par l’entremise du consulat tchèque. Conduire une Skoda à Montréal à la fin des années 1950 ? Voilà qui devait attirer les regards.) On peut croire que ce premier voyage a été un succès; Richard séjournera de nouveau en Tchécoslovaquie en 1960, pour les Spartakiades nationales de Prague.

L’auteur du texte paru dans Liberté sort ce voyage de son seul cadre sportif. D’une part, il le place sous le signe de la religion : «idole», «temple», «démiurges», «dieux», «fervents». De même, quarante plus tard, Roch Carrier écrira : «Un Canadien français catholique va visiter les communistes. […] Va-t-il, chez les athées, trouver une église encore ouverte pour assister à la messe ? […] Peut-être va-t-il convertir les communistes au hockey canadien-français catholique ?» (p. 254) Un collègue de l’Oreille à l’Université de Montréal, Olivier Bauer, sait quoi faire de cette liaison de la croyance et du sport. D’autre part, le chroniqueur anonyme de Liberté s’en prend à la faiblesse du jugement sociopolitique de «Monsieur Hockey», cet «autre pantin de la plus astucieuse des propagandes». Le joueur des Canadiens n’était pourtant pas seul à ne pas comprendre toutes les subtilités des peuples et de leur opium.

P.-S. — La citation de Parlons sport, comme plusieurs des informations rassemblées ci-dessus, est tirée de l’Idole d’un peuple de Jean-Marie Pellerin (1976, p. 444-450).

P.-P.-S. — Sur Zátopek, on lira évidemment le Courir de Jean Echenoz (2008).

 

Références

Belleau, André, Jean Filiatrault, Jacques Godbout, Fernand Ouellette et Jean-Guy Pilon, «L’Œil de Bœuf», Liberté, 2 (1, 2), mars-avril 1959, p. 137-142. https://id.erudit.org/iderudit/59633ac

Carrier, Roch, le Rocket, Montréal, Stanké, 2000, 271 p. Réédition : le Rocket. Biographie, Montréal, Éditions internationales Alain Stanké, coll. «10/10», 2009, 425 p. Version anglaise : Our Life with the Rocket. The Maurice Richard Story, Toronto, Penguin / Viking, 2001, viii/304 p. Traduction de Sheila Fischman.

Echenoz, Jean, Courir. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2008, 141 p.

Pellerin, Jean-Marie, l’Idole d’un peuple. Maurice Richard, Montréal, Éditions de l’Homme, 1976, 517 p. Ill.