La langue est une machine

Jean Echenoz, Un an, 1997, couverture

«Les deux hommes avaient une cinquantaine d’années, des manières de chemineaux mais ils s’exprimaient avec une précision non exempte, chez Poussin, de préciosité. La voix de Castel était un peu cassée, lyophilisée, sèche comme un échappement de moteur froid, quand celle de Poussin sonnait tout en rondeur et lubrifiée, ses participes glissant et patinant comme des soupapes, ses compléments d’objet dérapant dans l’huile.»

Jean Echenoz, Un an. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1997, 110 p., p. 87-88.

Point(s) de vue

Deux couvertures de Jean Echenoz

On le sait : tout, dans la vie, est affaire de point de vue. (On trouvera une démonstration de cette vérité universelle ici même, le 7 octobre 2013, s’agissant d’une activité sexuelle doublement consentie.)

Autre exemple celui-là, chez Jean Echenoz.

L’Oreille tendue a déjà cité ce passage de Je m’en vais (1999) :

Vous allez sur Toulouse ? lui demande Baumgartner.

La jeune femme ne répond pas tout de suite, son visage n’est pas bien distinct dans la pénombre. Puis elle articule d’une voix monocorde et récitative, un peu mécanique et vaguement inquiétante, qu’elle ne va pas sur Toulouse mais à Toulouse, qu’il est regrettable et curieux que l’on confonde ces prépositions de plus en plus souvent, que rien ne justifie cela qui s’inscrit en tout cas dans un mouvement général de maltraitance de la langue contre lequel on ne peut que s’insurger, qu’elle en tout cas s’insurge vivement contre, puis elle tourne ses cheveux trempés sur le repose-tête du siège et s’endort aussitôt. Elle a l’air complètement cinglée (p. 194).

Le lecteur est alors appelé à voir la scène avec les yeux de Baumgartner (qui est peut-être Louis-Philippe, mais c’est une autre histoire). Deux ans plus tôt, dans Un an (vous suivez ?), ce n’est pas tout à fait la même chose :

Vous allez vers Toulouse ? fit une voix d’homme. Victoire acquiesça sans se tourner vers lui. Elle était hagarde et ruisselante et semblait sauvage et mutique et peut-être mentalement absente. […] Elle s’endormit sur son siège avant que ses cheveux soient secs (p. 70).

Sur ou vers ? La question est d’importance.

 

Références

Jean Echenoz, Je m’en vais. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1999, 252 p.

Echenoz, Jean, Un an. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1997, 110 p.

Curriculum vitæ itératif

Jean Echenoz, Vie de Gérard Fulmard, 2020, couverture

(Quand paraît un nouveau livre de Jean Echenoz, cela se célèbre. Vie de Gérard Fulmard venant de paraître, célébrons pendant quelques jours.)

On l’a vu : Gérard Fulmard est un des narrateurs de Vie de Gérard Fulmard. Mais de qui s’agit-il ? On l’apprend par touches successives.

Page 16 : «Revenons à moi qui me nomme Fulmard, me prénomme Gérard et suis né le 13 mai 1974 à Gisors (Eure). Taille : 1,68 m. Poids : 89 kg. Couleur des yeux : marron. Profession : steward. Domicilié rue Erlanger, Paris XVIe, où je vis seul.»

Pages 16-17 : «cette profession de steward, je ne l’exerce plus. Mon vrai statut actuel est celui de demandeur d’emploi en passe de se reconvertir, mais je vais développer ce point.»

Page 19 : «Mais pourquoi, direz-vous, ne suis-je donc plus steward, pourquoi n’exercé-je plus une si enviable profession ? Eh bien, sans évoquer le handicap de mon surpoids toujours mal vu dans le milieu aérien, disons que je l’ai pratiquée pendant six ans avant d’être licencié pour faute. Je ne tiens pas à m’étendre sur cette faute, si ce n’est qu’elle m’a valu une peine avec sursis assortie d’une obligation de soins.»

Page 175 : «Arrêtez-moi si je me trompe mais vos empreintes avaient été relevées, me semble-t-il au moment de votre histoire sur le vol Paris-Zurich, non ? Je pense qu’ils ont dû les conserver dans leurs fichiers. Il a encore souri. J’ai marqué le coup.»

Page 177 : «Il m’est revenu qu’en effet, dans un moment de faiblesse, prenant Bardot pour un praticien normal tenu par le secret professionnel, je m’étais assez déballonné à propos de ce vol pour Zurich, de ses conséquences douloureuses ayant abouti à mon renvoi ainsi qu’à l’inscription de mon nom sur une liste noire.»

Page 211 : «Puis ils avaient eu beau me déchoir de mes droits civiques après l’histoire du Paris-Zurich, ils m’avaient quand même laissé mon permis de conduire.»

Ce sera tout. Merci de votre intérêt.

 

Référence

Echenoz, Jean, Vie de Gérard Fulmard. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2020, 235 p.

Prétérition du jour

Jean Echenoz, Vie de Gérard Fulmard, 2020, couverture

(Quand paraît un nouveau livre de Jean Echenoz, cela se célèbre. Vie de Gérard Fulmard venant de paraître, célébrons pendant quelques jours.)

Le narrateur appâte son lecteur :

Ne manquerait plus maintenant qu’une scène de sexe pour remplir tous les quotas — mais alors une vraie scène de sexe, bien sûr, savamment menée, moins déprimante et ratée que celle de Franck Terrail à Pigalle. Nous verrons cela plus tard. Gardons-la en réserve si l’occasion se présente (p. 192).

Se présentera-t-elle dès la page suivante ?

Une telle scène, d’ailleurs, aurait pu survenir dès maintenant car tout s’y prête dans la suite Honeymoon : l’ambiance et l’air conditionné sont doux, les couleurs apaisantes, des voilages vaporeux filtrent une lumière légère et le lit rond, surtout, de format sénatorial, revêtu de cuir de buffle et au pied duquel gît un plateau chargé de boissons fraîches, s’y accorderait parfaitement. Il conviendrait d’autant mieux qu’on ne distinguerait d’abord de cette séquence qu’un ébat de silhouettes floutées par l’écran des moustiquaires, ce n’en serait que plus efficace avant de se livrer à des plans rapprochés, de gros plans pour mieux suivre l’enchaînement des postures, harmonisées par le ressac de la mer de Flores en contrebas, le va-et-vient de ses vagues procurerait un excellent fond sonore, symétrique et synchrone à l’action (p. 193).

La scène a eu lieu sans avoir lieu. Vive la prétérition (et le pastiche).

 

Référence

Echenoz, Jean, Vie de Gérard Fulmard. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2020, 235 p.

Pronoms echenoziens

Jean Echenoz, Vie de Gérard Fulmard, 2020, couverture

(Quand paraît un nouveau livre de Jean Echenoz, cela se célèbre. Vie de Gérard Fulmard venant de paraître, célébrons pendant quelques jours.)

Cette Vie de Gérard Fulmard est souvent racontée par Gérard Fulmard, au je, donc — «J’en étais là de mes réflexions quand la catastrophe s’est produite» (p. 7, incipit) —, mais pas que.

Il y a aussi un autre narrateur — il ne s’entend pas, par exemple, avec Gérard Fulmard sur la plastique de Louise Tourneur — qui n’hésite pas à parler à la première personne du pluriel : «Dès lors on se prend à déchanter un peu car enfin n’exagérons rien, Fulmard s’est exalté, Louise Tourneur n’est pas mal du tout, certes, mais pas tant que ça» (p. 36). Même narrateur, et même Louise, bien plus loin dans le roman : «Comme elle essaie encore sans que jamais se décrochent les appareils fixe ni mobile de Louise, une culpabilité la prend, la mélancolie s’installe, le découragement gagne Nicole Tourneur qui commence à trouver le temps long, qui s’alanguit, qui s’assoupit, et nous aussi : dès lors, accélérons donc le cours des choses» (p. 189).

À ces je et nous narrateurs s’ajoute parfois le lecteur, sans qu’on s’y attende : «Des vingt milliers d’objets qui se promènent ainsi, nous surplombant en orbe, on est en droit d’imaginer que les trois quarts, ceux qui évoluent à moins de mille kilomètres d’altitude, retomberont un de ces jours n’importe où, pourquoi pas à tes pieds» (p. 13); «le président Terrail n’a pas plus l’air d’un président que vous et moi» (p. 62). (Le président Terrail est amoureux de Louise Tourneur.)

Revenons pour finir à Louise Tourneur et à Gérard Fulmard :

Bon, vu la situation, bien sûr que je l’ai comprise, sans doute avait-elle à faire ailleurs en de telles circonstances, mais tout autant je l’ai regrettée car rien ne me déplaît chez Louise Tourneur. La totalité de sa personne me ravit, point par point. Regard, visage, allure, sourire. Silhouette, attaches, élégance, formes. Prestance, distinction, voix. Mais assez parlé de moi (p. 33).

Ce moi enchante.

 

Référence

Echenoz, Jean, Vie de Gérard Fulmard. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2020, 235 p.