Instantanés d’André Belleau

Liberté, 169, février 1987, couverture

 

C’était il y a plus de trente ans : l’Oreille tendue a un peu fréquenté André Belleau (1930-1986), à qui sera consacré un colloque la semaine prochaine. Souvenirs.

C’était au moment de la préparation du dossier de la revue Études françaises consacré à Mikhaïl Bakhtine en 1984. Belleau insistait pour que les titres des articles soient descriptifs, pas «jolis» ou «évocateurs». C’était, disait-il, pour aider les bibliographes. Leçon retenue. Merci.

Dans ses Cahiers de lecture, que conserve l’Université du Québec à Montréal, il est continuellement question de la grande fatigue du Belleau du début des années 1980. Quand on lui demandait s’il allait bien, il répondait souvent «Non». Il lui arrivait de recevoir ses visiteurs en robe de chambre. S’il vous visitait, après avoir ahané dans l’escalier, il fallait qu’il aille tout de suite «pisser», et il vous le laissait savoir. Il n’avait pas tout à fait la bonhomie de sa photo officielle, reproduite ci-dessus.

Dans son salon, sur une table, des livres et des revues, en piles, attendaient d’être lus. Belleau déplorait notamment le fait qu’il n’arrivait pas à suivre le rythme de publication de son ami Marc Angenot. Celui-ci publiait plus vite que celui-là ne lisait, disait-il.

Belleau avait du mal avec les noms propres. Le meilleur exemple est celui de Fredric Jameson, qu’il écrivait toujours «Frederic» avant le numéro «Bakhtine mode d’emploi». Dans ce numéro, l’orthographe était la bonne. Il était étonné de s’être trompé tout ce temps, et reconnaissant qu’on le corrige. Par la suite, il reviendra à «Frederic».

À un colloque à Québec, en avril 1985, Belleau présente un étudiant à la maîtrise au sociologue Fernand Dumont. L’étudiant, qui donnait alors sa première communication, aurait dû être plus impressionné.

André Belleau écrivait des lettres, celle-ci, par exemple.

Lettre d’André Belleau à Benoît Melançon, 6 août 1984

Six W (et un H)

Gidén, Houda et Martel, On the Origin of Hockey, 2014, couverture

En 2014, Carl Gidén, Patrick Houda et Jean-Patrice Martel publiaient un livre sur les premiers temps d’un des sports nationaux du Canada, On the Origin of Hockey. Soumettons-le à une lecture (faussement) journalistique en répondant aux questions d’usage.

What ? Where ? When ?

Les auteurs ont voulu reconsidérer quelques vérités admises sur le hockey au Canada. Prenons deux exemples : la naissance du sport; l’origine du mot hockey.

Où le hockey est-il né ? En mai 2008, l’International Ice Hockey Federation décrétait que le premier match de hockey «organisé» («the first organized hockey game») avait eu lieu à Montréal, au Victoria Skating Rink, le 3 mars 1875 (p. 23). D’autres villes canadiennes revendiquent le même honneur (p. 2-21). Les auteurs réfutent les affirmations des uns et des autres : «Ice hockey […] was played in England for several decades before it was played in Canada» (p. 257). L’origine du hockey est anglaise et remonte au moins au début du XIXe siècle, qu’on l’appelle de son nom moderne ou d’un autre (bandy, ricket, hurly, shinny, etc.).

D’où vient le mot hockey ? Selon la plupart des gens qui ont écrit sur la question, le mot évoquerait la forme du bâton des joueurs : hooked en anglais; hocquet ou hoquet (bâton de berger) en français. Et si on s’était trompé jusqu’à maintenant ? Et si hockey, au lieu de renvoyer au bâton, renvoyait à l’objet sur lequel on tape avec celui-ci ? Cet objet, en anglais, dans les témoignages anciens, est nommé bung, puis hockey; c’est la bonde ou le bouchon, souvent en liège, dont on se sert pour fermer les barils, notamment ceux de bière. À l’origine du hockey, il y aurait donc… la bière. Les auteurs restent cependant prudents :

While the authors don’t pretend that this theory on the origin of the word hockey has been proven beyond a reasonable doubt, they do believe it appears more plausible than the other currently existing theories (p. 240).

Who ?

Gidén, Houda et Martel ne sont pas des historiens professionnels. Le premier est médecin. Le second, journaliste. Le troisième, consultant en informatique (et président de la Society for International Hockey Research). Gidén et Houda sont suédois; Martel est québécois.

How ? Why ?

Comment ont-ils procédé ? En épluchant des tonnes de journaux, en dépouillant des correspondances (publiées ou inédites), en lisant des romans et des recueils de poésie, en fouillant les recoins du Web, en revoyant un à un les arguments des textes sur l’histoire du hockey, en scrutant à la loupe des images anciennes, dont celle de la couverture, qui date de la toute fin du XVIIIe siècle. Leur érudition et leur précision bibliographique donnent le vertige (et beaucoup de plaisir à une bibliographe comme l’Oreille tendue). Nombre des textes cités le sont très longuement. Cela ralentit parfois la lecture; en revanche, cela confère une valeur archivistique indéniable à l’ouvrage : on appréciera, ou pas. Les auteurs proposent des hypothèses et font preuve de la plus grande prudence quand ils essaient de les valider. Leur doute est systématique. Bref, c’est du sérieux. La vérité, si tant est qu’elle existe en ces matières, est à ce prix, d’où la dédicace : «To all people searching for the truth

Wit.

On peut être sérieux et avoir de l’esprit. Gidén, Houda et Martel le montrent dès leur page de couverture et son allusion à Darwin (On the Origin of Species), lequel Darwin — le titre n’est pas gratuit — ayant parlé de hockey dans sa correspondance en 1853 (p. 48-49). Leur esprit se manifeste dans les intitulés de chapitres («The Expansion Years» précède «The Original Six») et par des jeux de mots. On se bat depuis longtemps, au Canada, pour savoir sur quel étang on aurait d’abord joué au hockey. Or les auteurs démontrent que tout cela a commencé de l’autre côté de l’océan. En une formule : «the question no longer involves which pond the game was first played on, but how it crossed The Pond» (p. 246). Le hockey, après tout, est un jeu.

 

[Complément du 26 mars 2025]

En février 2025, l’Assemblée nationale québécoise adoptait la Loi reconnaissant le hockey sur glace comme sport national du Québec et concernant les référents culturels nationaux (voir ce que pense l’Oreille tendue de cette législation ici). Quelques jours plus tard, en vertu de cette nouvelle loi, «Les ministres de la Culture et du Sport, Mathieu Lacombe et Isabelle Charest, ont souligné l’anniversaire en désignant ce tout premier match [celui du 3 mars 1875 au Victoria Skating Rink] comme évènement historique inscrit au Registre du patrimoine culturel du Québec» (la Presse canadienne).

 

Référence

Gidén, Carl, Patrick Houda et Jean-Patrice Martel, On the Origin of Hockey, Stockholm et Chambly, Hockey Origin Publishing, 2014, xv/269 p. Ill.

Ouf

Ta-Nehisi Coates, Between the World and Me, 2015, couverture

«I am wounded.»

Il y a de ces livres qui vous secouent, vous bouleversent, vous ouvrent les yeux. Between the World and Me, du journaliste Ta-Nehisi Coates, est de ceux-là. Sa réflexion sur le racisme états-unien tient en trois mots, constamment martelés : body — le racisme est affaire de corps; plunder — ce corps est nécessairement meurtri; The Dream — c’est la vie rêvée, qui n’existe que par l’oppression du corps noir, et qui lui est interdite. Le livre est fait de souvenirs, d’analyses. Le ton est souvent celui du pamphlétaire. La prose est tranchante : les choses allaient mal du temps de l’esclavage, elles vont mal, elles vont continuer à aller mal — mais ce n’est pas une raison pour cesser d’essayer d’avancer.

Parmi les nombreuses choses à retenir de Between the World and Me, il y a celle-ci : les races sont de pures constructions. Il y a des gens «qui se croient blancs» et des gens «qui se croient noirs». Or ce n’est l’essence de personne : «race is the child of racism, not the father» (p. 7).

Ci-dessous, quelques notes de lecture, appelées par des noms propres.

(West) Baltimore C’est là où Coates, maintenant établi à New York, a grandi. Les spectateurs de la série télévisée The Wire ne seront pas dépaysés par le portrait qu’il fait de ses rues et de leur violence. Un mot résume tout : peur.

Bellow, Saul L’écrivain a demandé un jour «Who is the Tolstoy of the Zulus ?» (p. 43). Devant pareil dénigrement implicite (les Zoulous n’auraient pas de grand homme de lettres), il y a deux réponses possibles. La première consiste à chercher, chez les Zoulous, un équivalent à Tolstoï. La seconde, à s’approprier Tolstoï, ainsi que l’a écrit Ralph Wiley : «Tolstoy is the Tolstoy of the Zulus» (p. 56). L’auteur est passé d’une attitude à l’autre.

Brown, Michael / Eric Garner / Renisha McBride / John Crawford / Tamir Rice / Marlene Pinnock / Abner Louima / Anthony Baez / Trayvon Martin / Jordan Davis / Kajieme Powell / etc. La liste des victimes est longue, et incomplète.

God Il n’y a pas de Dieu dans le monde de Ta-Nehisi Coates : «I have no God to hold me up» (p. 113).

Howard University Les années qu’il a passées dans cette université de Washington ouverte exclusivement aux Noirs ont été déterminantes dans la vie de l’auteur. Il y avait d’abord eu sa lecture de Malcolm X, puis Howard. Tout son rapport à la culture en a été transformé. Pour la désigner ou, plus justement, pour dire ce qu’elle incarne, il emploie l’expression «The Mecca». Ce fut un «miracle» (p. 120) et ce l’est toujours.

Jones, Prince Carmen Cet ami de l’auteur a été tué par un policier (noir). Il n’est pas de jour que Coates ne pense à lui (p. 90). Le portrait qu’il brosse de son ami, le récit qu’il livre de sa mort et la description qu’il fait de ses funérailles ne s’oublieront pas facilement. (La troisième et dernière partie du livre rapporte une rencontre avec la mère de Jones, quelques années après son assassinat.)

Obama, Barack Lisant Ta-Nehisi Coates, on ne peut pas ne pas penser au Dreams from my Father. A Story of Race and Inheritance de Barack Obama. Le premier n’a rien, mais rien du tout, de la sérénité (retrouvée, construite) du second. On aurait aimé assister à leur rencontre à la Maison-Blanche (récit, en baladodiffusion, ici).

Paris Trois voyages : de sa femme, de lui, de leur famille (p. 116-129). Ils découvrent une ville où la peur ne les contraint pas en permanence. (Trois voyages ne confèrent pas la maîtrise d’une langue : les deux seuls passages en français sont fautifs [p. 126, p. 129].)

Samori C’est le prénom du fils de Coates. Il a quinze ans et le livre se présente (artificiellement, mais peu importe) sous forme de lettre à lui adressée. Son père lui explique ce qu’est le racisme, comment celui-ci va s’en prendre à son corps, ce qu’il lui est possible de faire et de penser pour résister. «Here is what I would like for you to know : In America, it is traditional to destroy the black body — it is heritage» (p. 103). Il lui raconte de quelle façon il a pu, lui, s’en tirer, si tant est qu’on puisse jamais s’en tirer, écrit-il : grâce à sa famille, grâce à lui, Samori, grâce à la mère de celui-ci — «I always had people» (p. 88).

P.-S. — Il n’est question de langue que très rarement dans Between the World and Me. Citons néanmoins ce passage : «Not long ago I was standing in an airport retrieving a bag from a conveyor belt. I bumped into a young black man and said, “My bad.” Without even looking up he said, “You straight.” And in that exchange there was so much of the private rapport that can only exist between two particular strangers of this tribe that we call black. In other words, I was part of a world. […] In that single exchange with that young man, I was speaking the personal language of my people» (p. 119-120).

 

[Complément du 14 août 2015]

On peut lire un extrait du livre sur le site du magazine The Atlantic.

 

Références

Coates, Ta-Nehisi, Between the World and Me, New York, Spiegel & Grau, 2015, 152 p. Ill.

Obama, Barack, Dreams from my Father. A Story of Race and Inheritance, New York, Three Rivers Press, 2004, 457 p. Édition originale : 1995.

Norbert Elias (1897-1990)

Norbert Elias est mort il y a vingt-cinq ans aujourd’hui. Le psychologue Steven Pinker a signalé la chose par un tweet insistant à la fois sur l’importance de la pensée d’Elias et sur le fait qu’il est peu connu :

Ce tweet renvoie au blogue de l’historien John Carter Wood, Obscene Desserts, qui explique comment Elias a nourri son travail de recherche sur le crime et la violence. Il regrette de ne l’avoir jamais rencontré : «On the long list of deceased intellectuals from the past with whom I’d like to have had the chance to have dinner, Norbert Elias is at the top

En français, la sociologue Nathalie Heinich a publié une introduction à son œuvre en 1997. Dans des travaux de jeunesse, l’Oreille tendue a emprunté à Elias le concept de configuration afin d’étudier des correspondances de femmes du XVIIIe siècle.

L’œuvre de Norbert Elias est peut-être injustement méconnue, mais elle réunit des psychologues, des historiens, des sociologues, des littéraires. Ce n’est pas rien.

 

Références

Heinich, Nathalie, la Sociologie de Norbert Elias, Paris, La Découverte, coll. «Repères», 1997, 121 p.

Melançon, Benoît, «La configuration épistolaire : lecture sociale de la correspondance d’Élisabeth Bégon», Lumen. Travaux choisis de la Société canadienne d’étude du dix-huitième siècle. Selected Proceedings from the Canadian Society for Eighteenth-Century Studies, XVI, 1997, p. 71-82. https://doi.org/1866/31893

Melançon, Benoît, «La lettre contre : Mme du Deffand et Belle de Zuylen», dans Benoît Melançon (édit.), Penser par lettre. Actes du colloque d’Azay-le-Ferron (mai 1997), Montréal, Fides, 1998, p. 39-62. https://doi.org/1866/14089