Baisers épistolaires

Pierre tombale, cimetière du Père Lachaise, 2012

 

Le 31 août 1760, Diderot écrit à Sophie Volland :

Je baise tes deux dernières lettres. Ce sont les caractères que tu as tracés, et en les traçant, ta main touchait les intervalles qui séparent les lignes. Adieu, mon amie. Vous baiserez au bout de cette ligne, car j’y aurai baisé aussi. Là, là. Adieu (éd. de 1997, p. 206).

Le 14 mars 2022, le magazine The New Yorker publie le poème «The Letter, 1968» de Marie Howe. Une lettre y est rédigée à la main et scellée avec la bouche («That he wrote it with his hand and folded the paper / and slipped it into the envelope and sealed it with his tongue / and pressed it closed so I might open it with my fingers»). Elle est attendue («We knew how to wait then»). Elle est lue, relue et baisée («so I might open it and read / and read it again, and then again and look at the envelope he’d sealed, / and press my mouth to where his mouth had been»).

Dans un cas, on embrasse la lettre. Dans l’autre, l’enveloppe. Dans les deux, la main de l’être aimé est évoquée. Une lettre, c’est toujours bien plus que des mots.

P.-S.—Dans sa jeunesse (1996, p. 211), l’Oreille tendue a commenté la lettre de Diderot.

P.-P.-S.—La leçon de ce passage est assez différente dans l’édition Roth-Varloot de la Correspondance :

Je baise tes deux dernières lettres. Ce sont les caractères que tu as tracés; et à mesure que tu les traçois, ta main touchoit l’espace que les lignes devoient remplir, et les intervalles qui les devoient séparer.
Adieu, mon amie. Vous baiserez au bout de cette ligne, car j’y aurai baisé aussi là, là. Adieu (vol. III, p. 47).

 

Références

Diderot, Denis, Correspondance, Paris, Éditions de Minuit, 1955-1970, 16 vol. Éditée par Georges Roth, puis par Jean Varloot.

Diderot, Denis, Œuvres. Tome V. Correspondance, Paris, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1997, xxi/1468 p. Édition établie par Laurent Versini.

Howe, Marie, «The Letter, 1968», The New Yorker, 14 mars 2022. https://www.newyorker.com/magazine/2022/03/21/the-letter-1968

Melançon, Benoît, Diderot épistolier. Contribution à une poétique de la lettre familière au XVIIIe siècle, Montréal, Fides, 1996, viii/501 p. Préface de Roland Mortier. https://doi.org/1866/11382

Comprendre le récit de voyage

Réal Ouellet, la Relation de voyage en Amérique (XVIe-XVIIIe siècles), éd. de 2015, couverture

Selon le Petit Robert (édition numérique de 2018), une somme est une «Œuvre qui résume toutes les connaissances relatives à une science, à un sujet». On pourrait dès lors s’attendre à ce qu’il s’agisse d’un texte monumental. Pourtant, la Relation de voyage en Amérique (XVIe-XVIIIe siècles), de Réal Ouellet (1935-2022), ne compte que 138 pages d’analyse et c’est une somme.

Réal Ouellet était un des spécialistes les plus réputés du récit de voyage; d’abord centrées sur le XVIIIe siècle en Nouvelle-France, ses recherches s’étaient progressivement étendues historiquement — vers les XVIe et XVIIe siècles — et géographiquement — vers les Antilles. Sa bibliographie comporte autant des éditions de texte (Champlain, Sagard, Leclercq, Exquemelin, Pelleprat, Bouton, Saugrain, Lahontan, etc.) que des travaux critiques fondamentaux (articles, chapitres de livres, ouvrages collectifs, etc.).

La Relation de voyage en Amérique «reprend et réorganise» des études parues sur deux décennies (p. 7). Le corpus est étendu, avec quelques œuvres auxquelles Ouellet revient souvent, celles de Jean de Léry, de Jacques Cartier, de Paul Lejeune («peu suspect de sympathie envers les Amérindiens», p. 105), de Robert Challe, de Lahontan («relateur atypique», p. 46), de Bougainville. Les exemples sont frappants et judicieusement choisis. Les lectures sont minutieuses et toujours collées sur les textes : figures de rhétorique (prétérition, hyperbole), système pronominal (qui parle ?), types de citations, appartenances génériques (mémoires, journal, lettre, carnet), procédés d’écriture (comparaison, énumération) — voilà de l’analyse de texte à son meilleur.

La structure de l’ensemble est particulièrement claire. La «perspective globalisante d’une poétique de la relation de voyage» (p. 57) ici défendue repose sur une prise de position clairement posée et indiscutablement utile. Toute relation de voyage exige, dans des proportions variables, trois gestes : narrer (chapitre III), décrire (IV), commenter (V). Dans les deux premiers chapitres, Ouellet expose la nature duelle du «pacte viatique» («cautionner une action colonisatrice et […] légitimer une écriture», p. 9), puis réfléchit au passage «du voyage à l’écriture» (quels genres pratiquer ?). Les deux derniers portent sur les mécanismes de la «parole rapportée» et sur la mise en scène du «sujet scripteur». La conclusion démonte avec brio les rapports du fictionnel et de la relation de voyage : quoi qu’elle puisse affirmer à ce sujet, celle-ci «revendique une place dans l’espace littéraire, formellement et thématiquement, par l’apologie qu’elle fait du plaisir d’écrire et de lire» (p. 133).

Les textes abordés sont anciens, mais souvent rapportés à des pratiques modernes (le cinéma) et à des auteurs du XXe siècle (Saint-Exupéry, Michel Butor, Thomas Mann, Alain Robbe-Grillet). Réal Ouellet était aussi écrivain : les échos entre l’étude de 2010 et un roman de 1996, l’Aventurier du hasard, sont nombreux. Des remarques sont étonnantes et fécondes : beaucoup de récits de voyage, par exemple, racontent des échecs, plus que des réussites, notamment sur le plan du «travail apostolique» (p. 102).

De la bien belle ouvrage, qui servira longtemps.

P.-S.—Les mots retenus par Ouellet en 2010 pour désigner les Autochtones et les esclaves noirs sont ceux que l’on a trop longtemps utilisés et que l’on essaie, de plus en plus, d’éviter aujourd’hui. On peut se demander s’il les emploierait encore en 2022.

 

Références

Ouellet, Réal, l’Aventurier du hasard. Le baron de Lahontan. Roman, Québec, Septentrion, 1996, 435 p.

Ouellet, Réal, la Relation de voyage en Amérique (XVIe-XVIIIe siècles). Au carrefour des genres, Sainte-Foy (Québec), Presses de l’Université Laval, «Collections de la République des lettres», série «Études», 2010, 165 p. Réédition : Paris, Hermann, «Collections de la République des lettres», série «Études», 2015, 165 p.

Accouplements 179

Le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, en conférence de presse, le 5 décembre 2022

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Des «influenceurs» québécois perturbent un vol d’avion, au grand dam du premier ministre du Canada : «Quand une gang de sans-dessein décide de partir comme des ostrogoths en vacances, c’est extrêmement frustrant» (conférence de presse du 5 janvier).

En novembre 1764, Diderot découvre qu’il a été censuré par son propre libraire, Le Breton. Le 12, il lui écrit ceci :

À votre ruine et à celle de vos associés qu’on plaindra, se joindra, mais pour vous seul, une infamie dont vous ne vous laverez jamais. Vous serez traîné dans la boue avec votre livre, et l’on vous citera dans l’avenir comme un homme capable d’une infidélité et d’une hardiesse auxquelles on n’en trouvera point à comparer. C’est alors que vous jugerez sainement de vos terreurs paniques et des lâches conseils des barbares Ostrogoths et des stupides Vandales qui vous ont secondé dans le ravage que vous avez fait. Pour moi, quoi qu’il en arrive, je serai à couvert. On n’ignorera pas qu’il n’a été en mon pouvoir ni de pressentir, ni d’empêcher le mal, quand je l’aurais soupçonné. On n’ignorera pas que j’ai menacé, crié, réclamé (Correspondance, p. 487).

Justin Trudeau n’aurait-il pas dû préférer «vandales» à «sans-dessein» ? Le débat est ouvert.

 

[Complément du jour]

Hergé, lui, savait, dès Coke en stock (p. 49). (Merci à @revi_redac.)

 

Hergé, Coke en stock, 1958, p. 49, 3, c

 

Références

Diderot, Denis, Œuvres. Tome V. Correspondance, Paris, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1997, xxi/1468 p. Édition établie par Laurent Versini.

Hergé, Coke en stock, Tournai, Casterman, coll. «Les aventures de Tintin», 19, 1967, 61 p. Édition originale : 1958.

Autopromotion 613

«Parlez ici devant l’hygiaphone»

L’Oreille tendue a une bouche. Elle a tendance à l’ouvrir. Conséquences ?

Depuis septembre, dans des publications écrites, elle a parlé…

…des mots de 2021 (dans le Journal de Montréal / de Québec),

…des termes disparus du sport (dans la Presse+),

…de la permanence de la forme épistolaire (dans la Presse+),

…de l’avenir du français (dans les Diplômés),

…de Voltaire (pour TVA nouvelles),

…du mot en w- (dans The Globe and Mail).

C’est bien assez.

Autopromotion 612

Épistolaire, 47, 2021, couverture

Depuis la nuit des temps, l’Oreille tendue collabore à Épistolaire, la revue de l’Association interdisciplinaire de recherches sur l’épistolaire. De sa chronique, «Le cabinet des curiosités épistolaires», elle a tiré un recueil en 2011, Écrire au pape et au Père Noël.

La 47e livraison d’Épistolaire vient de paraître (2021, 393 p., ill., cahier couleurs, ISSN : 0993-1929). L’Oreille y parle des lettres et du feu, chez Diderot, Isabelle de Charrière, Mme du Deffand, Anne Hébert, etc.

Table des matières

Haroche-Bouzinac, Geneviève, «Avant-propos», p. 7.

«Dossier. Le geste épistolaire, représentations croisées dans les pratiques quotidiennes, les arts et la littérature»

Richard-Pauchet, Odile et Albrecht Burkhardt, «Un geste en voie de disparition», p. 11-18.

«I. Pratiques au quotidien, sacrées et profanes»

Bernard-Pradelle, Laurence, «Parler de soi à travers autrui ou le geste énigmatique de l’épistolier Marc Antoine Muret (1580)», p. 21-34.

Henryot, Fabienne, «Les clarisses et l’art épistolaire dans l’hagiographie classique», p. 35-48.

Kerhervé, Alain, «Le poids de la plume en Angleterre au XVIIIe siècle», p. 49-67.

Reynaud, Cécile, «“Quelle belle chose que la poste !” Hector Berlioz (1803-1869) et l’écriture épistolaire», p. 69-84.

«II. Représentations du geste épistolaire dans les arts et la littérature»

Bril, Damien, «Anne d’Autriche en régente : le portrait à la lettre ou le pouvoir en main», p. 87-96.

Cheny, Anne-Marie, «La pratique épistolaire d’un “prince de la République des lettres”», p. 97-109.

Tardy, Cécile, «Vincent Voiture d’après Philippe de Champaigne : culture mondaine, culture savante», p. 111-119.

Haroche-Bouzinac, Geneviève, «Le Message de l’amour : Pieter de Hooch (1629-1684)», p. 121-128.

Dupuy-Vachey, Marie-Anne, «Du “billet doux” à la “mauvaise nouvelle”. La lettre sous le pinceau des artistes au Siècle des lumières», p. 129-138.

Lanno, Dorothée, «Un secret partagé : la lettre dans les représentations figurées de l’amitié (fin XVIIIe-début XIXe siècles)», p. 139-148.

Tüskés, Anna, «Écrivains et lecteurs de lettres dans la peinture hongroise des XIXe et XXe siècles», p. 149-158.

Taktak, Salwa, «Le geste épistolaire dans Julie ou la Nouvelle Héloïse de J.-J. Rousseau : les représentations et les enjeux dramatiques», p. 159-172.

«III. Représentations contemporaines»

De Vita, Philippe, «Le virtuel à l’œuvre : la lettre dans une séquence du Fleuve de Jean Renoir», p. 175-181.

Dutel, Jérome, «Si nous n’étions que de lettres ? Lettres de femmes (2013) d’Augusto Zanovello», p. 183-189.

Tebbani, Lynda-Nawel, «Le geste épistolaire dans la poésie chantée de la musique classique algérienne», p. 191-198.

Olivier, Claire, «Enveloppe moi, l’épistolaire selon Annette Messager et Jean-Philippe Toussaint», p. 199-208.

Péron-Douté, Eugénie, «L’épistolaire dans l’œuvre de Chloé Delaume», p. 209-216.

Conant-Ouaked, Chloé, «Prenez soin de vous de Sophie Calle : un dispositif épistolaire multiple au sein de l’art contemporain», p. 217-227.

«Perspectives»

Tonolo, Sophie, «De la direction maternelle à l’art d’être grand-mère : l’éducation par la lettre vers 1690», p. 231-242.

Plainemaison, Jacques, «Ibis, confidente de Jean Genet, et le groupe de ses amis», p. 243-253.

De Vita, Philippe, «Trois lettres du cinéma hollywoodien classique : une présence paradoxale», p. 255-261.

Antonutti, Isabelle, «Histoire d’une découverte : lettres, 1942, Bordeaux, Paris», p. 263-274.

«Chroniques»

Schwerdtner, Karin, «Des lettres, des enquêtes et des émotions. Entretien avec Hélène Gestern», p. 277-290.

Melançon, Benoît, «Le cabinet des curiosités épistolaires», p. 291-293. Sur les lettres et le feu.

«Recherche»

Cousson, Agnès (édit.), «Bibliographie», p. 297-342. Avec la collaboration de Guy Basset, Luciana Furbetta, Benoît Grévin, Benoît Melançon, Bénédicte Obitz, Clémence Revest et Déborah Roussel.

«Comptes rendus», p. 343-378.

«Résumés du dossier», p. 379-390.

«Légendes des illustrations et figures», p. 391-393.

Écrire au pape et au Père Noël, 2011, couverture